Milton et Davenant

Londres, 1797.
Charles avait péri : des bourreaux-commissaires,

Des lois qu’on appelait révolutionnaires,

L’exil et l’échafaud, la confiscation.
C’était la France enfin sous la Convention.
Dans les nombreux suivants de l’étendard du crime

L’Angleterre voyait un homme magnanime :

Milton, le grand Milton (pleurons sur les humains)

Prodiguait son génie à de sots puritains ;

Il détestait surtout, dans son indépendance,

Ce parti malheureux qu’une noble constance

Attachait à son roi. Par ce zèle cruel,

Milton s’était flétri des honneurs de Cromwell.

Un matin que du sang il avait appétence,

Des prédicants-soldats traînent en sa présence

Un homme jeune encor, mais dont le front pâli

Est prématurément par le chagrin vieilli,

Un royaliste enfin. Dans le feu qui l’anime,

Milton d’un oeil brûlant mesure sa victime,

Qui, loin d’être sensible à ses propres malheurs,

Semble admirer son juge et plaindre ses erreurs.

 » Dis-nous quel est ton nom, sycophante d’un maître,

Vassal au double coeur d’un esclave et d’un traître.

Réponds-moi.  » –  » Mon nom est Davenant.  » A ce nom

Vous eussiez vu soudain le terrible Milton

Tressaillir, se lever, et, renversant son siège,

Courir au prisonnier que la cohorte assiège.
 » Ton nom est Davenant, dis-tu ? ce nom chéri !

Serais-tu ce mortel, par les Muses nourri,

Qui, dans les bois sacrés égarant sa jeunesse,

Enchanta de ses vers les rives du Permesse ? « 
Davenant repartit :  » Il est vrai qu’autrefois

La lyre d’Aonie a frémi sous mes doigts. « 
A ces mots, répandant une larme pieuse,

Oubliant des témoins la présence envieuse,

Milton serre la main du poète admiré.

Et puis de cette voix, de ce ton inspiré

Qui d’Eve raconta les amours ineffables :

 » Tu vivras, peintre heureux des élégantes fables ;

J’en jure par les arts qui nous avaient unis

Avant que d’Albion le sort les eût bannis.

A des coeurs embrasés d’une flamme si belle,

Eh ! qu’importe d’un Pym la vulgaire querelle ?

La mort frappe au hasard les princes, les sujets ;

Mais les beaux vers, voilà ce qui ne meurt jamais,

Soit qu’on chante le peuple ou le tyran injuste :

Virgile est immortel en célébrant Auguste !

Quoi ! la loi frapperait de son glaive irrité

Un enfant d’Apollon ?… Non, non, postérité !

Soldats, retirez-vous ; merci de votre zèle !

Cet homme est sûrement un citoyen fidèle,

Un grand républicain : je sais de bonne part

Qu’il s’est fort réjoui de la mort de Stuart. « 
 » Non  » criait Davenant, que ce reproche touche.

Mais Milton, de sa main en lui couvrant la bouche,

Au fond du cabinet le pousse tout d’abord,

L’enferme à double tour, puis avec un peu d’or

Econduit poliment la horde jacobine.
Vers son hôte captif ensuite il s’achemine,

Fait apporter du vin, qu’il lui verse à grands flots.

Sème le déjeûner d’agréables propos :

De politique point, mais beaucoup de critiques

Sur l’esprit des Latins et les grâces attiques.

Davenant récita l’idylle du ruisseau ;

Milton lui repartit par le vif Allegro ,

Du doux Penseroso redit le chant si triste

Et déclama les choeurs du Samson agoniste .

Les poète, charmés de leurs talents divers,

Se quittèrent enfin en murmurant leurs vers.
Cependant, fatigué de ses longues misères,

Le peuple soupirait pour les lois de ses pères :

Il rappela son Roi ; les crimes réfrénés

Furent par un édit sagement pardonnés.

On excepta pourtant quelques hommes perfides.

Complices et fauteurs des sanglants régicides :

Milton, au premier rang, s’était placé parmi.
Dénoncé par sa gloire, au toit d’un vieil ami

Il avait espéré trouver ombre et silence.

De son sort, une nuit, il pesoit l’inconstance :

D’une lampe empruntée à la tombe des morts

La lueur pâlissante éclairait ses remords

Il entend tout à coup, vers la douzième heure,

Heurter de son logis la porte extérieure ;

Les verrous sont brisés par de nombreux soldats.

La fille de Milton accourt ; on suit ses pas.

Dans l’asile secret un chef se précipite :

Un chapeau de ses yeux venant toucher l’orbite

Voile à demi ses traits ; il a les yeux remplis

De larmes qu’un manteau reçoit dans ses replis.

Milton ne le voit point : privé de la lumière,

La nuit règne à jamais sous sa triste paupière.
 » Eh bien ! que me veut-on ? dit le chantre d’Adam.

Parlez : faut-il mourir ?  » –  » C’est encor Davenant, « 

Répond l’homme au manteau. Milton soudain s’écrie :

 » O noire trahison ! moi qui sauvai ta vie ! « 
 » Oui,  » repart le poète interdit, rougissant,

 » Mais vous êtes coupable et j’étais innocent.

Ferme stoïcien, montrez votre courage !

Mon vieil ami, la mort est le commun partage :

Ou plus tôt, ou plus tard, le trajet est égal

Pour tous les voyageurs. Voici l’ordre fatal. « 
La fille de Milton, objet rempli de charmes,

Ouvre l’affreux papier qu’elle baigne de larmes :

C’est elle qui souvent, dans un docte entretien,

Relit le vieil Homère à l’Homère chrétien

Et des textes sacrés interprète modeste,

A son père elle rend la lumière céleste

En échange du jour qu’elle reçut de lui.

Au chevet paternel empruntant un appui,

D’une voix altérée elle lit la sentence :

 » Voulant à la justice égaler la clémence,

Il nous plaît d’octroyer, de pleine autorité,

A Davenant, pour prix de sa fidélité,

La grâce de Milton . Charles.  » Qu’on se figure

Les transports que causa la touchante aventure,

Combien furent de pleurs dans Londres répandus

Pour les talents sauvés et les bienfaits rendus !
François-René de Chateaubriand, Poésies diverses

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Par Francois-Rene de Chateaubriand

François-René, vicomte de Chateaubriand, né à Saint-Malo le 4 septembre 1768 et mort à Paris le 4 juillet 1848, est un écrivain et homme politique français. Il est considéré comme l'un des précurseurs du romantisme français et l'un des grands noms de la littérature française.

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