Jocrisse

Ce siècle, beau, mais décadent,

-Comme l’ont prédit les augures,

Voit au fond du rouge occident

S’effacer les grandes figures.
Mangin ne vend plus de crayons,

Avec son bagout dur et leste.

Peut-être qu’il vend des rayons,

Dans une calèche céleste.
Robert Macaire n’est plus roi

Au bagne affreux ni dans le bouge,

Et ne fait pas naître l’effroi,

N’ayant plus son pantalon rouge;
Et triste, faisant son paquet,

Emportant sa malle et sa harpe,

Le prodigieux Bilboquet

Renonce à marchander la carpe.
Prudhomme, exempt de tous mollets,

Sur son front dévasté ramène

Des crins, plus étirés que les

Vers du récit de Théramène.
Polichinelle est aboli.

Dans la neige d’une avalanche

Se dissipe son nez pâli,

Aussi blanc qu’une truffe blanche.
Pierrot, morne et l’air abattu,

Se promenant à Pampelune,

Dit: O Lune, me connais-tu?

– Pas du tout, dit la blanche Lune.
Oui, tous ces héros glorieux,

Que les cieux de flamme éblouissent,

Dans les lointains mystérieux

S’effacent et s’évanouissent.
Seul, ô Jocrisse, aimable enfant,

Dont l’oeil doux charmait ta nourrice,

Toi que l’Illusion défend,

Chaste, ingénu, divin Jocrisse,
Etre initial et sans prix,

O toi que la brise courtise,

Au milieu de nous tu fleuris,

Éternel comme la Bêtise.
Dans tes petits yeux radieux

La Certitude heureuse éclate.

Naïf, tu vas, comme les Dieux,

Vêtu de la pourpre écarlate.
Plus allègre que Jupillon,

Pareil à la fleur sur sa tige,

Un symbolique papillon

Près de tes cheveux roux voltige.
Et ce messager du ciel pur,

Léger comme ta petite âme,

Jette un éclair d’or et d’azur

Dans ta chevelure de flamme.
Toi, sur qui la Fée, en rêvant,

Pose encor sa main protectrice,

Ami du soleil et du vent,

Incommensurable Jocrisse,
Ignorant ce que les passants

Peuvent abriter sous leurs crânes,

Tu montres autant de bon sens

Et de sagesse — que les Anes!
22 janvier 1889.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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