La Charrette

Montrant leur belle collerette

Et leurs appas ensorceleurs,

Sur une hideuse charrette

Brillent les plus charmantes fleurs.
Oui, violettes, roses, jaunes,

D’un jaune clair, délicieux,

Elles sont comme un choeur de faunes

Qui s’épanouit sous les cieux.
Et la charrette fait merveille!

Mais celle qui la traîne, hélas!

Est une abominable vieille,

Courbant l’épaule, comme Atlas.
Elle est couleur de pain d’épice,

Cuite au grand air, et ses yeux bleus

Sont profonds comme un précipice

Ouverts sous un ciel fabuleux.
Elle marche, ivre de courage,

Et ne se met pas en émoi

Pour le soleil ou pour l’orage.

Elle est comme moi, comme moi!
Elle a sa vertu pour cuirasse

Et ne songe pas à s’enfuir.

C’est l’eau du ciel qui la décrasse

Et le vent qui tanne son cuir.
Elle fut belle et même sage.

Mais plus tard, lorsque vint son tour,

Elle a senti sur son visage

La griffe atroce de l’Amour.
Elle a quarante ans de services.

Jadis mignonne, elle a tété

La mamelle de tous les Vices

Et veut voir encor cet été.
Cette femme parisienne

Qui fut assise au grand festin,

Parcourt la ville qui fut sienne,

Et sait tout, comme le Destin.
Lorsque vient la fin du poëme,

Il faut se faire une raison.

Jadis elle était, elle-même,

Comme un printemps en floraison.
Étrange comme la Joconde,

Elle mangeait des ortolans,

Et sur elle portait Golconde.

Elle régnait par ses talents.
Supplice et délice des âmes,

Sur son cou neigeux ruissela

Un fleuve d’astres et de flammes.

Le temps a changé tout cela.
Celle qui fut la soeur d’Hélène

Se réchauffe sous un tricot,

Met à ses pieds des bas de laine

Et se nourrit d’un vil fricot.
Et moi, rimeur à l’âme altière,

A présent, mon sort est pareil

A celui de la bouquetière

Qui vend des fleurs et du soleil.
J’ai subi les fureurs, la haine,

La gaîté des merles siffleurs

Et d’autres ennuis. Mais je traîne

Aussi ma charrette de fleurs!
29 avril 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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