Nuit suprême

Baisse la lampe. Il faut, les soirs de ferveur grave,
Que nul geste, perçu distinctement, n’entrave
Le cours harmonieux du songe intérieur.
Viens là tout près de moi, blottis-toi sur mon cœur.
Le vent charge au galop la neige sur la route
Et la jette, claquante, aux fenêtres ; écoute
Geindre sous sa fureur les joints de la maison.
Songe distraitement, comme les riches font,
Que la froidure, ailleurs, s’ajoute à la famine,
Et jouis encore plus de cette heure divine.

Donne ta main. Je sens que les jours inquiets,
Où le doute à la folle ivresse s’alliait,
Ont enfin consommé le rythme de nos êtres.
L’impulsion d’un temps s’incarne dans un maître,
Une œuvre se condense en une idée, un mot ;
Ce soir dominera tous nos soirs de si haut
Qu’il résumera seul notre idylle complète.
J’ai dit que je n’aimais que toi, je le répète.
Endors-toi maintenant et laisse ton esprit
Gambader à sa guise en un monde fleuri.

Je veux veiller encore.
Dans les heures amères
J’irai vers le sommeil mains jointes, en prière,
Mais ce soir, le front ceint de roses, il me plaît
Que le rêve lucide aux ondoyants reflets
Remplace mon repos par son extravagance.
Je désire garder longtemps la conscience
Du bonheur ardemment convoité qui m’échoit,
Me dire : Il est réel et je suis vraiment moi,
Le mesurer avec des voluptés d’avare.
Le mesurer… C’est fait, hélas ! et je m’égare ;
Ne prévoyais-je pas tout à l’heure sa fin
Puisque son haut sommet sera touché demain ?
Pauvre enfant, la raison cynique me le crie,
Ils sont déjà comptés nos jours de griserie,
Et de savoir le temps si réduit devant nous
J’en aspire l’arôme à la fois âcre et doux,
Comme un phtisique boit l’air qui fuit sa poitrine.
Notre amour me paraît d’avance une ruine
Dont je contemple, ému, le style merveilleux.
Ne te réveille pas, tu verrais dans mes yeux
Une lueur distante et pleine d’ironie.
Ou plutôt, puisqu’on doit, pour le bien de la vie,
Chasser les visions de tristesse et de mort,
La sotte vérité, que j’ai cherchée à tort,
Que ta caresse, enfant, dans l’ombre la rejette,
Et d’espoir intangible éclairons notre fête.

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Alphonse Beauregard Apprenti Poète

Par Alphonse Beauregard

Né à La Patrie (Compton en Québec) le 5 janvier 1881, Alphonse Beauregard doit abandonner ses études à la mort de son père. Il pratique alors divers métiers, tout en publiant des poèmes dès 1906 dans quelques journaux et revues (parfois sous pseudonyme de A. Chasseur). Il prend une part active à la rédaction du Terroir et devient secrétaire de l'école littéraire de Montréal, tout en travaillant comme commis au port de Montréal. À peine élu président de l'école, il meurt asphyxié au gaz le 15 janvier 1924. Son poème « Impuissance » est paradoxalement un des plus puissants de cette époque.

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