La raison parle

– N’aimes-tu pas ce temps de discrète clarté,
Aube faite de grâce et de sérénité,
Où, rêvant qu’une bouche appuiera sur la tienne,
Tu marches au hasard, distrait quoi qu’il advienne,
Tu parles et tu ris, l’esprit courant les bois,
Et machinalement tu manges et tu bois ;
Où fusent, imprévus, dans l’air et se colorent
Des mots que tu n’avais jamais compris encore ;
Où simplement heureux de vivre, et confiant
Dans celle qui vers toi se penche en souriant,
Sans appréhension tu peux voir sur la scène
Les drames que l’amour dans l’existence entraîne.
À ces jours recueillis tu reviendras songer,
Alors, pourquoi ne veux-tu pas les prolonger ?

– Je craindrais, allongeant d’une heure la durée
De ce temps, défini comme une œuvre inspirée,
D’en détruire le rythme exquisément subtil.
J’aime jusqu’au troublant désir de cet Avril
Et je cherche à goûter sa beauté toute entière.
Mais l’homme, qui pourtant sait l’avenir précaire,
Tient son regard fixé sur un lointain bonheur
Même si le présent le baigne de tiédeur ;
Il ne s’arrête pas avant l’hôtellerie
Malgré le charme épars dans la verte prairie.

– Le bonheur dans l’amour ! Songe éternel et vain.
Que d’hommes le croyant prisonnier sous leur main
N’eurent qu’une minable aventure en partage.
D’autres, que la luxure a gagnés et ravage,
Devenus sous le joug de la femme, des chiens,
Sentent gronder en eux l’orgueil des jours anciens,
Déversent sur leur front des insultes affreuses
Et vont se recoucher aux pieds de la dompteuse.
D’autres encore, liés par l’âme et par la chair,
Perdent l’être sans qui leur vie est un désert,
Et ne pouvant créer d’astre qui les dirige
Abandonnent leurs sens à de mortels vertiges.
Si tu n’as rien appris à voir ceux-là souffrir,
Tes larmes couleront peut-être sans tarir.

– Si l’homme t’écoutait, Raison pusillanime,
Au lieu de s’élancer d’un coup d’aile sublime
Vers la gloire et la mort, dans le ciel, sur la mer,
Il resterait caché dans son trou, comme un ver.
Je veux savoir quel horizon m’ouvre l’extase,
Juger ce que mon cœur contient d’or et de vase,
Connaître ma constance et mon droit à l’amour.
Fort de ma grandissante émotion, et sourd
Aux aguichants appels dénués de tendresse,
Je ne tomberai pas dans de lâches faiblesses.
Si j’ai surestimé la femme de mon choix,
Si j’abjure ma paix pour saisir une croix,
Rien ne m’enlèvera, du moins, la jouissance
De reporter mon âme à ces jours d’espérance,
Sachant que n’aurait pas tinté leur pur cristal
Si je n’avais rêvé d’un bonheur intégral.

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Alphonse Beauregard Apprenti Poète

Par Alphonse Beauregard

Né à La Patrie (Compton en Québec) le 5 janvier 1881, Alphonse Beauregard doit abandonner ses études à la mort de son père. Il pratique alors divers métiers, tout en publiant des poèmes dès 1906 dans quelques journaux et revues (parfois sous pseudonyme de A. Chasseur). Il prend une part active à la rédaction du Terroir et devient secrétaire de l'école littéraire de Montréal, tout en travaillant comme commis au port de Montréal. À peine élu président de l'école, il meurt asphyxié au gaz le 15 janvier 1924. Son poème « Impuissance » est paradoxalement un des plus puissants de cette époque.

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