La Bonne Lorraine

Livrée aux léopards anglais par Ysabeau

Notre France allait être un cadavre au tombeau.

Elle n’avait plus rien de sa fierté divine,

Et Suffolk et Talbot lui broyaient la poitrine ;

Plus de vaillance, plus d’espoir, c’était la fin.

Affolés par la peur affreuse et par la faim,

Les paysans quittaient par troupes leurs villages.

Ils s’enfuyaient et, las de subir les pillages,

Ils allaient vivre au fond des bois avec les loups.

Le roi de Bourges, cœur inquiet et jaloux,

Sans toucher son épée où s’amassait la rouille,

Docile, abandonnait sa vie à la Trémouille ;

Orléans succombait déjà plus qu’à moitié,

Lorsque Dieu vit la France et la prit en pitié.

C’est alors qu’il choisit, pour sauver cette reine,

Un champion, qui fut la robuste Lorraine,

La Lorraine où jamais le travail ni les ans

N’abattent la vertu mâle des paysans.

Dieu, nous plaignant, voulut qu’elle prît la figure

D’une vierge donnant au ciel son âme pure,

Comme une hostie offerte à Jésus triomphant,

Et qu’elle tînt la hache avec un bras d’enfant,

Forte de son amour et de son ignorance,

Pour chasser l’étranger qui dévorait la France

Comme un troupeau de bœufs mange l’herbe d’un parc,

Et la Lorraine alors se nomma Jeanne d’Arc !

Ô toi, pays de Loire, où le fleuve étincelle,

Tu la vis accourir, cette rude Pucelle

Qui, portant sa bannière avec le lys dessus,

Combattait dans la plaine au nom du roi Jésus !

Faucheuse, elle venait faucher la moisson mûre,

Et le joyeux soleil dorait sa blanche armure.

Elle pleurait d’offrir des festins aux vautours,

Et montait la première aux échelles des tours.

Partout sûre en son cœur de vaincre, Orléans, Troyes,

Malgré le Bourguignon vorace, étaient ses proies.

Lorsqu’elle pénétrait dans ces séjours de rois,

On entendait sonner dans le vent les beffrois

Avec de grands cris d’or pleins d’une joie étrange,

Et le peuple ravi la suivait comme un ange.

Puis elle retournait, héros insoucieux,

À la bataille, et saint Michel, au haut des cieux

Flamboyants, secouait devant elle son glaive.

Le roi Charles conduit par elle comme en rêve,

Et sacré sous l’azur dans l’église de Reims ;

Tant de succès hardis, tant d’exploits souverains,

Tant de force, Dunois, Xaintrailles et Lahire

Suivant, joyeux, ce chef de guerre au doux sourire ;

Le grand pays qui met des lys dans son blason

Ressuscité des morts malgré la trahison,

Tout cela, tant l’Histoire est un muet terrible !

Devait finir un jour à ce bûcher horrible

Où la Pucelle meurt dans un rouge brasier ;

Et le songeur ne sait s’il doit s’extasier

Davantage devant l’adorable martyre,

Ou devant la guerrière enfant qu’un peuple admire,

Le rendant à l’honneur après ses lâchetés,

Et dont le sang d’agneau nous a tous rachetés !

Ô sainte, ô Jeanne d’Arc, toi la bonne Lorraine,

Tu ne fus pas pour nous avare de ta peine.

Devant notre pays aveugle et châtié,

Pastoure, tu frémis d’une grande pitié.

Sans regret tu pendis au clou ta cotte rouge,

Et toi qui frissonnais pour une herbe qui bouge,

Tu mis sur tes cheveux le dur bonnet de fer.

Pour déloger Bedford envoyé par l’enfer,

Tu partis à la voix de sainte Catherine !

Et porter un habit d’acier sur ta poitrine,

Et t’offrir, brebis sainte, au couteau du boucher,

Et chevaucher pendant les longs jours, et coucher

Sur le sol nu pendant l’hiver, comme un gendarme ;

Tu faisais tout cela sans verser une larme,

Jusqu’à ce que ta France eût vengé son affront,

Et, comme un lion fier, secoué sur son front

Sa chevelure, et par tes soins, bonne pastoure,

Eût retrouvé son los antique et sa bravoure !

Mais, oh ! pourquoi dans tous les temps blessée au flanc

Laisse-t-elle aux buissons des taches de son sang ?

Jeanne, à présent c’est toi, c’est la Lorraine même

Que tient dans ses deux poings l’étranger qui blasphème,

Et qui brave ta haine aux farouches éclairs.

C’est lui, le dur Teuton d’Allemagne aux yeux clairs,

Qui fauche tes épis rangés en longue ligne

Dans la plaine, et c’est lui qui vendange ta vigne.

Tes fleuves désormais ont des noms étrangers,

Un bracelet hideux pèse à tes pieds légers,

Ô guerrière intrépide et que la gloire allaite !

Une chaîne de fer serre ton bras d’athlète,

Et la morne douleur est au pays lorrain.

Mais laisse venir Dieu, le juge souverain

Que servit ton génie, et qui voit ta souffrance.

Ne désespère pas, regarde vers la France !

Tu rallumas ses yeux éteints, comme un flambeau ;

C’est toi qui la repris toute froide au tombeau

Et qui lui redonnas ton souffle : elle te nomme

Depuis ces jours anciens Libératrice, et comme

Alors tu te donnas pour elle sans faillir,

Elle n’entendra pas non plus sans tressaillir

Jusqu’en sa mœlle, et sans que la pitié la prenne,

Le long sanglot qui vient des marches de Lorraine !
30 mai 1872.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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