À travers l’âme – Impressions

Armand Silvestre
par Armand Silvestre
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Prologue
Poursuivre ce qui fuit, rêver ce qu’on ignore,

S’ouvrir une blessure impossible à guérir,

Hâter la trahison que garde l’avenir

A ceux que l’idéal implacable dévore ;
Fuir ce qu’on peut aimer, chercher ce qu’on adore,

Ce qui peut-être est mort ou vous fera mourir,

C’est folie et pitié I Car nul ne sait encore

Si le bien de savoir vaut le mal de souffrir.
J’ai, jusque sous la dent de l’antique chimère,

Voulu ravir le fruit dont la science amère

Tente ironiquement les cœurs audacieux.
Pour monter dans l’azur j’ai déserté la vie,

Et cependant je porte une secrète envie

A tous ceux que la terre a consolés des cieux !
I. Gloria Victis
À Alphonse Daudet.
Jésus, ta croix insulte à plus d’une potence

Où d’aussi grands que toi sont morts désespérés.

Qui pourrait les compter les martyrs ignorés

Dont une mort infâme a puni la constance ?
Bien d’autres ont souffert, Sauveur du genre humain,

Pour le rêve insensé des choses immortelles !

liais leurs religions, Jésus, où donc sont-elles ?

Quelle bouche a baisé leurs pas sur leur chemin ?
Ils portaient, comme toi, des mondes dans leurs têtes,

Que l’oubli, dans ses flots, a noyés sans remords.

Naufrage sans témoins ! Ils sont morts deux fois morts !

— Le Ciel a refusé sa foudre à leurs tempêtes. —
Ta mort fut douce, à toi, de charmes infinis :

Sur le sein d’un ami tu bus le dernier verre

Et Madeleine en pleurs consola ton calvaire,

Comme autrefois Vénus les mânes d’Adonis.
Mais vous, sombres martyrs des oeuvres méprisées,

Au pied de vos gibets les loups seuls sont venus,

Et les vents seuls ont bu les sanglantes rosées

Que poussait l’agonie à vos fronts méconnus.
II. Respect
Tu me tendais ta bouche et j’ai baisé ton front,

Et ta fierté, surprise à cet accueil farouche,

N’a pas su démêler le respect de l’affront,

Et tu m’offres ton front quand je cherche ta bouche.
Ce que j’aurai souffert, d’autres te le diront :

Pour sauver le seul bien dont le souci me touche,

Sur mon cœur, où longtemps des regrets saigneront,

D’un amour fraternel j’aurai greffé la souche.
Je ne connaîtrai pas l’intime volupté

De boire les parfums de ton corps enchanté,

Fleuve lacté qui fait les blancheurs de ta couche.
De l’honneur que j’ai mis plus haut que le désir,

Je porterai le faix, quand j’en devrais mourir…

Mais une fois pourtant je veux baiser ta bouche !
III. Jalousie
L’aube a posé ses pieds, ses pieds blancs et furtifs,

Sur les fronts des rêveurs et les monts taciturnes,

Et fermé les yeux d’or, les yeux doux et craintifs,

Des constellations et des oiseaux nocturnes.
L’allégresse du ciel, du ciel vibrant et clair,

Ne descend plus au fond de mon esprit morose,

Sitôt que le frisson, le doux frisson de l’air,

Fait s’ouvrir l’Orient comme une immense rose.
Car, penché sur ton cœur, ton cœur triste et profond

Qu’enveloppe de paix ta gorge cadencée,

J’entends sourdre la mer, la mer sombre et sans fond,

De ton rêve où se perd ma jalouse pensée.
IV. Colère
Quand au plus profond de mon être

Ton regard m’atteint et me mord,

Sais-tu que tu n’auras, peut-être,

L impunité que par ma mort ?
De ton rire cruel et traître,

Tu m’ouvres le cœur sans remord,

Plus implacable que le prêtre

A la victime qui se tord.
Et tu ne crains pas, mon pauvre ange,

Qu’un jour, révolté, je me venge

Et que je te frappe à ton tour ?…
L’heure d’aimer est incertaine,

Et nul ne sait combien de haine

Se cache au fond de son amour.
V. Souvenir
Durant les soirs d’hiver longs et silencieux,

Je pense au temps où seuls, près de l’âtre joyeux,

Les cheveux dénoués et souvent demi-nue,

Tu dormais dans mes bras, sitôt la nuit venue ;

Où mes baisers riaient et pleuraient tour à tour,

Sur votre front sans tache, ô mon premier amour !

Et j’écoutais chanter ton cœur dans ta poitrine

Et mes yeux enivrés, sous la toile mutine,

Suivaient le flot charmant de ton corps amolli.

Et puis, comme un enfant, dans notre petit lit

Je t’emportais joyeux, — éploré comme un saule,

Ton front abandonné roulait sur mon épaule.

Là, des baisers nouveaux, ardents, multipliés,

S’élançaient sur ta bouche et mouraient à tes pieds !
VI. Souvenir
À Charles Desfossez.
Comme un couple de cygnes blancs

Harmonieuses à décrire,

Sur deux visages dissemblants,

Elles ont le même sourire.
Le même regard dans leurs yeux

S’attendrit quelquefois ; mais l’une

Prit le sien au soleil joyeux,

L’autre à quelque rayon de lune ;
Et, bien que le même printemps

Effleure leur petite joue,

Voici déjà de longs instants

Que l’une rêve et l’autre joue.
Songes d’or et vives chansons,

Elles ont fait leur part entre elles :

L’une suit le vol des pinsons,

L’autre celui des tourterelles.
Mais leur cœur fraternel sait bien

Où se croise leur double voie ;

Un tendre et mystique lien

Unit ce calme à cette joie,
Et, sous le même enchantement

Que les fleurs discrètes des mousses,

S’épanouissent chastement

Leurs âmes jumelles et douces !
VII. Pèlerins
I
Les pèlerins d’amour, sublimes voyageurs,

Seuls affrontent pieds nus nos sentiers de misère ;

Les yeux souvent au ciel, égrenant un rosaire

De chansons et de pleurs.
Ils s’arrêtent au bord des sources altérées,

Pour baiser, sous les fleurs, des pas mystérieux ;

Ils portent à leur cou des reliques sacrées

Qu’ils cachent à nos yeux.
Au revers d’un fossé de leur route infinie,

Ils s’endorment un soir, comme l’oiseau s’endort.

Nul ne connaît leurs noms, car leur muet génie

Est frère de la Mort !
II
Parfois, sur le chemin que leur marche ensanglante,

Le sombre chœur des gueux et des déshérités,

Comme un troupeau de bœufs que le fouet tourmente,

Pousse sa grande voix dans les immensités.
Et la nuit seule entend leur clameur insensée

Qui roule, sous l’azur, le bruit sourd de ses flots.

La majesté des deux n’en est pas offensée ;

Le vide boit leurs cris et le vent leurs sanglots !
Mieux vaut au pèlerin que trahit son courage,

Fuir les sentiers perdus qu’a brûlés le soleil,

Et, muet, s’endormir sous le cruel ombrage

Où la jalouse Mort vient punir le sommeil.
Moi, je marche toujours, sans plainte et sans colère :

Il n’est de pauvreté qu’au cœur sans souvenir.

Je porte dans mon âme un trésor de misère,

Et mes jours sont, remplis d’aimer et de souffrir !
VIII. Martyrs
Du haut de l’arbre de la vie

Où le désir les crucifie,

Les pâles martyrs de l’amour

Contemplent, au pied du Calvaire,

Les joyeux compagnons du verre

Qui chantent tout le long du jour !
Eux, leur flanc saigne et leur col ploie,

Et cette musique de joie

N’effleure pas leurs sens troublés…

Mais, cette voix qui vibre à peine,

C’est un sanglot de Madeleine !

— Et les martyrs sont consolés.

IX. Mater Superba
Quand, sur ton noble front de pudeur revêtu,

J’admire la beauté, splendeur de la vertu,

J’aime d’un fol amour, mère orgueilleuse et sainte,

Ton fils que tu retiens dans une molle étreinte,

Ton beau captif qui veut s’échapper de tes bras.

Chante, mère orgueilleuse et douce, et tu verras

Sur ton bras courageux rouler sa blonde tête,

Et tu demeureras, immobile et muette,

Recueillie, et tout bas adorant son sommeil !

Berce-le doucement, et, s’il pleure au réveil,

Penche vers lui ton front, mère orgueilleuse et tendre ;

Que ton fils te caresse, et que je puisse entendre,

Comme dans les rosiers les passereaux voleurs,

Gazouiller ses baisers sur tes lèvres en fleurs !
X. La Nourrice
À Henry Forneron.
À la table, au foyer, dans la famille antique,

La nourrice gardait une place à côté

De l’aïeul et c’était une sage pratique :

Son conseil entre tous demeurait respecté.
Comme un hôte sacré qu’environne un mystère,

Des lares endormis religieux gardien,

Passait dans la maison cette figure austère,

Et l’homme lui disait : Ma mère ! — Et c’était bien !
Car, monté dans tes bras, mieux que ton ventre, ô femme,

C’est ton sein patient qui nous donne notre âme ;

Car c’est, pour qui le cherche, un symbole puissant,
Qu’au-dessus de ton flanc Dieu, dressant ta mamelle,

Ait assis sur ton cœur la colline jumelle

Où nous buvons le lait, cette fleur de ton sang !
XI. Les Oublieux
L’enfant disait : « Veux-tu nous enfuir loin du monde ?

— « Enfant, ma douce enfant, je veux ce que tu veux ? »

Il prenait dans ses mains la chère tête blonde,

Et sur son front rêveur il baisait ses cheveux.
« Ami, courons au bal ! Le bal joyeux m’attire !

« Mais non !… Courons au bois sur ton cheval nerveux !

— « Enfant, ma douce enfant, je veux ce que tu veux î »

Et sur sa lèvre folle il baisait son sourire.
Sentiers où leur amour a longtemps voyagé,

Doux nids où s’abritait leur mutuelle ivresse,

Où donc sont aujourd’hui l’amant et la maîtresse ?

— Tous deux sont beaux encore et tous deux ont changé.
XII. Sonnet du Renouveau
À Aymar de Saint-Amant.
Sous les premiers soleils, comme une coupe pleine,

La verdure déborde au penchant des chemins.

Le printemps a jeté des roses dans la plaine ;

Ami, nous reviendrons des roses plein les mains.
Aux beaux jours sont promis de plus beaux lendemains,

Dans l’azur transparent qu’attiédit son haleine,

Avril a réveillé l’abeille et le phalène :

On entend bourdonner alentour des jasmins.
Ainsi, rien n’était mort. Tout renaît, ô merveille !

Aux mondes d’autrefois le monde s’appareille :

Ami, reconnais-tu cette vieille chanson ?
La chanson qui viendra, jamais la vaudra-t-elle ?…

— Et dans l’air qu’emplissait l’espérance immortelle,

Monte le souvenir, comme une floraison !
XIII. Une Grève
À Feyen Perrin.
LE ventre dans le sable et le front dans la main,

Sur la rive marine elle reste accoudée !

Son doux poids a creusé les rondeurs de son sein

Dans la grève amollie et par le flux ridée.
Elle est nue et le ciel la revêt de clarté.

De grands rochers debout au loin font sentinelle,

Et les oiseaux de mer battent l’air autour d’elle,

Sans troubler un moment son immobilité.
Femme, à qui songes-tu sur la plage déserte

Où le vent du matin balaye l’algue verte,

Où la grève gémit sous le flot qui la mord ?
Si jeune, tu n’es pas Ariane délaissée ?

Il vient, celui, qu’attend ta rêveuse pensée…

Ou, s’il tarde à venir, — pleure, c’est qu’il est mort !
XIV. L’Olympe
J’Aime l’Olympe grecque et son peuple héroïque,

Et ce fourmillement de grandes passions,

Et cet art qui donnait à l’idéal antique

Un souffle, des contours et des proportions.
Tout vivait dans le ciel qu’une fièvre mystique

A rempli, pour nos fils, de pâles visions,.

Les tranquilles croyants du culte symbolique

Gardaient au Beau réel leurs adorations.
J’aime, dans sa splendeur, cette fable païenne

Qui nous montrait les Dieux sous une forme humaine,

Vénus fouettant l’eau de ses cheveux flottants,
Niobé sur un roc se dressant lamentable,

Et les fureurs de Zeus dont la droite effroyable

Secouait dans les airs la tribu des Titans !

XV. Prométhée
Roulant son torse épais sur les rocs amortis,

D’un long gémissement il troubla la nature :

— Sinistre compagnon dont je suis la pâture,

Vole et porte mon cœur saignant à tes petits.
Tu n’as pas fait encor le tour de ma blessure :

J’ai de larges festins pour tes grands appétits !

Ce n’est pas toi qui fais ma suprême torture,

Vautour, tombeau vivant qui, vivant, m’engloutis.
Lugubre oiseau de proie, ami des funérailles,

Sans pitié ni remords laboure mes entrailles :

Tes serres ni ton bec n’égaleront jamais
Le tourment qui me vient de l’azur implacable…

Ironique splendeur, voûte d’or qui m’accable,

Sérénité des cieux profonds, que je te hais !
XVI. Nessus
Ô Vierge de Tempé le long du fleuve errante,

Approche sans terreur et, sur mon flanc dompté,

Assieds le doux fardeau de ton corps enchanté,

Et je t’emporterai vers la plage vibrante.
Dans ma chaude crinière enfouis la clarté

Et le frileux trésor de ta gorge tremblante,

Et ton épaule nue, ô fille d’Astarté,

Et je t’emporterai là-bas, sous l’ombre lente.
Là-bas où le guerrier taille au cœur des buissons

Des flèches pour mon sein, des rameaux pour ta couche,

Son ivresse et ma mort ! Mais que ta folle bouche
M’effleure seulement, et, sous les doux gazons,

Je veux que par mon sang mon âme se révèle,

Faisant naître pour toi quelque rose nouvelle.
XVII. Déjanire
L’aurore, de mille rougeurs

Flagelle les bords de la nue ;

Sélène, honteuse d’être nue,

Fuit derrière les bois songeurs.
Le chœur des Centaures vengeurs

Explore la rive inconnue

D’où la vierge, chère aux nageurs,

N’est pas encore revenue.
Sur le roc, une flèche au cœur,

Leur morne compagnon se couche

Et la mort clôt son œil farouche :
Durant qu’avec un ris moqueur,

Déjanire pose sa bouche

Sur la bouche de son vainqueur.

XVIII. Absag
Et rex David senuerat.
C’est dans le fier troupeau des vierges du Thabor

Qu’ils choisirent Absag qu’aucun présent ne touche :

Celui qui la devait épouser fut Laor,

Qui jusques au palais l’accompagna, farouche.
— O blanche vierge ! apporte aux frissons de ma couche

Le soleil répandu parmi tes cheveux d’or !

Déroule sous mes doigts ce lumineux trésor

Et souffle dans mon sein la chaleur de ta bouche.
Je maudis le sommeil s’il me prend dans tes bras !

Je veux, quand du palais demain tu sortiras,

Que ma garde te fasse un superbe cortège,
Et qu’un cercle d’or brille à ton front qui pâlit.

— Que m’importe ! reprit la vierge au corps de neige :

Car Laor va me tuer au sortir de ton lit.
XIX. Morituri te salutant
Ô toi qui me vainquis à la course rapide,

Rivale de Diane, Atalante au pied blanc,

Je reste ton vainqueur sous le couteau sanglant ;

Car ma honte à la Mort porte un cœur intrépide.
Car les dieux ont voulu qu’il naquit de mon sang

L’or cruel du laurier qu’attend ton front limpide,

Et la pourpre qui sur ton épaule descend

Se teint au flanc vermeil qu’ouvre ta main avide.
Qu’Hippomène triomphe et de ton front dompté

Fasse neiger les fleurs de ta virginité.

Mais le mal d’oublier aux vivants est possible,
Vaincu par toi, la Mort va me faire invincible,

Et le fer va clouer mon amour à mon flanc,

Rivale de Diane, Atalante au pied blanc !
XX. Orphée
C’est ta mort que j’envie, ô doux fils de Linus,

Quand les vierges de Thrace aux crinières d’archange,

Sous leurs pieds bondissants, — comme aux fêtes du Gange

Vendange épouvantable, écrasaient tes flancs nus ;
Lorsque, foulant ton cœur, leurs beaux pieds éperdus

Buvaient sur ta poitrine une rosée étrange,

Et qu’aux chansons du cuivre, — effroyable vendange, —

Ta noble chair volait sous les thyrses ardus.
Le regret te vint-il des chastes promenades

Où ta lyre éveillait l’écho silencieux ?

A quoi bon de tes chants heurter des cieux maussades ?
Mieux vaut jeter son âme aux désirs furieux,

Tendre sa gorge nue aux ongles des Ménades,

Et faire de son corps la pâture des Dieux !

XXI. Le Fouet d’Amour
Laisse rire l’enfant qui t’a blessé le cœur :

Quelqu’autre lui rendra le mal dont tu murmures,

Et, toi-même, guéri de tes vieilles blessures,

De quelqu’autre, à ton tour, tu seras le vengeur.
Sois sans pitié. Pareil à la sainte férule

Dont les moines jadis flagellaient leurs dos nus,

Le fouet de l’amour de main en main circule,

Et tous, nous châtions des péchés inconnus.
Quand elle reviendra, gémissante et meurtrie,

Tenter si de ses maux ton âme est attendrie ;

Garde-toi de fléchir et de tendre la main.

— Jette-lui le fouet, et passe ton chemin !
XXII. La Lyre d’Amour
J’aime et je veux chanter, dit le jeune poète :

« Mon cœur souffre le mal de la langueur secrète,

« Des larmes sans regret, des soupirs sans espoir.

« Enfant, donne ce luth. J’aime et je veux savoir

« Si les chants sont l’oubli des amours insensées ! »

— Il disait et déjà, sous ses mains cadencées,

La lyre frémissait ; mais soudain, s’arrêtant :

« Une corde, dit-il, manque à ton luth, enfant ;

« Six n’ont jamais donné qu’une vaine harmonie :

« Il en faut sept. — Eh bien, ô mon pauvre génie,

« Ton luth veut pour vibrer sous les doigts du chanteur,

« La plus saignante fibre arrachée à ton cœur. »
XXIII. Agar
Hermione, Camille, Agrippine, Emilie,

Évoquant, dans la nuit, ses héroïques sœurs,

Sous leurs masques divins, savamment elle allie

D’étranges cruautés à d’étranges douceurs.
Comme un cygne blessé par de lointains chasseurs,

Quelque flèche des cieux à jamais l’a pâlie,

Et c’est au « soleil noir de la Mélancolie »

Que ses yeux fiers ont pris des rayons obsesseurs.
Ceux même qui criaient, Rachel étant perdue :

Tout est mort 1 dans sa gloire au tombeau descendue,

La Vestale a brisé sa lampe sur le seuil !
Ont senti quelque espoir refleurir sur leur deuil,

Quand Agar nous rendit, sous leurs traits ennoblie,

Hermione, Camille, Agrippine, Emilie.

XXIV. Taillade
Le geste est saccadé, l’œil fatal, la voix brève,

La douleur ironique et le rire nerveux ;

Et c’est comme un frisson quand le souffle du rêve,

Sans dérider son front, passe dans ses cheveux.
Inflexible héros de tout drame farouche,

C’est le prince maudit, l’amant désespéré :

L’âme du vieux Shakespeare a passé par sa bouche

Où le vers de Racine expire déchiré.
Plein de l’âpre souci de la sibylle antique,

C’est l’attente du Dieu qui règle ses fureurs ;

Et, faite d’imprévu, sa verve romantique,

Sait d’un rôle effrayant varier les terreurs.
C’est un chercheur vaillant que torture sans trêve

Le mal divin du Beau, qui, le long du chemin,

Sans cesse fouetté par l’aile d’or du Rêve,

Erre, les yeux perdus et le front dans la main.
Au lit froid de Rouvière, un jour la mort vous cloue,

Et l’oubli sur vos noms passe comme la mer ;

Mais la Muse vous aime et vous pleure et vous loue,

Fiers artistes épris d’un idéal amer !
XXV. Rouvière
Sur l’oreiller sanglant, Othello pleure encore ;

Auprès du fossoyeur Hamlet va revenir :

— Enfouis mieux la bière, ami, le temps dévore !

Fais la tombe plus large à notre souvenir !
A ce pauvre cercueil n’épargne pas la terre ;

Sois moins avare au mort que la foule au vivant :

Sais-tu bien que jadis il passait, triomphant,

Ce grand artiste épris de l’idéal austère ?
Place au soldat vaincu ! C’est un désespéré

Qui luttait le front haut et qui meurt ignoré !…

Dis-nous, ombre d’Hamlet sous les saules errante,
O toi qu’il ranimait de son souffle indompté,

Quel mot fatal t’a dit cette bouche expirante,

Quand sa mort étonna ton immortalité ?
XXVI. Pantomime
Arlequin, l’amant ténébreux,

A jeté sa batte aux orties

Et prend des mines repenties ;
Sur la guitare au ventre creux

Sa main s’agite et le bois pleure :

« Colombine, apparais, c’est l’heure !
« Mon museau noir te fait-il peur ?

« Les lys ne fleurissent qu’à l’ombre :

« Mon œil clair luit sous mon front sombre.
« Pierrot était blanc mais trompeur,

« Un sorbet qui fond dans un verre, —

« Mignonne, si tu m’es sévère,
« Loin des bosquets et loin des fleurs,

« Des sauts et des soufflets épiques,

« J’irai mourir sous les tropiques ! »
Colombine, les yeux en pleurs

Mais le sourire sur les joues :

« Méchant, quel vilain air tu joues !
« Tu veux donc que je pleure aussi ? »
Et lui, la voyant douce ainsi,

A sa chanson soudain fait trêve.

Pensif, il la contemple et rêve !
XXVII. Fierté
Si je perds mon argent, tant pis pour ma maîtresse !

Si je perds ma gaité, tant pis pour mes amis !

Si je perds ma fierté, tant pis pour moi ! tant pis !
Tant pis pour le public, si je fais une pièce !

Tant pis pour mon pays, si je fais une loi !

Si je fais une fin, tant pis ! tant pis pour moi !
Tant pis ! Tant pis pour moi, si je deviens notaire,

Exempt ou procureur, porteur de noirs habits,

Cafard, chattemiteux, comme j’en ai vu faire !…

Tant pis !
XXVIII. Défense des bêtes
S’il existe vraiment, où donc s’arrête-t-il,

Cet effroyable droit qui nous livre la vie

Comme une chose inerte au travail asservie,

Et nous met la douleur aux mains comme un outil ?
Tous ces êtres vivants qu’une invisible trame

Tient enchaînés pour nous sous une loi de sang,

Tous ces fils de l’argile ont un peu de notre âme,

Un peu de ce qui pense, un peu de ce qui sent.
Le dieu qui les couvrit d’une éternelle enfance

Leur donna la pitié de l’homme pour défense,

L’œil pour le supplier, la voix pour l’attendrir :
Et ceux-là sont des fous dont l’horrible caprice

Torture sans raison ou frappe sans justice

Ces frères que nous fait le pouvoir de souffrir !
XXIX. Virginis amor

À Léon Valade.
Comme, au fond des tripots, ceux que le vin délie

Des vulgaires pudeurs, ils chantent tour à tour

Leurs plaisirs d’une nuit et leurs peines d’un jour,

Ceux dont les vains désirs font la mélancolie.
Mais celui que l’amour d’une vierge a blessé,

Comme d’un baume saint recouvre de mystère

Sa blessure divine, et, sous la nuit austère,

Pleure tout bas le mal qui le fait insensé.
Et le remords le prend comme d’un sacrilège,

D’espérer que ce corps vêtu de pureté

Affronte, dans ses bras, l’aube de volupté

Qui fondra ses blancheurs idéales de neige !
Il rêve cependant que, des anges suivi,

Il l’emporte, endormie, au seuil d’un nouveau monde :

Extatique et pareil, en son âme profonde,

Aux femmes en douleur, il entrevoit, ravi,
La première lueur inondant ses prunelles,

Et ses premiers sanglots d’un sourire apaisés,

Et ses pieds nus encor des langes de baisers

Où les enfermera sa bouche maternelle !
Car c’est un fruit vivant qu’il porte dans son cœur,

L’époux chaste aux genoux d’une chaste épousée,

Fruit vermeil et sanglant d’une sainte rosée,

Mûri dans l’ombre, éclos sous le soleil vainqueur :
C’est tout son être, à lui, germant sous sa mamelle ;

C’est l’espoir fécondé des floraisons d’amour

Qui furent sa jeunesse et n’ont duré qu’un jour :

C’est son âme entr’ouvrant sa ramure jumelle,
Quand, sentant que sa vie a fini de mûrir,

Comme un arbre géant sur la vierge il se penche

Et dit : Eve, ma sœur, soulève ta main blanche

Et cueille le fruit d’or qui nous fera mourir !
XXX. Amitié de femme
À Eugène Fromentin.
Je chante aux doux croyants de la métempsycose :
Sous l’azur embrasé du ciel agrigentin,

Un cyclope géant s’est épris d’une rose.
— Je chante aux amoureux qui passent leur chemin :
Le cyclope, en pleurant, dit à sa bien-aimée :

« Laisse-moi respirer ton âme parfumée ! »
— Je chante aux malheureux des ingrates amours :
« J’aime, reprit la fleur, et j’aimerai toujours

« Le beau frelon qui dort au creux du chêne sombre ;

« Mais, pour te consoler d’un voyage lointain

« Sous l’azur embrasé du ciel agrigentin,

« Soyons amis. Je t’offre une place à mon ombre.
— Je chante aux jouvenceaux ignorants du souci ;

— Je chante aux malheureux des amours sans merci ;

— Je chante aux doux croyants de la métempsycose :
Une femme pensait au cœur de cette rose !
XXXI. Façon de rondeau
Non ! je ne crois pas

Que l’idéal meure,

Et que vienne l’heure

De sonner son glas ;

Que tout cœur soit las

Des mâles pensées,

Nos veines glacées

Avant le trépas,

Non !
Et qu’un souffle enlève

Aux cieux d’ici-bas

Cette fleur du rêve

Qui fleurit nos pas…

Je ne le crois pas :

Non !
XXXII. Rondeau
À Léon Philippe.
Le temps viendra, Philippe, où les fleurs effeuillées

Que le soleil jaloux brûlait sur notre front,

Dans la tombe, aux chansons des larves réveillées,

Germeront sous la pierre et s’épanouiront ;

Où nos folles amours, nos visions ailées,

Du réel implacable ayant subi l’affront,

Dans la nuit, par les pleurs des saules consolées,

Autour de nos yeux morts, en cercle danseront !

Le temps viendra !
Le temps viendra du rêve et des choses voilées

Qu’au travers du linceul les trépassés verront,

Et des splendeurs sous d’autres formes révélées,

Et de la liberté que nuls ne troubleront,

Le temps viendra !
XXXIII. Théorie funèbre
À Gustave Barré.
J’ai pensé quelquefois que tous les trépassés

Dont la tombe est déserte et sous l’oubli se creuse,

Venaient pleurer en moi d’être ainsi délaissés :

Tant mon cœur s’emplissait d’une détresse affreuse !
Tant le souci me prend de vos maux insensés,

O spectres descendus dans l’ombre aventureuse,

Quand la procession de mes bonheurs passés

Serpente sur mon front, dolente et ténébreuse !
Esprits sans corps, parfums sans fleurs, souffles errants,

Voix sans lèvres, aux mots subtils et pénétrants,

O souvenirs ! Un chœur fraternel vous convie :
Car un peuple de morts habite mon cerveau,

Et je ne puis chasser du profond de ma vie

Une mélancolie immense du tombeau !
XXXIV. La Lâche douleur
À Armand Renaud.
Ces fils de notre cœur et ces fils de nos flancs,

Les morts, s’ils n’emportaient sous les suaires blancs

Que l’avare trésor de nos larmes amères,

L’oubli consolerait les amants et les mères.
Plus longtemps que leur spectre insaisissable et doux,

Ce qu’un regret cruel et lâche pleure en nous,

C’est la part de notre être en leur être perdue,

Que de nous ils tenaient et qu’ils n’ont pas rendue ;
C’est la force d’aimer, moins vivace en nos seins,

Nos rêves envolés dont les vagues essaims

S’effarouchent au bruit des funérailles lentes ;

C’est notre espoir moins ferme en nos mains plus tremblantes !
C’est nous, — c’est nous tous seuls qu’ils ont abandonnés,

Nus sur un sol aride et pareils aux damnés

Que hante le regret de la vie écoulée.

— Cet égoïste effroi de l’âme inconsolée,
C’est le mien, et j’en sais la honte et le remords.

Car, détournant de moi le deuil lourd de mon être,

Je fouille le secret interdit de renaître,

Ainsi qu’un or maudit, dans la cendre des morts ;
Et, penché sur le sol, silencieux, j’épie,

Dans les tressaillements de la matière impie

La lointaine chaleur et le rythme perdu

De mon cœur dans la mort avant moi descendu !

Armand Silvestre

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