La vision de Brahma

Tandis qu’enveloppé des ténèbres premières,
Brahma cherchait en soi l’origine et la fin,
La Mâyâ le couvrit de son réseau divin,
Et son coeur sombre et froid se fondit en lumières.

Aux pics du Kaîlaça, d’où l’eau vive et le miel
Filtrent des verts figuiers et des rouges érables,
D’où le saint Fleuve verse en courbes immuables
Ses cascades de neige à travers l’arcenciel ;

Parmi les coqs guerriers, les paons aux belles queues,
L’essaim des Apsaras qui bondissaient en choeur,
Et le vol des Esprits bercés dans leur langueur,
Et les riches oiseaux lissant leurs plumes bleues ;

Sur sa couche semblable à l’écume du lait,
Il vit Celui que nul n’a vu, l’Âme des âmes,
Tel qu’un frais nymphéa dans une mer de flammes
D’où l’Être en millions de formes ruisselait :

Hâri, le réservoir des inertes délices,
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement,
Qui méditait le monde, et croisait mollement
Comme deux palmiers d’or ses vénérables cuisses.

De son parasol rose, en guirlandes, flottaient
Des perles et des fleurs parmi ses tresses brunes,
Et deux cygnes, brillants comme deux pleines lunes,
Respectueusement de l’aile l’éventaient.

Sur sa lèvre écarlate, ainsi que des abeilles,
Bourdonnaient les Védas, ivres de son amour ;
Sa gloire ornait son col et flamboyait autour ;
Des blocs de diamant pendaient à ses oreilles.

À ses reins verdoyaient des forêts de bambous ;
Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes ;
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes
Qui jaillissaient de lui pour s’y replonger tous.

Un Açvatha touffu l’abritait de ses palmes ;
Et, dans la bienheureuse et sainte Inaction,
Il se réjouissait de sa perfection,
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes.

Oh ! qu’il était aimable à voir, l’Être parfait,
Le Dieu jeune, embelli d’inexprimables charmes,
Celui qui ne connaît les désirs ni les larmes,
Par qui l’Insatiable est enfin satisfait !

Comme deux océans, troubles pour les profanes,
Mais, pour les coeurs pieux, miroirs de pureté,
Abîmes de repos et de sérénité,
Que ses yeux étaient doux, qu’ils étaient diaphanes !

À son ombre, le sein parfumé de çantal,
Mille vierges, au fond de l’étang circulaire,
Semblaient, à travers l’onde inviolée et claire,
Des colombes d’argent dans un nid de cristal.

De bleus rayons baignaient leurs paupières micloses ;
Leurs bras polis tintaient sous des clochettes d’or ;
Et leurs cheveux couvraient d’un souple et noir trésor
La neige de leur gorge où rougissaient des roses.

Dans l’onde où le Lotus primitif a fleuri,
Assises sur le sable aux luisantes coquilles,
Telles apparaissaient ces mille belles filles,
Frais et jeunes reflets du suprême Hâri.

À la droite du Dieu, penché sur ses cavales,
L’ardent Archer faisait sonner le plein carquois ;
Et l’Aurore guidait du bout de ses beaux doigts
L’attelage aux grands yeux, aux poils roses et pâles.

À gauche, un Géant pourpre et sinistre, portant
Des crânes chevelus en ceinture à ses hanches,
L’oeil creux, triste, affamé, grinçant de ses dents blanches,
Broyait et dévorait l’Univers palpitant.

Sous les pieds de Hâri, la mer, des vents battue,
Gonflait sa houle immense et secouait les monts,
Remuant à grand bruit ses forêts de limons
Sur le dos âpre et dur de l’antique Tortue.

Et la Terre étalait ses végétations
Où tigres et pythons poursuivaient les gazelles,
Et ses mille cités où les races mortelles
Germaient, mêlant le rire aux lamentations.

Mais Brahma, dès qu’il vit l’Êtreprincipe en face,
Sentit comme une force irrésistible en lui,
Et la concavité de son crâne ébloui
Reculer, se distendre, et contenir l’espace.

Les constellations jaillirent de ses yeux ;
Son souffle condensa le monceau des nuées ;
Il entendit monter les sèves déchaînées
Et croître dans son sein l’Océan furieux.

Sagesse et passions, vertus, vices des hommes,
Désirs, haines, amours, maux et félicité,
Tout rugit et chanta dans son coeur agité :
Il ne dit plus : Je suis ! mais il pensa : Nous sommes !

Ainsi, devant le Roi des monts Kalatçalas,
Qui fait s’épanouir les mondes sur sa tige,
Brahma crut, dilaté par l’immense vertige,
Que son cerveau divin se brisait en éclats.

Puis, abaissant les yeux, il dit : Maître des maîtres,
Dont la force est interne et sans borne à la fois,
Je ne puis concevoir, en sa cause et ses lois,
Le cours tumultueux des choses et des êtres.

S’il n’est rien, sinon toi, Hâri, suprême Dieu !
Si l’Univers vivant en toi germe et respire ;
Si rien sur ton essence unique n’a d’empire,
L’action, ni l’état, ni le temps, ni le lieu ;

D’où vient qu’aux cieux troublés ta force se déchaîne ?
D’où vient qu’elle bondisse et hurle avec les flots ?
D’où vient que, remplissant la terre de sanglots,
Tu souffres, ô mon Maître, au sein de l’âme humaine ?

Et moi, moi qui, durant mille siècles, plongé
Comme un songe mauvais dans la Nuit primitive,
Porte un doute cuisant que le désir ravive,
Ce mal muet toujours, toujours interrogé ;

Qui suisje ? Répondsmoi, Raison des Origines !
Suisje l’âme d’un monde errant par l’infini,
Ou quelque antique Orgueil, de ses actes puni,
Qui ne peut remonter à ses sources divines ?

C’est en vain qu’explorant mon coeur de toutes parts,
J’excite une étincelle en sa cavité sombre…
Mais je pressens la fin des épreuves sans nombre,
Puisque ta Vision éclate à mes regards.

Change en un miel divin mon immense amertume ;
Parle, fixe à jamais mes voeux irrésolus,
Afin que je m’oublie et que je ne sois plus,
Et que la vérité m’absorbe et me consume.

Il se tut, et l’Esprit suprême, l’Être pur,
Fixa sur lui ses yeux d’où naissent les Aurores ;
Et du rouge contour de ses lèvres sonores
Un rire éblouissant s’envola dans l’azur.

Et les vierges, du lit nacré de l’eau profonde,
D’un mouvement joyeux troublèrent en nageant
Ce bleu rideau marbré d’une écume d’argent,
Et, parmi les lotus, se bercèrent sur l’onde.

L’Açvatha, du pivot au sommet, frissonna,
Agitant sur Hâri ses palmes immortelles ;
Les cygnes, réjouis, battirent des deux ailes,
Et le Parasol rose audessus rayonna.

Sûryâ fit cabrer les sept Cavales rousses,
Rétives sous le mors, au zénith enflammé ;
Et l’Aurore arrêta dans le ciel parfumé
Les Vaches du matin, patientes et douces.

Tel que des lueurs d’or dans la vapeur du soir,
Chaque Esprit entr’ouvrit ses ailes indécises ;
La montagne oscillante exhala dans les brises
Ses aromes sacrés, comme d’un encensoir.

Les Apsaras, rompant les choeurs au vol agile,
S’accoudèrent sur l’herbe où fleurit le saphir ;
Le saint Fleuve en suspens cessa de retentir
Et se cristallisa dans sa chute immobile.

Un vaste étonnement surgit ainsi de tout
Quand Brahma se fut tu dans l’espace suprême :
Le Géant affamé, le Destructeur luimême,
Interrompit son aeuvre et se dressa debout.

Et voici qu’une Voix grave, paisible, immense,
Sans échos, remplissant les sept sphères du ciel,
La voix de l’Incréé parlant à l’Éternel,
S’éleva sans troubler l’ineffable silence.

Ce n’était point un bruit humain, un son pareil
Au retentissement de la foudre ou des vagues ;
Mais plutôt ces rumeurs magnifiques et vagues
Qui circulent en vous, mystères du sommeil !

Or Brahma, haletant sous la Voix innommée
Qui pénétrait en lui, mais pour n’en plus sortir,
Sentit de volupté son coeur s’anéantir
Comme au jour la rosée en subtile fumée.

Et cette Voix disait : Si je gonfle les mers,
Si j’agite les coeurs et les intelligences,
J’ai mis mon Énergie au sein des Apparences,
Et durant mon repos j’ai songé l’Univers.

Dans l’Oeuf irrévélé qui contient tout en germe,
Sous mon souffle idéal je l’ai longtemps couvé ;
Puis, vigoureux, et tel que je l’avais rêvé,
Pour éclore, il brisa du front sa coque ferme.

Dès son premier élan, rude et capricieux,
Je lui donnai pour loi ses forces naturelles ;
Et, vain jouet des combats qui se livraient entre elles,
De sa propre puissance il engendra ses Dieux.

Indra roula sa foudre aux flancs des précipices ;
La mer jusques aux cieux multiplia ses bonds ;
L’homme fit ruisseler le sang des étalons
Sur la pierre cubique, autel des sacrifices.

Et moi, je m’incarnai dans les héros anciens ;
J’allai, purifiant les races ascétiques ;
Et, le coeur transpercé de mes flèches mystiques,
L’homme noir de Lanka rugit dans mes liens.

Toute chose depuis fermente, vit, s’achève ;
Mais rien n’a de substance et de réalité,
Rien n’est vrai que l’unique et morne Éternité
Ô Brahma ! toute chose est le rêve d’un rêve.

La Mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion,
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître ;
Car ma seule Inertie est la source de l’Être :
La matrice du monde est mon Illusion.

C’est Elle qui s’incarne en ses formes diverses,
Esprits et corps, ciel pur, monts et flots orageux,
Et qui mêle, toujours impassible en ses jeux,
Aux sereines vertus les passions perverses.

Mais par l’inaction, l’austérité, la foi,
Tandis que, sans faiblir durant l’épreuve rude,
Toute vertu se fond dans ma béatitude,
Les noires passions sont distinctes en moi.

Brahma ! tel est le rêve où ton esprit s’abîme.
N’interroge donc plus l’auguste Vérité :
Que seraistu, sinon ma propre vanité
Et le doute secret de mon néant sublime ?

Et sur les sommets d’or du divin Kaîlaça,
Où nage dans l’air pur le vol des blancs génies,
L’inexprimable Voix cessant ses harmonies,
La Vision terrible et sainte s’effaça.

Poèmes antiques

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