Ceux qui meurent et Ceux qui combattent – IV. Une Nuit blanche

La ville, mer immense, avec ses bruits sans nombre,

A sur les flots du jour replié ses flots d’ombre,

Et la Nuit secouant son front plein de parfums,

Inonde le ciel pur de ses longs cheveux bruns.

Moi, pensif, accoudé sur la table, j’écoute

Cette haleine du soir que je recueille toute.

Plus rien ! ma lampe seule, en mon réduit obscur

De son pâle reflet inondant le vieux mur,

Dit tout bas qu’au milieu du sommeil de la terre

Travaille une pensée étrange et solitaire.

Et cependant en proie à mille visions,

Mon esprit hésitant s’emplit d’illusions,

Et mes doigts engourdis laissent tomber ma plume.

C’est le sommeil qui vient. Non, mon regard s’allume,

Et, comme avec terreur, ma chair a frissonné.

Quel est ce bruit lointain ? Ah ! l’horloge a sonné !

Et la page est encor vierge. Mon corps débile

Se débat sous le feu d’une fièvre stérile.

J’attends en vain l’idée et l’inspiration.

Comme tu me mentais, splendide vision

Qui venais me bercer d’une espérance vaine !

Être impuissant ! n’avoir que du sang dans la veine !

Avoir voulu d’un mot définir l’univers,

Et ne pouvoir trouver l’arrangement d’un vers !

Me suis-je donc mépris ? Dans mon cœur qui ruisselle

Dieu n’avait-il pas mis la sublime étincelle ?

Oh ! si, je me souviens. En mes désirs sans frein,

Enfant, j’ai vu de près les colosses d’airain ;

Je cherchais dans la forme ardemment fécondée

Le moule harmonieux de toute large idée ;

J’allais aux géants grecs demander tour à tour

Quelle grâce polie ou quel rude contour

Fait vivre pour les yeux la synthèse éternelle.

Esprit épouvanté, je me perdais en elle,

Tâchant de distinguer dans quels vastes accords

Se fondent les splendeurs des âmes et des corps,

Et méditant déjà comment notre génie

Impose une enveloppe à la chose infinie.

Hélas ! amants d’un soir, en vain nous enlaçons

La morne Galatée et ses divins glaçons.

Pourquoi m’as-tu quitté, Muse blanche ? Ô ma lyre !

Quel ouragan t’a pris ton suave délire ?

Quelle foudre a brisé votre prisme éclatant,

Ô mes illusions de jeunesse ? Pourtant

J’aime encor les longs bruits, le ciel bleu, le vieil arbre,

Les lointains discordants, et ma strophe de marbre

Sait encor rajeunir la grande Antiquité.

Ô Muse que j’aimais, pourquoi m’as-tu quitté ?

Pourquoi ne plus venir sur ma table connue

Avec tes bras nerveux t’accouder chaste et nue ?

Jetons les yeux sur nous, vieillards anticipés,

Cœurs souillés au berceau, parleurs inoccupés !

Ce qui nous perdra tous, ce qui corrode l’âme,

Ce qui dans nos cœurs même éteint l’ardente flamme,

C’est notre lâche orgueil, spectre qui devant nous

Illumine les fronts de la foule à genoux ;

Le poison qui décime en un jour nos phalanges,

C’est ce désir de gloire et de vaines louanges

Qui fait bouillir le sang vers le cœur refoulé.

Oh ! nous avons l’orgueil superbement enflé,

Nous autres ! travailleurs qui voulons le salaire

Avant l’œuvre, et montrons une sainte colère

Pour saisir les lauriers avant la lutte ! Enfants

Qui, le cigare en main, nous rêvons triomphants,

Vierges encor du glaive et du champ de bataille !

Nains au front dédaigneux qui haussons notre taille

Sur les calculs étroits de notre ambition,

Qui, blasés sans avoir connu la passion,

Croyons sentir en nous cette verve stridente

Que l’enfer avait mis dans la plume du Dante,

Ou le doute fatal qui réveillait Byron,

Comme un cheval fouetté par le vent du clairon !

Devant nous ont passé quelques sombres génies

Qui vous jetaient aux vents, farouches harmonies

Dont nous psalmodions une note au hasard !

Tout fiers d’avoir produit un pastiche bâtard,

D’avoir éparpillé quelques syllabes fortes,

Fous, ivres, éperdus, nous assiégeons les portes

Des Panthéons bâtis pour la postérité !

C’est un aveuglement risible en vérité !

Quand nous aurons longtemps sur les livres antiques

Interrogé le sens des choses prophétiques,

Lu sur les marbres saints d’Égine et de Paros

Le sort des Dieux, jouet mystérieux d’Éros ;

Dans le livre du monde, à la page où nous sommes,

Quand nous épellerons le noir secret des hommes ;

Quand nous aurons usé sans relâche nos fronts

Sous l’étude, et non pas sous de justes affronts,

Ô lutteurs, nous pourrons de notre voix profonde

Dire au monde : C’est nous, et remuer le monde.

Mais jusque-là, sans trêve, aux Zoïles méchants

Voilant avec amour l’ébauche de nos chants,

Étreignons la nature, et mesurons sans crainte

Ce bas-relief géant dont nous prenons l’empreinte !

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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