Noël à bord

Nous avions relâché la veille à Ploumanac’h.
Aucun de nous n’avait consulté l’almanach
Et nous ne savions pas que Noël était proche.
Il ventait doux. Le ciel était comme un jardin,
Tant il y fleurissait d’étoiles, quand soudain
La Jeanne-Estève alla donner contre une roche.

Mais, au lieu de s’ouvrir en deux, notre bateau
Demeura là comme pressé dans un étau,
Sans pouvoir avancer ni reculer d’un pouce.
La brurne à ce moment couvrit tout. Il semblait
Que nous étions cernés dans une mer de lait,
D’où montait une plainte douce…

Une plainte confuse et vague, un chant lointain
Qui tremblait sur la mer du côté de Plestin,
Comme exhalé de mille bouches clandestines.
Il approchait avec la brume et le jusant,
Si bien qu’on y pouvait distinguer à présent
Des mots bretons, mêlés de syllabes latines.

Pour être franc, je n’étais pas très rassuré :
Le vieil Eno criait déjà Miserere
Et jurait de ne plus s’attarder aux auberges.
Stanis, pauvre innocent, riait d’un rire amer,
Et soudain le brouillard disparut, et la mer
Fut pleine de clartés de cierges.

Il en naissait, il en surgissait de partout !
Comme on voit sur les blés les abeilles en août,
Leurs feux pâles dansaient à la pointe des lames.
Ils rayaient l’ombre avec des vols brusques d’oiseaux.
Et, tandis que leurs bonds se croisaient sur les eaux,
On entendait grossir la prière des Âmes.

Car c’étaient des noyés qui s’en venaient ainsi
Vers la ville à qui Dieu dénia sa merci,
Ker-Is, dont bruissaient les cloches sous-marines.
Trente évêques les précédaient en chapes d’or,
Chantant l’Ecce Deus et le Confiteor,
Les mains en croix sur leurs poitrines.

Ils passèrent si près du bord qu’en nous penchant
Nous aurions pu saisir chaque mot de leur chant.
Hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules,
Les noyés se serraient derrière eux, en troupeau,
Et les frocs goémoneux qui claquaient sur leur peau
Avaient trempé sept ans dans l’écume des houles.

Ils levaient tristement sur nous leurs yeux sans fond,
Leurs yeux troubles, pareils à la neige qui fond,
Et passaient, marmonnant d’étranges litanies.
Ils disaient : « Bienheureux, quand le Sauveur est né,
Ceux à qui, sur le gouffre amer, fut épargné
L’effroi des lentes agonies !

« Voici la radieuse et liliale nuit !
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
C’est pour vous que l’on a dressé la sainte table
Et que luit sur l’autel le mystique ostensoir.
Venez, accourez tous par les chemins du soir
Vers le royal Jésus couché dans son étable.

« Il est là. Ses beaux yeux, sous ses cheveux bouclés,
Sont comme des bleuets éclos parmi les blés.
Entre ses frêles bras pourrait tenir le monde.
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
Voici la radieuse et liliale nuit,
La nuit en miracles féconde !

« Mais nous qui n’avons plus que nos yeux pour pleurer,
Nous qu’une fois tous les sept ans on voit errer
Sur l’abîme, perdant notre âme goutte à goutte,
Nos prières ne montent pas jusqu’à Jésus,
Et maudits sont les flancs dont nous sommes issus,
Parce qu’aucune main ne nous versa l’absoute… »

Ils disaient, et nos cœurs s’emplissaient de remords.
Ah ! la dure leçon que nous donnaient les morts !
C’était l’heure bénie où la terre bretonne,
Riant comme une aïeule à l’Enfant nouveau-né,
N’est que chansons, de Plouézec à Locminé.
Job murmura : « Dieu nous pardonne !

« Dieu nous pardonne ! Un voile était sur notre esprit.
Quand l’univers entier dans l’attente du Christ
Haletait, comme un corps épuisé par les fièvres,
Oh ! l’oubli révoltant ! seuls parmi les humains.
Nous n’avons pas baissé la tête, joint les mains.
Ingrats ! Aucun de nous n’a desserré les lèvres !

« Eno, Stanis, et vous, capitaine, jurons
De faire un grand pavois avec nos avirons
Et d’entendre la messe à la prochaine escale.
Nous hisserons l’Enfant Jésus sur le pavois
Et nous ferons le tour de l’église trois fois
Et trois fois le tour de la cale… »

Et brusquement tout disparut. L’aube avait lui.
Le vieil Eno frottait ses yeux et, près de lui,
Mes autres matelots semblaient sortir d’un rêve…
À trois heures de là nous entrions au port.
Le vent est sud-sud-est et je signe au rapport :
Pierre Mainguy, patron du sloop la Jeanne-Estève.

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Nérée Beauchemin Apprenti Poète

Par Charles Le Goffic

Charles-Henri Francis Jean-Marie Le Goffic, né le 14 juillet 1863 à Lannion où il est mort le 12 février 1932, est un poète, romancier et critique littéraire français dont l'œuvre célèbre la Bretagne.

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