Le Vaisseau

Naples.

Par les flots balancée, une barque légère
Hier m’avait porté sur ce vaste vaisseau
Qui fatiguait le golfe et sa vaine colère
D’un inébranlable fardeau.
Ses longs mâts dans les deux montaient en pyramides :
Comme un serpent ailé, leur flamme au sein des airs
Déroulait ses anneaux rapides,
Et j’admirais ce noir géant des mers,
Armé d’un triple rang de bronzes homicides,
Qui sortaient à demi de ses flancs entr’ouverts.

Ces mots : Demain ! demain ! ce doux nom de la Grèce,
Volent débouche en bouche : on s’agite, on s’empresse.
L’un, penché sur les ponts, aux câbles des sabords
Enchaîne les foudres roulantes ;
L’autre court, suspendu sur les vergues tremblantes,
Où la voile, en criant, cède à ses longs efforts.
Leur chef le commandait, et son regard tranquille
De la poupe à la proue errait de tous côtés,
Avant d’abandonner cette masse immobile
Au souffle des vents irrités.

Ainsi, prêt à quitter les sphères immortelles,
Pour ravir une proie au vautour furieux,
L’aigle, tranquille et fier, se mesure des yeux,
Essaie, eu les ouvrant, si ses ongles fidèles
A sa colère obéiront encor,
Et, pour battre les airs, étend deux fois ses ailes
Avant de prendre son essor.

Témoin de ces apprêts, debout sous la misaine,
Il part, disais-je, il part ; mais doit-il affranchir
Les généreux enfants de Sparte et de Mécène ?
Doit-il sous un pacha les contraindre à fléchir ?
Pour qui grondera son tonnerre ?
A ce peuple persécuté
Porte-t-il dans ses flancs où la paix ou la guerre,
L’esclavage ou la liberté ?

La liberté, sans doute !… et la Grèce est mourante ;
Son sang coule et s’épuise. Ah ! qu’il parte ! il est temps
De sauver, d’arracher au sabre des sultans
La victime encor palpitante.
Quand je la vois toucher à ses derniers instants,
Il fatigue mon cœur d’une trop longue attente.

Comme toi menaçant, et comme toi muet,
Vésuve, que fait-il sous ton double sommet,
Qui, trompant mon espoir par la vapeur légère
Que ta bouche béante exhale vers les cieux,
Fume éternellement sans éblouir mes yeux
Du spectacle de ta colère ?

Dors, volcan imposteur, par les ans refroidi,
Dors, et sois pour l’enfance un objet de risée ;
Vieillard, sous la cendre engourdi,
Je suis las d’insulter à ta lave épuisée ;
Mais qu’il tonne du moins ce Vésuve flottant,
Moins avare que loi des flammes qu’il recèle !
Que son courroux tardif soit juste en éclatant
Sur les mers du Bosphore où Canaris l’appelle !

Quand il fendra les flots, si souvent éclairés
Par des esquifs brûlants qui vengeaient la patrie.
S’il faut une étincelle à sa flamme assoupie,
Qu’elle s’allume aux feux de ces brandons sacrés
Que la Grèce avait préparés
Pour les flottes d’Alexandrie !

Mais non ; son seul aspect sous les murs ottomans
Fera triompher la croix sainte ;
Il verra du sérail trembler les fondements,
Les flots de Marmara se troubleront de crainte,
Et, sans contraindre Athène à payer un succès
Qui l’arrache expirante au joug de l’infidèle,
Si l’Anglais la délivre, au moins quelques Français
Auront versé leur sang pour elle.

Toi qu’ils ont devancé dans ton noble dessein,
Vaisseau libérateur, reçois-moi sur ton sein ;
Pars, va me déposer sous ces blanches colonnes
Où Socrate inspirait les discours de Platon.
Mes yeux verront flotter les premières couronnes
Que les Grecs vont suspendre aux murs du Parthénon.
Laisse-moi, sous des fleurs et sous de verts feuillages
Consacrés par mes mains à ses dieux exilés,
Laisse-moi cacher les outrages
De ses marbres vainqueurs de la guerre et des âges
Que votre Elgin a mutilés.

Je les verrai, ces morts qui vivent dans l’histoire,
Pour saluer des jours si beaux,
Renaître et soulever les trois mille ans de gloire
Dont le temps chargea leurs tombeaux ;
Et moi, chantant comme eux ces jours de délivrance,.
J’irai mêler la voix, l’hymne à peine écouté
D’un obscur enfant de la France,
A leurs cris de reconnaissance,
A leurs hymnes de liberté.

Va donc, n’hésite plus, n’attends pas les étoiles ;
Des flambeaux de la nuit les feux seront pour toi.
N’entends-tu pas le vent qui frémit dans tes voiles ?
Il t’invite à partir ; pars, vole, emporte-moi !
N’oins, je me confie à ton humide haleine ;
A toi, brûlant Siroc ; à toi, noir Aquilon ;
Mugis, qui que tu sois qui souffles vers Athène :
Tout me sera Zéphyr, quelque vent qui m’entraîna
Du tombeau de Virgile au tombeau de Byron !

Vain songe !… Il dédaigna ma prière inutile.
Hélas ! pour un Français il n’avait point d’asile.
Au lever du soleil, mes yeux l’ont découvert
Entre le doux Sorrente, où la grappe dorée
Se marie au citronnier vert,
Et les rochers aigus de la pâle Caprée.

Sans doute il entendit, sur ce pic menaçant,
L’infâme successeur des demi-dieux du Tibre,
Tibère, s’éveillant au nom d’un peuple libre,
Des Grecs ressuscites lui demander le sang.

Sur la rive opposée il ne put méconnaître
Ce chantre harmonieux que Sorrente a vu naître :
Le Tasse errait encor dans l’asile enchanté
Où l’amour d’une sœur recueillit sa misère ;
Du sein de l’immortalité,
Poète, il fit des vœux pour, les enfants d’Homère !…
Le vaisseau cependant voguait sur l’onde amère.
Oui des deux a-t-il écouté ?…

Casimir Delavigne, Les Messéniennes

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Casimir Delavigne Apprenti Poète

Par Casimir Delavigne

Casimir Jean François Delavigne, né le 5 avril 1793 au Havre et mort le 11 décembre 1843 à Lyon, est un poète et dramaturge français.

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