Le discours d’un flic

Il m’enveloppait de son strabisme

Son regard semblait balayer quelque objectif

derrière mon dos

à ma droite

dans un amoncellement de chiffons sales

à mes pieds

quelque part sous mes semelles

Il parlait parlait parlait

pour lui-même

pour les murs

pour un public de quadrupèdes

bêlants et sourds

Il parlait parlait parlait

pour digérer

pour étouffer le silence

pour contrecarrer le soleil

qui filtrait malgré le bandeau noir

de la cité alentour

Il parlait parlait parlait

étalait toute la culture de ses poings

et des menottes qu’il arborait à sa ceinture

comme un macaron de puissance

– Solidarité, autodéfense !

paroles vides

de la merde mêle-toi de ce qui te regarde Solidarité

c’est ton intérêt

solidarise-toi avec toi-même, tes enfants, ta famille

chacun pour soi

faut être malin

savoir comment s’y prendre

ton intérêt, ton intérêt d’abord !

– Le socialisme, tu parles

Ça ne marchera jamais chez nous les Arabes

Parlons-en de la Russie

là-bas, tu peux voir des femmes

avec des sacs de ciment sur le dos

en train d’escalader des échelles

des femmes tu entends

c’est ça le socialisme ?

Et nos étudiants qui partent en Russie

tu sais ce qu’ils prennent avec eux

des blue-jeans, des souliers

qu’ils revendent à prix d’or

C’est ça ce que tu veux chez nous ?

– La Chine hein !

Tu es un admirateur de la Chine

Alors, où est Lin Piao

qui était le premier à agiter Le Petit Livre rouge

pourquoi est-il parti

s’il n’avait pas compris

que son pays allait à la ruine ?

– Moi, si on m’écoutait

on égorgerait tous les rouges

On peut s’entendre avec tout le monde

même les républicains

sauf les rouges

– Le socialisme, tu parles

qui est socialiste dans le monde arabe ?

II n’y a que ces fauchés, ces pouilleux

au Yémen qui l’ont adopté

mais nous, grâce à Dieu

nous ne manquons de rien

tout le monde mange à sa faim

Le chômage ? c’est des histoires

il n’y a que les fainéants qui fuient le travail préfèrent le vol et la drogue

– Socialisme, communisme

du vide dans le vide

tout ça, c’est des idées

et les idées changent

Il n’y a que les montagnes qui ne peuvent pas se rencontrer

Solidarité, autodéfense

de la merde

solidarise-toi avec toi-même

chacun pour soi

ton intérêt, ton intérêt d’abord

Il parlait parlait parlait

face à la muraille de mon silence

et cette voix

à l’haleine repoussante d’abjuration et d’opportunisme

aux relents des latrines du vieux monde

passait par-dessus ma tête

et se noyait quelque part

derrière mon dos

à ma droite

dans un amoncellement de chiffons sales

à mes pieds

quelque part sous mes semelles

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André Lemoyne Apprenti Poète

Par Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi, né à Fès en 1942, est un poète, écrivain et traducteur marocain. Il a fondé en 1966 la revue Souffles qui jouera un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb. Son combat lui vaut d'être emprisonné de 1972 à 1980.

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Les canaux somnolents entre les quais de pierre

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