J’ai connu giacometti…

J’ai connu
Giacometti en 1925 à
Montparnasse.
Il était comme moi – comme moi j’étais à cette époque: un homme de la nuit, c’est-à-dire qu’on restait des nuits entières à
Montparnasse, au
Dôme, et il était comme aujourd’hui, parce que, au fond, qu’est-ce que c’est, le temps?
En quarante ans, on peut dire : il y a la présence, l’amitié, la maladie et puis la mort.
Plus jeune, on connaît beaucoup moins de gens qui meurent mais, maintenant, on sait qu’on est sur la liste.
Je crois que je suis encore plus âgé, de deux ans à peu près, qu’Alberto.

J’ai habité chez lui, il y a quarante ans.
J’y suis retourné il y a quelques semaines.
Rien n’avait bougé.
Je crois qu’il changeait les draps, c’est tout.
Bien sûr, tout le monde change, mais
Alberto, comme son atelier, était toujours pareil, c’est-à-dire que, comme autrefois – dans un autrefois encore récent – il se passait toujours la main sur le visage.
Il riait beaucoup.
Il se passait toujours la main sur le visage comme pour le modifier, comme pour l’effacer.
Il était rarement content de ce qu’il faisait.
Il disait toujours : « Ça, je vais le foutre en l’air.
Je vais le foutre en l’air. »
Il disait : «
C’est pas bien ça. »
Il était en colère et, en même temps, il riait. Ça ne l’intéressait pas, le désespoir de l’artiste ».
Il travaillait et il poursuivait quelque chose.
Et puis après, il montrait, si l’on peut dire, son gibier, les résultats de sa poursuite et alors c’était drôle, parce qu’à force de se passer la main sur le visage, il n’a rien effacé du tout.
Il est pareil.
Comme tous les gens qui font quelque chose de vrai ou qui obéissent à une nécessité, à la fois le plaisir, à la fois autre chose, c’est son portrait qu’il faisait.
Même quand il prenait un autre pour modèle,
Diego son frère, par exemple.

Je l’ai vu pour la dernière fois à
Vence, à l’inauguration de la
Fondation
Maeght et là il y a une esplanade avec ses statues, les «
Hommes courant ».
J’ignore si, lui, il avait un univers à lui, mais, là, c’est un univers qui est sorti, qui a les pieds sur terre et qui est extraordinaire et qui n’attire pas seulement les spécialistes -je veux dire les esthéticiens, les connaisseurs.
Non, là les enfants eux-mêmes s’arrêtent et regardent ses êtres.
Ce sont des êtres, quoi.
Il savait faire des êtres.

Je l’ai souvent rencontré à
Saint-Germain-des-Prés mais il était resté un homme de
Montparnasse.
Il retournait toujours aux mêmes endroits, il avait ses habitudes.
Il y a des gens qui peuvent être ailleurs quand ils veulent, ils n’ont pas besoin d’avoir un passeport.
Il avait ça en lui.

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Jacques Prévert Apprenti Poète

Par Jacques Prévert

Jacques Prévert, né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine et mort le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite, est un poète français. Auteur de recueils de poèmes, parmi lesquels Paroles, il devint un poète populaire grâce à son langage familier et à ses jeux sur les mots.

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