Le nez

Il n’est pas toujours véritable
Que chacun aime son semblable,
Puis qu’on voit d’un contraire sort
La plus camarde de la rue
Être amoureuse devenue
D’un grand nez à double ressort.

Mais vous n’entendez pas la ruse ;
Par ce grand nez, cette camuse
Conserve en tout temps sa beauté :
L’hiver, au feu ce nez de balle
Lui sert d’écran contre le hâle,
Et de parasol en été.

Je ne tiendrais plus pour merveille
La Pyramide nonpareille
Qui jadis ombrageait Memphis,
Puis que ce nez à triple étage
À midi mettrait à l’ombrage
Six rangs de piquiers dix-à-dix.

Ce grand nez sert en mainte sorte :
De verrou à fermer la porte,
De bourdon pour un pèlerin,
De javelot, de hallebarde,
De pilon a broyer moutarde,
Et de claquet pour un moulin.

II sert aux maçons de truelle.
D’un éventail à damoiselle,
De bêche pour les jardiniers,
De soc pour labourer la terre,
D’une trompette pour la guerre
Et d’astrolabe aux mariniers.

Ce nez en dos d’âne se cambre
Comme l’anse d’un pot de chambre,
Puis, s’évasant en coquemar,
Son gros bout, plat comme une gâche,
Se rend propre à faire un rondache
Ou l’écusson d’un jaquemart.

Mais pourquoi, petite camarde,
Aimes-tu ce nez de bombarde ?
Tes amours sont désordonnés.
Pensais-tu, lascive saffrette,
Que le membre de sa braguette
Fut à proportion du nez ?

Tu ne savais donc pas, folâtre,
Que nature voulant (marastre)
Dessus ce corps prodigieux
Se jouer en ses artifices,
Lui fit le nez entre les cuisses
Et le priape (*) entre les yeux ?

Mais ce qui est le plus difforme,
C’est que sous ce grand nez énorme
S’ouvrent deux grands trous caverneux
Qui lui broient plus de peinture
Que le cul, peintre de nature,
Sur l’anneau d’un retrait bréneux.

Qui voit ses narines soufflantes,
Écumeuses, larges, ronflantes,
Peut bien juger que ce paillard
Eut jadis un roussin pour père,
Ou que sa ribaude de mère
L’engendra du cheval Bayard.

Aussi un jour ce gros ivrogne
Ronflait, d’une bachique trogne,
Si fort dessus son traversin,
Que, sur les murs, les échauguettes,
Pensant ouïr quelques trompettes,
En firent sonner le tocsin.

* Priape : Sexe.

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André Lemoyne Apprenti Poète

Par Jean Auvray

Jean Auvray, né vers 1580, probablement en Normandie et mort avant 1624, est un poète satirique français. Jean Auvray a été chirurgien à Rouen, et ne saurait être confondu avec son homonyme dramaturge contemporain, avocat à Paris.

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