Une chronique d’amour

Dans le vaste manoir tout se tait ou sommeille,
Tout, hormis la fontaine au murmure argentin,
Ou le vent, messager des roses qu’il éveille,
Mêlant au bruit de l’eau quelque soupir lointain.
Il est plus de minuit. D’une huile parfumée
Les lampes, tour à tour, ont tari les flots d’or ;
Toutes, en exhalant une tiède fumée,
S’éteignent. Toutes ? non, il en reste une encore !
Une lampe d’argent, près d’une jeune femme,
Qui, de sa clarté pâle empruntant le secours,
Trace sur le vélin où s’épanche son âme,
Ces derniers mots, hélas! si cruels et si courts !
La peine confiée est, dit-on, moins amère !
S’il est vrai, c’est qu’alors la peine est éphémère ;
Ce sont des maux légers, non de pesants malheurs,
Qui passent entraînés par le torrent des pleurs :
Mais il en est parfois d’incurables, d’intimes,
Qu’on ne saurait sonder sans en être victimes :
Dard mortel et caché, qui fait longtemps souffrir,
Et qu’on ne peut du cœur arracher sans mourir !

Jeune, bien jeune encore paraît celle qui penche
Un front appesanti sur sa main frêle et blanche…
Belle, elle ne l’est point, si ce n’est par hasard,
Quand un éclair de joie anime son regard…
Belle ! Non, si ce n’est cette beauté soudaine,
Intelligent reflet de la pensée humaine…
Belle ! Non, si ce n’est au moment fugitif
Où l’âme sur les traits jette un charme furtif.
Elle l’éprouva trop ! cette âme désolée,
Jetée au sein du monde, étrangère, isolée,
N’a point connu ces noms, doux et premier lien
Où pût se reposer un cœur tel que le sien !
Trop tendre pour goûter la vaine flatterie,
Trop aimante pour voir sa jeunesse flétrie,
Dans cet isolement imposé par le sort,
Elle vit, mais la vie est pour elle un effort !
Longtemps elle nourrit dans le fond de son âme
D’innocents aliments cette inquiète flamme :
Elle invoqua les arts, l’étude, la pitié,
Qui, trompant notre cœur, le remplit à moitié !
Les doux chants du poète, et tout ce qu’à nos veilles
Le monde des romans peut offrir de merveilles.
C’est en vain, elle aima ! Elle aima! dès ce jour,
Des oiseaux et des fleurs fuit le tranquille amour ;
Le livre nonchalant sur ses genoux retombe ;
Le luth reste oublié sous l’arbre favori,
Dont les rameaux pendants comme autour d’une tombe,
Aux doux rêves du soir n’offrent plus leur abri.
Elle aima ! quel pouvoir l’en aurait pu défendre ?
C’est Lui qu’elle aime ! Lui qui voit sans y prétendre,
Tous les yeux s’animer, tous les cœurs tressaillir,
Tous les fronts se parer d’une rougeur nouvelle,
Et toute belle joue en devenir plus belle,
Hors une seule, hélas ! qui ne sait que pâlir.

Pauvre cœur ! qui, peu fait aux douloureuses crises,
Au premier battement qui t’agite, te brises !…
Pauvre fille ! qui n’as ces lèvres, ni ces yeux
Pour qui le jeune amant échangerait les cieux !…
Malheur !… tu vas subir cet amour implacable,
Cet amour sans merci pour l’âme qu’il accable ;
Qui, loin de s’apaiser du calme de la nuit,
Arrache à son repos le paisible minuit !
Qui dans la foule immense aperçoit un seul être ;
Qui de ses pas confus n’écoute qu’un seul pas ;
Qui d’un brillant concert n’aime et n’entend peut-être
Qu’un accent, qu’un soupir, qu’il répète tout bas ;
Qui ne cherche, en tournant les pages du poète,
Qu’un seul mot, qui réponde à sa douleur muette !
Malheur !.. car n’est-ce point un malheur sans retour,
Que, dans un cœur si faible, un si puissant amour ?
Que de fois, au milieu d’une fête brillante,
Seule, à l’écart, fuyant et la foule bruyante,
Et ces mille flambeaux, et leur éclat moqueur,
Qui lui semble insulter aux peines de son cœur,
Oubliée, et bientôt s’oubliant elle-même,
Elle a d’un long regard suivi celui qu’elle aime,
Comme si, pour le voir brillant et radieux,
Son âme toute entière eût passé dans ses yeux !
Mais qu’alors, au travers de la danse folâtre,
De sa propre beauté quelque belle idolâtre,
Au miroir, en passant, dérobe un prompt coup d’œil,
Elle, que blesse, hélas ! ce juste et doux orgueil,
De sa chambre à pas lents cherche l’asile sombre,
Pour y pleurer du moins dans le silence et l’ombre.
Et Lui, de ce départ s’est-il même aperçu ?
Cause de tant de pleurs versés à son insu,
Quand seule elle gémit, Lui, Lui sa noble idole,
Que fait-il au milieu de ce monde frivole ?
Il promène au hasard, rayonnant de gaîté,
Cet œil d’aigle planant sous un soleil d’été,
Et ces anneaux flottants et noirs, dont avec peine
Le vent capricieux quitte l’ombre d’ébène,
Et ce sourire fier, et cependant si doux,
Que tous il les appelle, et les efface tous :
Ce sourire qu’elle aime, et qui n’est pas pour elle
Oh! ne l’accablez point d’une raison cruelle !
Le cœur à votre gré se peut-il arrêter ?
Quelle voix lui dira : Cesse de palpiter ?

C’était trop de tourments !… Lasse de sa misère,
Elle avait imploré la paix d’un monastère,
Sa cellule est choisie, et demain est le jour
Qui doit ensevelir sa vie et son amour…
Mais pauvre enfant ! l’amour vit de pleurs, de prière :
Tu ne l’endormiras qu’avec toi sous la pierre !

C’est sa dernière nuit ! Autour d’elle, au hasard,
La jeune fille encore jette un dernier regard.
Eh ! comment sans effort quitter cette demeure ?
Il avait été là… L’heure passe après l’heure ;
Un triste enchantement semble arrêter ses pas ;
Au ciel sa lèvre pâle adresse encore tout bas
Quelques vœux de bonheur… hélas ! non pas pour elle !
Mais quel soudain espoir à ses yeux étincelle,
Comme l’éclair lointain dans un noir horizon ?
Elle aperçoit, couvert d’un antique blason,
Un vieux livre entr’ouvert, dont les pages gothiques
Racontaient aux lecteurs d’amoureuses chroniques :
Sur l’un des blancs feuillets, pour les jours à venir,
Ne peut-elle du moins laisser un souvenir ?
Ne peut-elle invoquer un regret, une plainte,
Qui la consolerait dans sa retraite sainte,
Et, dans un dernier mot, exhaler son amour ?…

La guirlande de fleurs, quittée avec le jour,
Que flétrit lentement le crépuscule sombre,
Par un dernier parfum se révèle dans l’ombre ;
Et le chant qui finit, mais qu’on écoute encore,
Nous jette pour adieu quelque dernier accord !
Elle saisit la plume, et soudain la rejette :
— Quoi ! sa douleur timide et si longtemps muette
Exposée au dédain !… Et cette ombre d’affront
D’une pourpre rapide a coloré son front.
Bientôt, à flots pressés inondant sa paupière,
Entre ses doigts tremblants tomba la pluie amère ;
Et, devançant des vœux peut-être irrésolus,
Sa main ferma le livre et ne le rouvrit plus…
Voici le jour, voici que dans la vaste salle
Tombent les premiers feux de l’heure matinale,
Qui, d’une humide haleine ouvrant toutes les fleurs,
Semble dans son éclat réfléchir leurs couleurs.
Autour de la fenêtre un doux oiseau se joue ;
Il chante un chant joyeux ; du jasmin qu’il secoue
Les blanches fleurs, cédant à ce choc passager,
Pénètrent dans la chambre en nuage léger.
Ce fut là qu’on trouva la jeune infortunée !
On voulut relever cette tête inclinée
Que de ses noirs cheveux le voile épais couvrait :
Elle était morte !… morte en gardant son secret !

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Nérée Beauchemin Apprenti Poète

Par Amable Tastu

Amable Tastu, nom de plume de Sabine Casimire Amable Voïart, née le 31 août 1798 à Metz et morte le 10 janvier 1885 à Palaiseau, est une femme de lettres française.

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