La crosse en l’air

Rassurez-vous braves gens

ce n’est pas un appel à la révolte

c’est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en

l’air

comme ça… en titubant…

il est saoul

il a sur la tête cette coiffure qu’on appelle mitre

et tous ses vêtements sont brodés richement

il est saoul

il roule dans le ruisseau

sa mitre tombe

c’est le soir

ça se passe rue de
Rome près de la gare
Saint-Lazare

sur le trottoir il y a un chien

il est assis sur son cul

il regarde l’évêque

l’évêque regarde le chien

ils se regardent en chiens de faïence

mais voilà l’évêque fermant les yeux

l’évêque secoué par le hoquet

le chien reste immobile

et seul

mais l’évêque voit deux chiens

dégueulis… dégueulis… dégueulis…

voilà l’éveque qui vomit

dans le ruisseau passent des cheveux…

… des vieux peignes…

… des tickets de métro…

des morceaux d’ouate thermogène…

des préservatifs… des bouchons de liège… des mégots

l’éveque pense tristement

Est-il possible que j’aie mangé tout ça

le chien hausse les épaules

et s’enfuit avec la mitre

l’éveque reste seul devant la pharmacie

ça se passe rue de
Rome

rue de
Rome il y a une pharmacie

l’éveque crie

le pharmacien sort de sa pharmacie

il voit l’éveque

il fait le signe de la croix

puis

plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l’éveque

il l’aide…

… il aide l’éveque à vomir…

l’autre l’appelle son fils fait le signe de la croix

puis recommence à vomir

le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la

croix

aide encore l’éveque à vomir

puis fait le signe de la croix

et ainsi de suite

alternativement

signe de la croix et vomissement

plus loin

derrière une palissade

dans une maison en construction

ou en démolition

enfin dans une maison pour les humains

il y a une grande réception

c’est la grande réception

chez les chiens de cirque

la grande rigolade

il y en a qui ont apporté des os

d’autres des escalopes

beaucoup de choses

ceux qui ont la queue en trompette font l’orchestre

c’est le grand cirque des chiens

celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois

mais seuls les chiens savent ça

devant tous les chiens assis

les autres chiens font leur numéro

le chien d’aveugle

le chien de fusil

le chien de garde

le chien de berger

mais voilà le grand délire

et les spectateurs aboient du vrai grand rire

le chien de la rue de
Rome vient d’arriver

il a sur la tête la mitre et il fait le pitre

le pitre

avec tous les gestes saints

le clown chien aboie en latin

il aboie au christ

il aboie au vendredi saint

il dit la messe avec sa queue

et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux

Notre père chien qui êtes aux cieux…

mais le veilleur de nuit se réveille

et le monde des chiens s’enfuit

le veilleur de nuit se rendort

le veilleur de nuit est pris par le rêve

rêve de silence

rêve de bruits

rêve…

rue de
Rome le ruisseau coule doucement

dans son rêve le veilleur de nuit l’entend

rêve de ruisseau

rêve d’eau

rêve de rue

rêve de
Rome

rêve d’homme

rêve du pape… rêve de
Rome… rêve du
Vatican

rêve de souvenir

rêve d’enfant

Rome l’unique objet de mon ressentiment

le veilleur de nuit se réveille

se réveille en répétant

Parfaitement

parfaitement

Rome l’unique objet de mon ressentiment

il se réveille

il se lève

il se lave les dents

répétant

répétant

Rome l’unique objet de mon ressentiment

et le voilà la lanterne à la main

le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin

son petit bonhomme de chemin le mène à
Rome

comme tous les autres chemins

parfaitement

parfaitement

à
Rome devant le
Vatican

parfaitement

pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour

au beau milieu d’une ville peuplée de gens qui ne

parlent pas la même langue que lui

triste voyage

soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons

alors il crie au feu

mais un
Italien lui explique en italien que toujours il y a une petite fumée qui monte dans le ciel quand un nouveau pape est élu le veilleur de nuit n’y comprend rien il hoche la tête

et le soir tombe sur la campagne électorale à
Rome le pape est élu

aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux qui font la gueule en coin ils ne seront pas pape tout est foutu c’est alors qu’au balcon sérieux comme un pape paraît le pape entouré de ses sous-papes

•il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare et il étend la main la foule se prosterne la foule cherche sa salive la foule trouve sa salive la foule crache par terre la foule se roule dans son crachat le pape fait avec sa main de pape un geste de pape on ferme la fenêtre et la foule s’en va s’en va par la ville en répétant Ça y est nous l’avons vu nous l’avons touché du regard

un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand taulier du
Vatican fait le tour de son quartier réservé et puis il rentre au
Vatican où fier lui aussi comme un pape son vieux papa l’attend effusions familiales

grandes eaux lacrymales

le père a une tête de vieux paysan

il fume la pipe

il est simple

hélas hélas

la pipe au papa du pape
Pie pue

on ouvre les fenêtres… on brûle du sucre… on ferme

les fenêtres… ce qu’il faut avant tout c’est de la tenue

mais tous les ruisseaux mènent à
Rome

et voilà l’évêque qui surgit en agitant sa crosse

son visage est défait comme un vieux lit

il titube… l’indignation est générale… le
Saint-Père

écarte son vieux père qui veut faire à l’évêque un

mauvais parti et s’approchant de l’évêque lui dit

On dirait que vous avez bu

et il le lui dit avec une tellement grandiose expression

de mépris

que tous les cardinaux en sont glacés jusqu’aux os

silence

grand silence mais de courte durée

car l’évêque est plus ivre que le pape ne le pensait

et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel

de la rue de lTSchaudé il dit ce qu’il lui plaît de dire

Dans tous les cas si je suis saoul c’est pas avec ce que tu

m’as payé… tout pape que tu es… mais il éternue parce

qu’il a froid à la tête depuis que le chien lui a fauché la

mitre

Fermez les fenêtres dit le pape

un sous-pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont

déjà fermées

Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis

infaillible que lorsque je parle des choses de la religion

soudain l’évêque

Infaillible… tais-toi… tu me fais marrer… face de pet…

les choses de la religion… infaillible… il y a de quoi se

les mordre… vieil os sans viande j’en ai marre des

choses de la religion et puis d’abord pourquoi que tu es

pape et pas moi… hein peux-tu le dire… t’as profité de

mon voyage pour te faire élire… combinard… cumu-

lard…

tout ce que tu veux c’est te remplir la tirelire…

mais le pape le désigne dramatiquement du doigt

Barnabe je vous mets à l’index…

alors l’affreux vieillard éclate de rire

il est tête nue

il se secoue

il secoue toute l’eau du ruisseau

il éternue

il est trempé comme un vieux tampon-buvard

abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie

triste

trempé comme un vieux morceau de pain

dans un verre d’eau sale

et il hurle

et il tonitrue…

Ah ! il est bath le pape

il est gratiné le pape…

et il se vautre

il plaisante salement
L’index sacré

sais-tu où on le met l’index dans la rue de l’Échaudé

c’en est trop

l’autre affreux vieillard c’est le pape

il faut appeler les choses par leur nom

un chien c’est un chien

un tournesol c’est un tournesol

une petite fille qui joue au cerceau dans une allée

du
Luxembourg

c’est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée

du
Luxembourg

le
Luxembourg c’est un jardin

une fleur c’est une fleur

mais un pape qu’est-ce que c’est

un affreux vieillard

et c’est pour ça que le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe parlant pour voir documen-tairement le vrai visage du
Vatican… c’est pour ça qu’il fait une drôle de tête le catholique pratiquant… ce qu’il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique blême-mais un pape… un homme de nuages… une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue… mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin

cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle la dignité l’onction l’extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries toutes ces vaticaneries… ces fétiches… ces gris-gris… ce luxe… ces tapis… ces wagons-salons… ces locomotives d’or… ces cure-dents d’argent… ces chiottes de platine…

toute cette vaisselle de riche… toutes ces coûteuses ces ruineuses saloperies… tout cela met le catholique mal à l’aise sur le fauteuil qu’il a payé seize francs et il entend des rires de curieuses réflexions

aux places les moins chères des spectateurs se tapent sur les cuisses
Vise un peu le
Saint-Père comment qu’il est fringue… avec un anneau dans le nez j’te jure qu’il serait complet… c’est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions
Hélas… puisqu’il y a des cache-nez… des cache-tam-pons… des caches-cols… des cache-noisettes… des cache-pots pourquoi n’y a-t-il pas de cache-pape… point d’interrogation et plus d’autres questions

à chaque question qu’il se pose malgré lui le catholique pratiquant a beau essayer de répondre que la question n’est plus là… la question est là… la question continue d’être en question et remet tout en question devinette chrétienne
Aimez-vous les uns les autres
Couci couça c’est la réponse il a répondu malgré lui le catholique pratiquant et il a honte

quelle drôle de maladie la honte et comme ça rend laid il pleure… il voudrait aimer tout le monde (qu’il dit)

il ne peut pas aimer… il ne peut que respecter ou haïr… il pleure

mais sur l’écran le pape s’en va en retroussant ses jupons blancs… le film du
Saint-Père est terminé voici d’autres actualités

des militaires italiens bombardent un village abyssin le catholique pratiquant sent ses larmes se tarir brusquement sent son cœur battre amoureusement sent ses poings qui se serrent convulsivement il aime tellement les militaires… les civières… les enterrements… les cimetières… les vieilles pierres…

les calvaires… les ossements… à chaque torpille qui tue les « nègres » il pousse un petit gloussement blanc devant les images de la mort la joie de vivre le saisit il voit là-haut dans le ciel tous les frères en
Jésus-Christ

tous ses frères en
Mussolini les archanges des saints abattoirs

les éventreurs… les aviateurs… les mitrailleurs… toute la clique de notre seigneur… il est fou de joie… il est content… il grimpe sur son fauteuil à seize francs… il acclame l’escadrille des catholiques trafiquants… il sent monter en lui l’espoir un jour aussi peut-être il versera le sang le sang des pauvres… le sang des noirs… le sang de ceux qui sont vraiment vivants mais l’enthousiasme c’est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant… le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit très malheureux… très catholique… très catholique… très pratiquant se rassoit sur son fauteuil à seize francs

le spectacle est permanent… il en aura pour son argent… et le spectacle recommence… voilà les gentils animaux des dessins animés mais ils ne restent pas là longtemps parce que voilà que revoilà le vrai visage du
Vatican ça commence par des vues de
Rome on montre les quartiers de la ville dans une rue il y a deux hommes personne ne les remarque l’un de ces deux hommes c’est le veilleur de nuit l’autre c’est un
Italien qui n’a pas de travail un
Romain

un
Romain avec des pièces au fond du pantalon un
Romain qui crève la faim les deux hommes sortent du film personne ne s’aperçoit de leur disparition et là-bas ils continuent à se promener dans
Rome le
Romain fait des gestes avec la main ces gestes le veilleur de nuit les comprend il n’a pas besoin d’allumer sa lanterne ce sont des gestes pareils aux siens

un pour serrer la ceinture

un pour montrer les devantures

un autre geste avec la main à plat au-dessus du pavé

en penchant un peu l’épaule

ça veut dire qu’on a des enfants

avec les doigts on fait le compte

c’est un
Romain qui a trois enfants

et pas de travail

et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes

et ils se comprennent très bien avec très peu de mots

le
Romain et le
Parisien

Gangster
Mussolini

Mussolini gangster

ils éclatent de rire

ils se sont parfaitement compris

une grande joie les fait rire

Gangster…
Mussolini

avanti… avanti…

à voix basse le
Romain chante au veilleur de nuit

la chanson interdite

Partant pour l’Ethiopie

avanti… avanti…

les fusils partiront tout seuls

c’est moi qui vous le dis

qu’ils partent donc tout seuls

les fusils

qu’ils s’en aillent

nous resterons à la maison

et quand ils reviendront

nous irons les chercher à la gare avec une fanfare

le veilleur de nuit ne comprend pas

toutes les paroles de la chanson

mais il en comprend le sens

et il recommence à rire

et les deux hommes trouvent d’autres copains

un qui travaille chez
Fiat à
Turin

Turin…
Turin-cassis…

le veilleur de nuit pense à l’apéritif et ça lui donne soif il s’arrête près d’une fontaine il entend le bruit de l’eau il s’assoit il boit

il entend l’eau et son rêve le reprend
Rome l’unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s’en va vers le
Vatican… il ne sait pas d’où ça lui vient mais il a un tas de choses à dire et tout le temps il pensait à ces choses quand il était tout seul auprès du brasero l’hiver la nuit dans son chantier il a un théâtre dans la tête et dès qu’il est seul ça recommence à jouer et c’est des pièces terribles que ça joue pas des tragédies à guirlandes avec des bonzes d’autrefois qui débloquent comme à l’église des histoires de fesses qui riment

mais des pièces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes avec du pain avec des chiffres

des chiffres… des orages de chiffres… toujours des petites sommes et puis des hommes qui fabriquent… d’autres qui attendent tristement l’autobus sous la pluie

des vieux souliers

des petites filles qui demandent humblement à crédit chez le laitier

des hommes… des femmes… des enfants des hommes… des femmes… des enfants

qui se battent contre la misère qui pataugent dans leur propre sang dans le sang et dans la misère dans la misère et dans le sang

et sur le sang de la misère des autres se gondcxlent à
Venise avec des suspensoirs d’hermine et des dia. niants aux doigts de pied les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit il veut empêcher les cloches de sonner il veut parler

il veut crier hurler gueuler gueuler…

c’est pour ses camarades qu’il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive devant la porte du
Vatican et il s’arrête _.

devant la porte il y a des hommes la plume sur la tête la hallebarde à la main ces hommes lui barrent le chemin et lui demandent ce qu’il veut

Je viens demander au pape s’il est sourdingue… comprenez je viens lui demander s’il est dur de la feuille et s’il sait lire s’il sait compter…

lui demander ce qu’il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il doit être bon comme le bon pain ce qu’il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés… et la garde le laisse passer croyant qu’il s’agit d’un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée où parfois le
Saint-Père vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds il passe

il traverse les salons tu parles d’un bobinard mon vieil
Edmond quel bordel madame
Adèle quel boxon monsieur
Léon il glisse sur le parquet ciré sa lanterne à la main il glisse si vite qu’on dirait un train et le voilà qui écrase quelqu’un un affreux

c’est un affreux vêtu de noir une mèche de pétrole à la place des cheveux la cravate blanche les pieds douteux

le veilleur de nuit s’enfuit

Laval se relève et s’époussette

un valet s’empresse

Monsieur le comte

et monsieur le comte
Laval demande au valet si la mule

du pape est visible et comment il faut s’y prendre pour

la baiser selon le protocole

on amène une mule d’essai et l’homme d’État et la bête

restent seuls en tête à tête

le veilleur de nuit continuant son exploration arrive

dans la grande antichambre près du grand salon de la

grande réception… c’est fou ce qu’il peut y avoir de

monde

qui rampe sur le paillasson

un tas de gens connus des gens qui sont quelqu’un

des journalistes des hommes de main

des valets de pied des écrivains

des banquiers des académiciens

le veilleur de nuit les écoute

ils parlent… ils parlent du nez…

de la pluie et du beau temps

mais ils parlent surtout argent

il y en a qui sont avec leur femme

monsieur
Déchet avec madame
Déchet

monsieur
Gésier avec madame
Chaisière

monsieur
Pierre
Benoit madame
Antinéa

madame
Léon
Bailby monsieur
Antinous

monsieur
Salmigondis madame
Cora
Laparcerie

monsieur
Deibler et sa veuve

grand-papa
Doumergue et ses petits-enfants

et le petit monsieur tout seul

Quenelle de
Jouvenel
Bertrand

monsieur
Claude
Fûhrer le grand pétopiomane

et puis des
Léon
Vautel… des
Clément
Daudet… des

Brioche la
Rochelle des
Jab de la
Bretelle… des
Maur-

ras et des
Vorace de
Carbuceia des
Gallus des
Henribérot des
Gugusses des compères
Doriot des de mes deux

Kérilis des
Pol
Morand des
Chiappe des
Henri
Lavedan

et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux

flambeaux

et les
Schneider les de
Wendel

tous les vieux débris du
Creusot

tous les édentés carnivores

tous les vieux marcheurs de la mort

et ces dames

leurs dames

comme elles sont belles à voir quand on pense à autre chose et qu’on ferme les yeux

les propos qu’elles tiennent sont tout à fait savoureux elles parlent du pape

et quand elles parlent elles font avec la bouche le même bruit désagréable que lorsqu’elles remuent leur prie-Dieu le jour de la grand-messe des morts à
Saint-Laurent pied de porc…

Et le pape m’a dit ceci et le pape m’a dit cela et papati et

papata…

et ces messieurs s’en mêlent

Comme je le disais au
Saint-Père dit
Pol
Morand à la douairière

Debout les morts et à la douche nous voulons des cadavres propres… oh monsieur
Morand

vous êtes le roi des cormorans et toujours tellement garnement

et la douairière se chatouille le fessier elle voudrait bien se le faire dédicacer soudain elle arrête de se chatouiller et tout le monde arrête de faire ce qu’il faisait tout le monde claque des talons tout le monde rectifie la position
Mussolini traverse le salon le voilà l’ennemi du
Négus

le voilà l’authentique gugusse le voilà le nouveau
Poléon

il a la drôle de tête de l’homme qui croit que c’est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer. ..

il salue tout ce beau monde à la romaine et tout ce beau monde à la romaine le salue.

soudain
Mussolini aperçoit le veilleur de nuit et s’approche de lui en fronçant les sourcils
Alors on ne salue plus

Je n’ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit et le
Duce est très embêté cet homme seul… ce sans-gêne… cette lanterne peut-être que c’est
Diogène on ne sait jamais

et le
Duce qui ne tient pas à avoir d’ennuis avec l’antiquité entraîne le veilleur de nuit dans un salon plus discret

les voilà assis sur une banquette
Moi ce que je souhaite dit
Mussolini c’est le bonheur de mon peuple
Tu l’as dit bouffi… répond le veilleur de nuit et il se met à rire doucement

Mussolini est inquiet… soudain il entend du bruit
Bon inquiétude grandit te bruit qui inquiète
Mussolini vient de dessous la banquette sur laquelle il est assis
Ce n’est rien… dit le veilleur de nuit c’est le roi d’Italie il fait les cent pas il s’ennuie

Ah bon dit
Mussolini

Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit
Moi aussi dit
Mussolini
Moi aussi dit venant de dessous la banquette

la petite voix du roi d’Italie

j’ai rendez-vous avec lui

Moi je n’ai pas rendez-vous dit le veilleur

je viens comme ça… en touriste

Très intéressant le tourisme… extrêmement intéressant

reprend
Mussolini… le tourisme…

mais la grande porte s’ouvre

un camerlingue apparaît

Au premier de ces messieurs

C’est moi dit le roi et il sort

mais
Mussolini donne au monarque un discret petit

coup de pied et le monarque rentre sous sa banquette

en hochant tristement la tête

Le premier c’est moi dit
Mussolini

en faisant la grosse voix
Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit j’étais là avant vous avanti avanti et il passe

la grande porte se referme derrière lui et le voilà en présence de celui qu’on appelle le vicaire de
Jésus-Christ il est assis sur son saint siège le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis

le
Saint-Père leur parle en latin et il les appelle ses

brebis

Drôle de harem pense le veilleur de nuit…

mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent…

… qui se lèvent en poussant des cris…

Pesetas
Bandera
Pesetas

Pesetas
Pesetas
Franco

Légère erreur pense le veilleur

il comprend qu’il a confondu hommes d’Église avec

femmes à barbe et qu’il se trouve en présence des

évêques cardinaux archevêques et bedeaux… des révérends pères gras à lard brûlés vifs par le
Frente
Popuiar dans les souterrains d’Oviedo… et le
Saint-Père écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés
Ah si tu savais
Saint-Père ce que ces barbares nous ont fait ils nous ont coupé les jambes et puis ils nous ont pendus par les pieds ils nous ont plongé la tête dans l’huile d’olive bouillante

ils nous ont saignés comme des porcs ah si tu savais
Saint-Père combien horrible fut notre mort ils nous ont crucifiés sur des planches avec de sales clous rouilles mais
Dieu qui fait bien ce qu’il fait
Dieu nous a tous ressuscites et sur son nuage d’acier trempé sainte
Tenaille est arrivée sainte
Tenaille nous a décloués et nous avons erré dans la montagne emportant les vases sacrés il y avait des fruits sauvages nous les avons apprivoisés… baptisés et puis nous les avons mangés et nous avons marché marché jusqu’à un tout petit village où dans sa grande automobile saint
Christophe nous attendait ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait tout nu dans le spider saint
Sébastien pleurait ils l’avaient planté de banderilles il ne pouvait pas les enlever sainte
Tenaille s’était endormie…

pas moyen de la réveiller… saint
Sébastien s’impatientait… on est allé chez un médecin…

mais la porte était défoncée… toute la maison saccagée et là
Saint-Père horreur nous vîmes comme nous vous voyons
Saint-Père comme nous vous voyons nous vîmes le médecin et sa dame suspendus à la suspension horreur
Saint-Père horreur nous vîmes sur le carreau de la cuisine les trente-deux filles du médecin éventrées par les miliciens horreur
Saint-Père horreur nous vîmes un homme étrange qui grelottait on aurait dit un grand poulet un grand poulet qui sanglotait c’était l’ange gardien des jeunes filles plumé vif par les miliciens horreur
Saint-Père horreur nous vîmes la bienheureuse sainte
Albumine dans une bouteille emprisonnée

et tout en haut du haut de l’église la bienheureuse sainte
Camomille empalée sur le clocher

horreur
Saint-Père horreur nous vîmes aussi … … mais soudain midi sonne on entend un grand bourdonnement c’est le ventre des prélats espagnols qui grogne qui grogne parce qu’il n’est pas content
Bon appétit mes agneaux bon appétit mes brebis

vous me direz la suite au dessert dit le
Saint-Père et la délégation des malheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle où est préparé le banquet

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Jacques Prévert Apprenti Poète

Par Jacques Prévert

Jacques Prévert, né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine et mort le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite, est un poète français. Auteur de recueils de poèmes, parmi lesquels Paroles, il devint un poète populaire grâce à son langage familier et à ses jeux sur les mots.

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Anonyme
Anonyme
Invité

du grand Prévert! mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin?

hommâne
hommâne
Invité

j’eu aimé lire le texte complet? Dommage…

Moriture

Langue natale