Quartier Saint-Merri

Au coin de la rue de la Verrerie

Et de la rue Saint-Martin

Il y a un marchand de mélasse.
Un jour d’avril, sur le trottoir

Un cardeur de matelas

Glissa, tomba, éventra l’oreiller qu’il portait.
Cela fit voler des plumes

Plus haut que le clocher de Saint-Merri.

Quelques-unes se collèrent aux barils de mélasse.
Je suis repassé un soir par là,

Un soir d’avril,

Un ivrogne dormait dans le ruisseau.
La même fenêtre était éclairée.

Du côté de la rue des Juges-Consuls

Chantaient des gamins.
Là, devant cette porte, je m’arrête.

C’est de là qu’elle partit.

Sa mère échevelée hurlait à la fenêtre.
Treize ans, à peine vêtue,

Des yeux flambant sous des cils noirs,

Les membres grêles.
En vain le père se leva-t-il

Et vint à pas pesants,

Traînant ses savates,
Attester de son malheur

Le ciel pluvieux.

En vain, elle courait à travers les rues.
Elle s’arrêta un instant rue des Lombards

À l’endroit exact où, par la suite,

Passa le joueur de flûte d’Apollinaire.
Du cloître Saint-Merri naissaient des rumeurs.

Le sang coulait dans les ruisseaux,

Prémice du printemps et des futures lunaisons.
L’horloge de la Gerbe d’Or

Répondait aux autres horloges,

Au bruit des attelages roulant vers les Halles.
La fillette à demi nue

Rencontra un pharmacien

Qui baissait sa devanture de fer.
Les lueurs jaune et verte des globes

Brillaient dans ses yeux,

Les moustaches humides pendaient.
— Que fais-tu, la gosse, à cette heure, dans la rue ?

Il est minuit,

Va te coucher.
— Dans mon jeune temps, j’aimais traîner la nuit

J’aimais rêver sur des livres, la nuit.

Où sont les nuits de mon jeune temps ?
— Le travail et l’effort de vivre

M’ont rendu le sommeil délicieux.

C’est d’un autre amour que j’aime la nuit.
Un peu plus loin, au long d’un pont

Un régiment passait

Pesamment.
Mais la petite fille écoutait le pharmacien.

Liabeuf ou son fantôme maudissait les menteurs

Du côté de la rue Aubry-le-Boucher.
— Va te coucher petite

Les horloges sonnent minuit,

Ce n’est ni l’heure ni l’âge de courir les rues.
L’eau clapotait contre un ponton

Trois vieillards parlaient sous le pont

L’un disait oui et l’autre non.
— Oui le temps est court, non le temps est long…

— Le temps n’existe pas dit le troisième.

Alors parut la petite fille.
En sifflotant le pharmacien

S’éloignait dans la rue Saint-Martin

Et son ombre grandissait.
— Bonjour petite dit l’un des vieux

— Bonsoir dirent les deux autres

— Vous sentez mauvais dit la petite.
Le régiment s’éloignait dans la rue Saint-Jacques,

Une femme criait sur le quai,

Sur la berge un oiseau blessé sautillait.
— Vous sentez mauvais dit la petite

— Nous sentirons tous mauvais, dit le premier vieillard

Quand nous serons morts.
— Vous êtes morts déjà, dit la petite

Puisque vous sentez mauvais !

Moi seule ne mourrai jamais.
On entendit un bruit de vitre brisée.

Presque aussitôt retentit

La trompe grave des pompiers.
Des lueurs se reflétaient dans la Seine.

On entendit courir des hommes,

Puis ce fut le bruit de la foule.
Les pompes rythmaient la nuit,

Des rires se mêlaient aux cris,

Un manège de chevaux de bois se mit à fonctionner.
Chevaux de bois ou cochons dorés

Oubliés sur le parvis

Depuis la dernière fête.
Charlemagne rougeoyait,

Impassibles les heures sonnaient,

Un malade agonisait à l’Hôtel-Dieu.
L’ombre du pharmacien

Qui s’éloignait vers Saint-Martin-des-Champs

Épaississait la nuit.
Les soldats chantaient déjà sur la route :

Des paysans pour les voir

Collaient aux fenêtres leurs faces grises.
La petite fille remontait l’escalier

Qui mène de la berge au quai.

Une péniche fantôme passait sous le pont.
Les trois vieillards se préparaient à dormir

Dans les courants d’air au bruit de l’eau.

L’incendie éventrait ses dernières barriques.
Les poissons morts au fil de l’eau

Flèches dans la cible des ponts,

Passaient avec des reflets.
Tintamarre de voitures

Chants d’oiseaux

Son de cloche
— Ho ! petite fille

Ta robe tombe en lambeaux

On voit ta peau.
— Où vas-tu petite fille ?

— C’est encore toi le pharmacien

Avec tes yeux ! ronds comme des billes !
Détraqué comme une vieille montre,

Là-bas, sur le parvis Notre-Dame

Le manège hennissait sa musique.
Des chevaux raides se cabraient aux carrefours.

Hideusement nus,

Les trois vieillards s’avançaient dans la rue.
Au coin des rues Saint-Martin et de la Verrerie

Une plume flottait à ras du trottoir

Avec de vieux papiers chassés par le vent.
Un chant d’oiseau s’éleva square des Innocents.

Un autre retentit à la Tour Saint-Jacques.

Il y eut un long cri rue Saint-Bon
Et l’étrange nuit s’effilocha sur Paris.

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