Conscience

Ô Mort, j’ai connu la souffrance
De sentir le vide et le noir
Arracher d’un seul coup de gueule mon espoir.
Alors dans la ville j’errai,
Me demandant pourquoi le bruit et les lumières,
Pourquoi la foule en mouvement,
Et rien ne parvenait à mon entendement.
J’étais comme un esprit soudain désincarné
Que plus rien ne relie aux hommes ;
Je m’approchais de mes amis, je leur parlais
Mais ils ne semblaient pas comprendre mon langage.
Parfois j’apercevais comme un signal confus :
– Ah ! un espoir nouveau ! Le vent soufflait dessus.
– Cet autre un peu plus loin ? Il s’enfonçait sous terre.
Ensemble, des malheurs anciens
Dévoilaient au dernier des faces
Qui le marquaient au sceau de leur postérité
Et tous, autour de moi, hurlaient : Fatalité !
Puis plus rien, rien que la souffrance,
Plus rien que la plongée en un trou, pour jouir
De son étreinte horrible et chaude,
De ses baisers pareils aux morsures des vers.

Et de m’être, vivant, perçu dans le tombeau,
Ô Mort, je te rayai du nombre de mes maux.

Plus tard me vint la joie.
Sous mes yeux la foule anonyme
S’agitait dans la lutte et le rêve et le crime.
Le vent de chaque effort arrivait à mes muscles,
Ma gorge se serrait pour toutes les douleurs,
Comme le mien, le sang répandu m’était cher :
Je sentais en mon cœur des appétits pervers,
Semblables à ceux du dehors ;
Je voyais s’exalter, de trouvaille en trouvaille,
Le songe des illuminés ;
Il se créait des dieux, des temples, des légendes ;
Les symboles sortaient, blancs et nus, de la lande ;
Je subissais le feu des héros, des apôtres ;
Il n’était nul combat, nulle idée, nul amour
Dont je ne revivais la beauté tour à tour.

Le monde extérieur alors s’évanouit.
À sa place, devant mon regard ébloui,
Mes actes, mes pensées depuis mes premiers jours
Jaillirent par à-coups d’un paysage astral,
Sous forme d’un signe idéal,
Et je les vis germer, s’élancer, prendre un sens.
C’étaient des tiges recourbées, des feux bizarres,
Des gestes de travail, de douleur, de menace,
Des maisons s’élevant d’un bond à leurs terrasses,
Des nombres, des statues, d’autres signes encore,
Et chacun d’eux en se traçant
Disait, du début au présent,
Les phases d’action et d’idée alternées :
Toute ma vie était un jour de conscience.
Et d’avoir plus de ciel en moi que ton emprise
N’en peut obnubiler, ô Mort, je te méprise.

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Alphonse Beauregard Apprenti Poète

Par Alphonse Beauregard

Né à La Patrie (Compton en Québec) le 5 janvier 1881, Alphonse Beauregard doit abandonner ses études à la mort de son père. Il pratique alors divers métiers, tout en publiant des poèmes dès 1906 dans quelques journaux et revues (parfois sous pseudonyme de A. Chasseur). Il prend une part active à la rédaction du Terroir et devient secrétaire de l'école littéraire de Montréal, tout en travaillant comme commis au port de Montréal. À peine élu président de l'école, il meurt asphyxié au gaz le 15 janvier 1924. Son poème « Impuissance » est paradoxalement un des plus puissants de cette époque.

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