Adieu aux bois

Bois où je voudrais vivre, il faut vous dire adieu !

Depuis l’aube égayant les moissons ondoyantes,
Jusqu’au soleil pâli des vendanges bruyantes,
J’ai voulu contempler la grande œuvre de Dieu.

Au bois j’ai vu passer, avec ma rêverie,
L’altière chasseresse et la chaste Egérie ;
J’ai vu faucher le trèfle à l’ombre du moulin ;

J’ai vu dans les froments la moissonneuse agile,
Telle que la chantaient Théocrite et Virgile,
Presser la gerbe d’or sur son corset de lin ;

J’ai vu, quand les enfants se barbouillaient de mûres,
La vendangeuse aller aux grappes les plus mûres,
Et répondre aux amants par un rire empourpré :

Le vin coule au pressoir, le vigneron est ivre,
Le regain est fauché ; j’ai vu le premier givre
Frapper le bois ; la neige ensevelir le pré.

Je pars, je vais revoir l’amitié qui m’oublie,
Ton peintre et ton poète, ô charmante Ophélie !
Beau rêve de Shakespeare en ces deux cœurs tombé ;

Sainte-Beuve, qui pleure un autre Sainte-Beuve,
Hugo, Vigny, Musset, Banville, urnes du fleuve
Qui verse l’ambroisie aux rêveurs, comme Hébé.

Gérard le voyageur m’écrira du Méandre,
Valbreuse me dira : Trente ans ! adieu, Léandre ;
Ariel à Paris me parlera du Rhin.

Gautier, d’un fourreau d’or tirant un paradoxe,
Viendra te battre en brèche, ô sottise orthodoxe !
De Philine et Mignon je rouvrirai l’écrin.

Esquiros, Thoré, Süe, armés de l’Évangile,
Bâtiront sous mes yeux leur Église fragile
Avec Saint-Just pour saint et pour Dieu Jésus-Christ.

La Fayette, amoureux de poésie ardente,
M’allumera l’enfer de son aïeul le Dante :
Janin, Karr et Gozlan diront : Voilà l’esprit !

Lamartine au banquet de Platon me convie ;
Sand, Balzac et Sandeau me conteront la vie ;
Grisi va me verser les perles de sa voix.

Point d’hiver à Paris ! car s’il pleut ou s’il neige,
J’irai voir le soleil au Louvre dans Corrége,
Ou dans votre atelier, Diaz, Decamps, Delacroix !

Oui, je retourne à toi, poétique bohème,
Où dans le nonchaloir on fait un beau poème
Avec un peu d’amour tombé du sein de Dieu.

Bois où je voudrais vivre, il faut vous dire adieu !

Bruyères, le 15 novembre 1845.

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André Lemoyne Apprenti Poète

Par Arsène Houssaye

Arsène Houssaye, pseudonyme d’Arsène Housset, né le 28 mars 1814 à Bruyères-et-Montbérault et mort le 26 février 1896 à Paris, est un homme de lettres français. Il est également connu sous le pseudonyme d’Alfred Mousse.

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