À M. De Guilleragues

De la connaissance de soi-même.

Esprit né pour la cour, et maître en l’art de plaire,
Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler.
Faut-il dans la satire encor me signaler,
Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
Faire encore aux auteurs redouter mes caprices ?
Jadis, non sans tumulte, on m’y vit éclater,
Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s’irriter,
Aspirait moins au nom de discret et de sage ;
Que mes cheveux plus noirs ombrageaient mon visage.
Maintenant, que le temps a mûri mes désirs,
Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
Bientôt s’en va frapper à son neuvième lustre,
J’aime mieux mon repos qu’un embarras illustre.
Que d’une égale ardeur mille auteurs animés
Aiguisent contre moi leurs traits envenimés ;
Que tout, jusqu’à Pinchêne, et m’insulte et m’accable :
Aujourd’hui vieux lion je suis doux et traitable ;
Je n’arme point contre eux mes ongles émoussés.
Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés :
Je ne sens plus l’aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.

Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis :
C’est l’erreur que je fuis; c’est la vertu que j’aime.
Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même.
C’est là l’unique étude où je veux m’attacher.
Que, l’astrolabe en main, un autre aille chercher
Si le soleil est fixe ou tourne sur son axe,
Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe ;
Que Rohaut vainement sèche pour concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ;
Ou que Bernier compose et le sec et l’humide
Des corps ronds et crochus errant parmi le vide :
Pour moi, sur cette mer qu’ici-bas nous courons,
Je songe à me pourvoir d’esquif et d’avirons,
A régler mes désirs, à prévenir l’orage,
Et sauver, s’il se peut, ma raison du naufrage.

C’est au repos d’esprit que nous aspirons tous ;
Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
Un fou rempli d’erreurs, que le trouble accompagne,
Et malade à la ville ainsi qu’à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui :
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.
Que crois-tu qu’Alexandre, en ravageant la terre,
Cherche parmi l’horreur, le tumulte et la guerre ?
Possédé d’un ennui qu’il ne saurait dompter,
Il craint d’être à soi-même, et songe à s’éviter.
C’est là ce qui l’emporte aux lieux où naît l’aurore,
Où le Perse est brûlé de l’astre qu’il adore.

De nos propres malheurs auteurs infortunés,
Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
A quoi bon ravir l’or au sein du nouveau monde ?
Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l’onde
Est ici comme aux lieux où mûrit le coco,
Et se trouve à Paris de même qu’à Cusco :
On ne le tire point des veines du Potose.
Qui vit content de rien possède toute chose.
Mais, sans cesse ignorants de nos propres besoins,
Nous demandons au ciel ce qu’il nous faut le moins.

Oh ! que si cet hiver un rhume salutaire,
Guérissant de tous maux mon avare beau-père,
Pouvait, bien confessé, l’étendre en un cercueil,
Et remplir sa maison d’un agréable deuil !
Que mon âme, en ce jour de joie et d’opulence,
D’un superbe convoi plaindrait peu la dépense !
Disait le mois passé, doux, honnête et soumis,
L’héritier affamé de ce riche commis
Qui, pour lui préparer cette douce journée,
Tourmenta quarante ans sa vie infortunée.
La mort vient de saisir le vieillard catherreux :
Voilà son gendre riche ; en est-il plus heureux ?
Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse,
Déjà nouveau seigneur il vante sa noblesse.
Quoique fils de meunier, encor blanc du moulin,
Il est prêt à fournir ses titres en vélin.
En mille vains projets à toute heure il s’égare :
Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre,
Rêveur, sombre, inquiet, à soi-même ennuyeux.
Il vivrait plus content, si, comme ses aïeux,
Dans un habit conforme à sa vraie origine,
Sur le mulet encore il chargeait la farine.

Mais ce discours n’est pas pour le peuple ignorant,
Que le faste éblouit d’un bonheur apparent.
L’argent, l’argent, dit-on ; sans lui tout est stérile :
La vertu sans l’argent n’est qu’un meuble inutile.
L’argent en honnête homme érige un scélérat ;
L’argent seul au palais peut faire un magistrat.
Qu’importe qu’en tous lieux on me traite d’infâme ?
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans âme ;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités,
J’ai cent mille vertus en louis bien comptés.
Est-il quelque talent que l’argent ne me donne ?
C’est ainsi qu’en son cœur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l’éclat ne saurait décevoir,
Qui mets au rang des biens l’esprit et le savoir,
J’estime autant Patru même dans l’indigence,
Qu’un commis engraissé des malheurs de la France.

Non que je sois du goût de ce sage insensé
Qui, d’un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier : Je suis libre.
De la droite raison je sens mieux l’équilibre ;
Mais je tiens qu’ici-bas, sans faire tant d’apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.
Pourquoi donc s’égarer en des projets si vagues ?

Ce que j’avance ici, crois-moi, cher Guilleragues,
Ton ami dès l’enfance ainsi l’a pratiqué.
Mon père, soixante ans au travail appliqué,
En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre,
Un revenu léger, et son exemple à suivre.
Mais bientôt amoureux d’un plus noble métier,
Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier.
Pouvant charger mon bras d’une utile liasse,
J’allai loin du palais errer sur le Parnasse.
La famille en pâlit, et vit en frémissant
Dans la poudre du greffe un poète naissant :
On vit avec horreur une muse effrénée
Dormir chez un greffier la grasse matinée.
Dès lors à la richesse il fallut renoncer :
Ne pouvant l’acquérir, j’appris à m’en passer ;
Et surtout redoutant la basse servitude,
La libre vérité fut toute mon étude.
Dans ce métier funeste à qui veut s’enrichir,
Qui l’eût cru que pour moi le sort dût se fléchir ?
Mais du plus grand des rois la bonté sans limite,
Toujours prête à courir au-devant du mérite,
Crut voir dans ma franchise un mérite inconnu,
Et d’abord de ses dons enfla mon revenu.
La brigue ni l’envie à mon bonheur contraires,
Ni les cris douloureux de mes vains adversaires,
Ne purent dans leur course arrêter ses bienfaits.
C’en est trop : mon bonheur a passé mes souhaits.
Qu’à son gré désormais la fortune me joue ;
On me verra dormir au branle de sa roue.

Si quelque soin encore agite mon repos,
C’est l’ardeur de louer un si fameux héros.
Ce soin ambitieux me tirant par l’oreille,
La nuit, lorsque je dors, en sursaut me réveille ;
Me dit que ses bienfaits, dont j’ose me vanter,
Par des vers immortels ont dû se mériter.
C’est là le seul chagrin qui trouble encor mon âme.
Mais si, dans le beau feu du zèle qui m’enflamme,
Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur
Je puis sur ce sujet satisfaire mon cœur,
Guilleragues, plains-toi de mon humeur légère,
Si jamais, entraîné d’une ardeur étrangère,
Ou d’un vil intérêt reconnaissant la loi,
Je cherche mon bonheur autre part que chez moi.

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Nicolas Boileau Apprenti Poète

Par Nicolas Boileau

Nicolas Boileau, dit Boileau-Despréaux, est un poète, traducteur et critique littéraire français né le 1ᵉʳ novembre 1636 à Paris et mort dans la même ville le 13 mars 1711.

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