Le jour blanc se levait à peine sur la mer

Le jour blanc se levait à peine sur la mer.
Des gouttes d’eau tintaient à mon balcon de fer.
Je m’accoudai, tremblant de fièvre et triste, en face
De l’océan obscur et rauque et de l’espace.
Sépulcre cimenté de plomb blême et de poix,
Le ciel bas sur mon cœur pesait de tout son poids.
Chaque fois que, mêlant sa rumeur à mon rêve,
Le tonnerre des flots s’écroulait sur la grève,
Ma vitre bourdonnait faiblement. J’étais seul.
Dans ma chambre les draps traînaient comme un linceul ;
La veilleuse en mourant jetait de grandes ombres
Sur les meubles confus et dans les miroirs sombres.

Ô nuits, nuits sans sommeil, qu’on passe au bord du lit
A guetter le moment où l’orient pâlit !
On s’éveille d’un rêve amer, baigné de larmes,
L’esprit halluciné de secrètes alarmes.
Anxieux tour à tour d’amour et de remords,
On sent autour de soi la présence des morts.
On voit revivre, usant son spleen de ville en ville,
Sa jeunesse asservie à la volupté vile ;
Ou quelque douce femme invisible, parfois,
Vous pose sur le front la fraîcheur de ses doigts.

Ainsi, les yeux brûlants et l’oreille sonore,
J’observais, tout songeur, la soucieuse aurore.
Le souvenir du vieil amour et du passé
Me plantait jusqu’au fond du cœur son fer glacé.
L’image que nulle autre image n’a chassée
Visitait en pleurant mon âme et ma pensée.
Ses bras nus m’accablaient de leurs tendres liens ;
Elle disait « C’est moi, mon bien-aimé, je viens
Apporter mon plus clair sourire à ta détresse.
Reconnais ton enfant chérie et ta maîtresse.
Voici mes seins, voici l’odeur de mes cheveux,
Baise ma bouche et sois consolé, je le veux !… »

Elle s’évanouit alors, la vaine image,
Et le vent pluvieux flatta seul mon visage.

Et soudain, à travers la grise immensité,
Je me vis dans un lieu funèbre transporté.
J’errais avec lenteur de tombe en tombe, l’âme
Tremblante encore du triste adieu de cette femme.
C’était un soir brumeux de Toussaint. J’arrivai
Au sépulcre où le nom de ma race est gravé,
Et, pressant d’un fiévreux baiser la pierre verte,
Ivre d’une douleur âcre, je criai « Certes,
Ô morts ! il ne faut pas envier ce vivant
Qui gémit comme un pin rebroussé par le vent.
Alors que vous goûtez dans votre nuit profonde
Le souverain oubli de vous-même et du monde,
Cet homme, cet enfant qui se jette à genoux
Pour être, ô bienheureux défunts ! plus près de vous,
Ce rêveur âprement s’enracine à la terre.
L’insatiable feu des voluptés l’altère.
Il ouvre son cœur vide à la gloire ; il attend
Comme une église où va tonner l’orgue éclatant ;
Il espère, il a soif d’aimer, il aime, il doute,
Et, buttant de fatigue, il traîne sur sa route
Son orgueil, son espoir et son ombre en marchant
Vers les monts envahis par la paix du couchant.
Vous qu’il a vus, les doigts crispés, la chair jaunie,
Supporter des saisons entières d’agonie,
Vous encore qu’il revoit, hélas ! joyeux et forts
Et rayonnants d’amour et de jeunesse, ô morts !
Ô morts, partagez-lui les fleurs et les prières
Que les passants pieux répandent sur vos pierres,
Pour que ce voyageur reprenne son chemin
Avec la foi dans l’âme et des lys à la main !

J’ouvris les yeux. Le ciel versait un jour avare.
Des troupes d’albatros volaient autour du phare.
Les voiles des pêcheurs se glissaient hors du port.
Le flot sur les récifs brisait d’un sourd effort,
Et sur la vaste mer au loin blanche d’écume,
L’aube grise traînait son suaire de brume
Qu’une pluie aux longs fils pressés tramait d’argent.

Et moi je demeurai, plein de larmes, songeant
Aux fins d’amour, aux nuits de départ où l’on pleure,
Aux serments révoqués par la fuite de l’heure,
Aux sanglots étouffés dans la gorge, aux baisers
Trempés de sel, aux cris, aux silences brisés,
A ces amants dont l’œil sourit au suicide
Et qui s’en vont, muets et hagards, l’esprit vide,
Emportant sous le ciel douteux du petit jour
Le froid intérieur d’un adieu sans retour.

Ô jeunesse qui fus la mienne, ô douloureuse !
Je te laisse clouée à ta croix amoureuse
Avec un poids mortel de roses sur le front.
Les femmes qui t’ont fait souffrir te pleureront.
Pour moi je redescends la colline gravie,
D’un pas viril, les yeux plus larges, vers la vie.
Forger, lutter, brandir l’épée ou le marteau,
Partager aux errants des routes son manteau,
Être bon, être pur, être grand, être un homme
Que le seul bruit du bien qu’il a semé renomme,
Entrer comme un rayon d’azur dans les taudis,
Remplir d’amour le cœur âpre et sec des maudits,
Visiter les chevets et les âmes sans joie,
Dire « Croyez en Dieu, car c’est lui qui m’envoie, »
Se sentir chaque soir plus paisible et meilleur,
Ce rêve d’une fin de nuit d’avril, Seigneur,
Ne sera-ce qu’un rêve encore après tant d’autres ?
Ou compterai-je un jour au nombre des apôtres
Qui, satisfaits d’avoir accompli leur destin,
Meurent les yeux ouverts sur l’éternel matin ?

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Charles Guérin Apprenti Poète

Par Charles Guérin

Charles Guérin, né le 29 décembre 1873 à Lunéville, où il est mort le 17 mars 1907, est un poète français.

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