Le Cher Fantôme

Ô larmes de mon cœur, lorsque la bien-aimée

Fut morte, et que sa tombe, hélas ! fut refermée,

Quand tout fut bien fini, quand je demeurai seul,

Ayant vu cette enfant cousue en son linceul,

Oh ! je ne pleurai pas son âme, non, sans doute !

Car tout me disait bien que l’âme prend sa route

Vers les déserts du ciel éthéré ; qu’étant Dieu,

Elle s’élancera vers les astres de feu

Comme un puissant oiseau, pour se plonger, ravie,

Dans les ruissellements de joie et dans la Vie.

Mais je pleurais sa forme adorable, son corps

Où la grâce divine avait mis ses accords,

Et dans son effrayante et chaste et fière allure

Cet or en fusion qui fut sa chevelure !

Quoi ! disais-je, cet or, ces roses, ces blancheurs,

Cette chair, où couraient les plus douces fraîcheurs,

Ces noirs sourcils, les cils que la brise querelle,

Sa prunelle où la flamme était surnaturelle,

Son bras pur, ces lueurs fauves qui m’enivraient,

Ces pourpres, ces rougeurs, ces lèvres qui s’ouvraient

Voluptueusement ainsi que des corolles,

Tout cela n’est plus rien désormais ; ses paroles

Ne dérouleront plus des notes de cristal !

Ô douleurs, ô ruine, ô délire fatal !

Quoi ! ce chef-d’œuvre entier de formes et de lignes,

Son jeune sein, plus blanc que la plume des cygnes,

Et ce vague frisson de rose d’Orient

Où la lumière passe et joue en souriant,

Ces dents où la caresse aimante se mutine,

Cet ensemble de grâce et de force enfantine,

Ce beau type idéal sur la terre jeté

Dans sa perfection et son étrangeté,

Va s’endormir sous l’herbe et, dépouille flétrie,

Cet objet merveilleux de mon idolâtrie

Dans la nuit du tombeau, dans l’immuable hiver,

Lambeau meurtri, pâture effroyable du ver,

Sentira donc sur lui ces bouches assassines

Dans la terre gluante où passent des racines !

Puis sa chair, ses os même en cendre s’en iront ;

L’arbre insensible et dur poussera dans son front,

Et les buissons, les fleurs, l’herbe du cimetière,

Nourris d’elle à jamais, la boiront tout entière !

Elle fera grandir les rameaux chevelus,

Et de tant de trésors il ne restera plus

Que le lys meurtrier et la rose sanglante !

C’est ainsi qu’en ma tête en feu, de pleurs brûlante,

Je roulais ma misère et mon affreux souci.

Moi, le fougueux athlète à la lutte endurci,

Je sentais mon courage, archer vainqueur de l’ombre,

Fuir étonné devant l’horreur de la nuit sombre,

Comme aussi ma vertu, ce cavalier géant,

Frissonner sur le gouffre immense du néant.

Pâle, éperdu, pensif, pris dans un noir délire,

Je n’osais même plus toucher la grande lyre.

Pendant plus de trois ans privé de ma raison,

Et revoyant toujours le verre de poison

Dans sa petite main tremblante, avec délice

Je pleurai cette enfant qui fut mon Eurydice,

Et, comme un naufragé qui sous le gouffre vert

Évanoui, rigide et par les eaux couvert,

Ne sentant même plus le froid qui le dévore

Ni le ruissellement glacé, gémit encore

Parmi l’obscurité murmurante des flots,

Même dans mon sommeil je poussais des sanglots.

Mais, une nuit, au sein des sinistres féeries,

Tandis que je dormais sous le fouet des Furies,

Et que dans le cruel silence mes tourments

S’exhalaient par des pleurs et des gémissements,

Je la revis, c’était bien elle ! dans un rêve.

Oh ! si belle toujours ! Sa chevelure d’Ève,

Comme une vapeur d’or, voltigeait à l’entour

De son front ; son visage étincelait d’amour,

Et mes regards, fermés pour les choses profanes,

Voyaient le sang courir dans ses bras diaphanes !

Lumineuse, traînant un long vêtement bleu,

Contre la cheminée où brûlait un grand feu

Elle appuya sa main d’opale radieuse,

Et toute son allure était mélodieuse !

L’ardent rayonnement que projette l’esprit

La faisait resplendir tout entière ; elle ouvrit

Sa bouche dont la ligne eût ravi Praxitèle

Et parla : Cher, ô cher exilé, disait-elle

En laissant résonner le cristal de sa voix,

Ne pleure plus ! Je vis telle que tu me vois,

Fraîche comme le lys et la rose trémière.

Mes cheveux fulgurants, effluves de lumière,

Vivent ; et ces couleurs, ces formes, ces contours

Que tu nommais jadis mon corps, vivent toujours,

Mais beaux, mais rajeunis par une apothéose,

Et ma lèvre d’enfant sourit, sanglante et rose !

L’âme silencieuse et le corps sont tous deux

Immortels sans retour, et ce serpent hideux

Qui mord, en se tordant, le talon de ses maîtres,

La Mort, ne détruit pas la figure des êtres.

Ce qui meurt ici-bas naît dans l’infini bleu.

Écoute bien ceci : Quand le pouce de Dieu

S’est imprimé, rêveur, sur une face humaine,

L’empreinte vit, malgré la mort, malgré la haine,

Malgré la sombre nuit d’où l’esclave aux beaux yeux

Une seconde fois s’élance radieux.

Oui, sans doute, la Mort, l’être affreux que tu nommes

La Mort, mange et détruit l’enveloppe des hommes ;

Elle plante sa dent cruelle dans nos chairs,

Et, pour le désespoir de ceux qui nous sont chers,

Avec les ossements d’où veut sortir un ange

Elle fait de la cendre inerte et de la fange ;

Mais, quand son noir travail est fini, quand sa main

A pendant bien des jours torturé l’être humain,

Lorsqu’elle a transformé ce chef-d’œuvre en poussière,

Alors, du limon vil, de la cendre grossière,

Où tout s’arrêterait pour le stoïcien,

Renaît un corps nouveau, tout pareil à l’ancien,

Effrayant comme lui pour la Mort altérée,

Mais fait d’une substance encor plus éthérée.

Dans ses veines, après le formidable exil

De la terre, circule un sang vif et subtil ;

Sa lèvre, qu’un rayon touche, se rassasie

D’air immatériel saturé d’ambroisie ;

Son esprit est lumière, et ses sens plus parfaits

Pénètrent d’un seul coup la cause et les effets.

Mais ce qui fut d’abord sa beauté sur la terre

Survit dans son aspect divin que rien n’altère,

Et, lorsqu’il est permis à l’homme sans remords

De les voir dans un rêve, il reconnaît les morts.

Oui, regarde-moi bien, je vis, blanche, enflammée,

Pure, mais telle enfin que tu m’as tant aimée,

Superbe comme Hélène à la clarté du jour.

Et quand, né de la fange et de l’ombre, à ton tour

Tu te verras surgir éperdu vers l’aurore,

N’emportant d’ici-bas que ta lyre sonore,

Nos chers liens d’amour ne seront pas brisés,

Et tu retrouveras mon front sous tes baisers.

Seulement, désormais, les ombres sépulcrales

Ont fui mes yeux emplis de lueurs sidérales ;

Mon pied, qui de l’espace ouvert n’est plus banni,

Bondit d’un vol charmant dans le libre infini ;

Mes sens plus compliqués et qui percent les voiles

Perçoivent dans l’éther le parfum des étoiles

Et voient distinctement les formes de l’azur.

La musique des cieux, le chant jadis obscur

Des sphères, dans son rhythme arrive à mon oreille ;

Les constellations de la voûte vermeille

Pendent à ma portée, et je touche à leurs nœuds

Épars, et dénouant mes cheveux lumineux

Au vent du ciel baigné dans le concert des astres,

Je l’écoute, appuyée au pied des bleus pilastres,

Tandis que tout un chœur au vol démesuré

Accourt au flamboiement de mon vol azuré.

Vois-les, ces cheveux d’or où le rayon se pose,

Ce front, ces bras de neige et ce talon de rose,

Et cette bouche folle heureuse de fleurir,

Ne pleure plus jamais ce qui ne peut mourir,

Et que ta voix parmi les hommes se déploie

Dans un immense chant lyrique, ivre de joie.

Vision, vision ! toujours tu brilleras

Devant ma face, avec la neige de ses bras,

Et je suivrai toujours dans une ombre sacrée

Sa chevelure d’or par des flammes dorée.

C’est pourquoi je serai joyeux, comme un sculpteur

Dont l’âme virginale et dont l’œil contempteur

Ne veut pas une tache à la blancheur des marbres ;

Près de la source froide, ange, et sous les grands arbres,

Dans un chant triomphal qui se rit du tombeau,

Je redirai la gloire immortelle du Beau.

Tout brûlant du baiser céleste d’Eurydice,

Je chanterai l’Amour, la Clarté, la Justice,

Et les hommes pensifs s’éblouiront de voir

Mes regards de héros, fixés sur le Devoir,

Mépriser tous les vils intérêts de la terre,

Cependant que mon Ode ouvre, fleur solitaire,

Son calice de pourpre ardente épanoui,

Et que je sentirai, dans un rêve inouï,

Cet Ange glorieux, vainqueur des épouvantes,

Secouer sur mon front des étoiles vivantes.
Juin 1860.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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La Forêt de Tristesse

Et te donner ne suffit plus, tu te prodigues