Découverte du monde

Mille millions de mains travaillent autour de moi À me donner ce monde où la mienne les invoque.
Les mains qui volent le bois, cueillent les boucles,
Les mains qui donnent le coup, la flamme, le pain,
Les mains, tendues et rétractées, qui déchirent
Et qui cachent — changent la terre en hommes,
Changent l’homme en choses, et l’enterrent.
Mains zélandaises !
Mes arches !
Même la mort a des

mains
Et les tend.
Les retire.
La terre est la carte
Que l’homme a fait d’elle — et qu’il joue !

Un nuage s’écoule comme le sang d’un bœuf
Abattu.
Dans ma tête rayonnent des piques,
Barbare couronne mentale.
L’actualité s’éternise.
C’est l’heure où je sors de la mer — et du non-savoir. À l’ombre ambiguë qui descend sur le sable,
Je vois, dans l’être du crépuscule, monter ma société.
L’ossature de l’été fait craquer ses jointures.
Les rues fourmillantes de vérités persécutées
S’électrisent, nerveuses, sous un orage de poux.

Sur les sentiers des
Hurdos, les mulets

Pourrissent encore.
Les églises s’écaillent.

Dieu, hygiène de la lézarde, se gratte

Dans les orages.
Les paysans liquéfiés

Perpétuent les idées de leurs bœufs.

Dans leurs ennuyeuses maisons de
La
Malmaison

Les bourgeois mangent leur paradis.

Le pessimisme du soleil de minuit a perdu la partie.

C’est dans la vie que se trahit la vie.
Nul vivant n’est trompé par la mort !
Seule la vie finie se change.
Dans l’infini
Sans but, l’histoire, l’irruption du fait
Serait nulle.
La mort rend à l’homme
Le sens et la portée de sa faim.
S’il l’oublie, il est calmé, mais ligoté.
Hélas, c’est à contrecœur que nous pensons, À contrecœur que nous entrons au cœur
Du sujet.
Or tu vis, tu comprends ta terre.
Chacune des chances dont elle accouche
Se répercute dans tes sens.
Tous ses accidents
Te touchent.
Tu es, entre ses dents,
La proie de son aimant.

Banquiers, poètes, menteurs de haute
Europe !
Les crocs plantés dans la chair des dockers,
Le cynisme a la rage.
Les théories coulent
Comme des bateaux.
Le violet tête-de-mort
Mordoré bavettes et surplis des massacres.
Toutes les polices des habitudes nous infectent.
Dans la forêt congolaise, les chacals furtifs
Se partagent les cadavres des porteurs révoltés.
Quelques hommes sont morts sous la guillotine

D’un guichet.
L’espace cellulaire des banques

Divise — canalise – télévise les soumissions.

Une hache feuillette les bottins, et coupe.

La tendresse, chassée pour sa belle peau,

Cèle sa queue. —
La vérité est dans la main ouverte

À la main fermée.

La menace est à trop grande portée.
Le cœur

Étouffé s’entend à peine.
L’amour est sous-marin.

La terre factice est exposée dans les musées.

Nos cerveaux, insectes séquestrés, soumis

À la torture du calcul, décervèlent les oiseaux.

L’œil se perd dans les spectres.

La porte étanche de nos cabines

Nous sépare de la mer et du sang.

Nous sommes ligotés dans un monstre inventé.

La prophétie et la violence ont changé

Mon enfance en expérience.
Fanatiques

De saint
Sébastien !
Vous ne serez pas moulus

Comme du blé par l’oubli.
La mort agite

Son drapeau noir dans mon sang.
Toute la terre,

Tendue comme une peau de tambour,

Résonne pour les hommes

Comme cent mille lointaines batteuses.

Terrés, timides comme des taupes,

La lanterne effarée dans leur main de soutiers,

Quelques terriens examinent

L’éclat livide de leur front de fièvre.

Dans le ventre des témoins de mon époque
Les atomes se révoltent.
La matière ulcérée
Se soulève et fait vomir la vérité aux aliénés.

Dans les esprits, liés par les mêmes

Barbelés aux garde-fous de la relativité,

Dans les esprits aliénés par l’horrible

Cocasserie, par l’enfance et la carence

D’une raison dégénérée dans ses cordons,

La fatalité d’une mentalité mort-née s’est installée.

Poissons affamés dans l’eau troublée,

Nos mots crèvent de soif dans l’air même

Que leur bouche fatiguée ne sait plus avaler.

D’or atroce, nos mots sont des bulles

Dans la balance artérielle du cosmos.

Plumes de flèches arrachées

À la cible de la vérité, plumes superflues

Des oiseaux de la réalité, ils parent le moi,

Parent l’amère poitrine desséchée

Du vide enténébré de toute société.

C’est une grande force de succion

Qui fait tourner le ciel dans l’entonnoir

Du souci.
Chaque jour, tordu comme

Du linge à l’intérieur de nos cerveaux,

Exprime toute l’eau dont nous avons besoin

Pour maintenir la vie au niveau du vivable.

Mais nos noires lavandières sont militaires.

Nos sensations provoquées par un magnat,

Nos idées détournées par des magnats

Dans un cône de déjection extérieur à notre vie,

Enivrés par ce qui nous constitue à notre insu,

Nous cherchons — sur la plage infinie du combat —

Les lois de la réalité innomée — et vécue.

La terre change et traverse ma voix blanche,
Irrépétable vague à fleur de la violence.
La lame du cœur, nette, flamboyante,
Aiguise les couteaux diamantins du soleil.
Puisée au fond du cratère, la chaleur fraternelle
Inocule en tout cri la clarté des colères.
Tempête appuyée à mes tempes opaques,
L’épaule insensée du monde me presse et me sort
Du sein meurtri d’un petit jour d’orage.

À tout mon être tout à coup l’air s’est ouvert.

Voter pour ce poème!

Nérée Beauchemin Apprenti Poète

Par Alain Jouffroy

Alain Jouffroy est un poète, écrivain et critique d'art français né le 11 septembre 1928 à Paris et mort le 20 décembre 2015 dans la même ville.

Ce poème vous a-t-il touché ? Partagez votre avis, critique ou analyse !

Chaque commentaire est une goutte de pluie dans notre océan de poésie. Ajoutez votre averse, à la manière de Hugo.
S’abonner
Notifier de
Avatar
guest
0 Avis
Inline Feedbacks
View all comments

Cellule de prisonnier

Guerre