Johann Wolfgang von Gœthe

Johann Wolfgang von Goethe, né le 28 août 1749 à Francfort et mort le 22 mars 1832 à Weimar, est un romancier, dramaturge, poète, théoricien de l’art et homme d’État allemand. En savoir plus sur Wikipédia.

Quelques œuvres de Johann Wolfgang von Gœthe :

Années de pèlerinage de Wilhelm Meister, Wolfgang von Goethe 1821 :

Roman pédagogique de Wolfgang Goethe (1749-1832), conçu dès 1798 comme devant être la suite et la conclusion des “Années d’apprentissage de Wilhelm Meister”.

 

Ce n’est qu’en 1807 que l’oeuvre commence à prendre forme dans l’esprit de Goethe parvenu à la maturité; son élaboration demanda plusieurs années et elle fut publiée en 1821, mais cette première édition ne devait en représenter que la première partie. En même temps que ces “Années de pèlerinage”, et dans un but de polémique morale, il en parut une falsification du curé Pustkuchen (1793-1834), contre laquelle s’élevèrent Tieck dans sa nouvelle, “Les fiançailles”, et Immermann, en 1822, avec une “Carnavalade”. Ceci conduisit Goethe à reprendre son travail en 1823-1824, mais pour très peu de temps. La rédaction du texte actuel date en effet des années 1825 à 1829; il faut y ajouter quelques appendices posthumes: “Méditations selon l’intention du Passant”, “Les archives de Macarie”, le poème “Testament” et ces tercets qui prirent le titre de “En contemplant le crâne de Schiller”. L’oeuvre fut publiée en trois volumes. Elle parut en 1827, sans ces additions, grâce aux soins d’ Eckermann, qui en avait reçu l’autorisation de Goethe de son vivant. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie que l’auteur essaya de donner au roman une certaine unité artistique, à laquelle cependant il n’atteignit jamais, malgré la beauté des détails.

 

Le récit s’ouvre sur un tableau qui semble extrait d’une toile du XVIe siècle. Le chapitre, ou plutôt la nouvelle, s’intitule “La fuite en Egypte” et décrit la famille d’un artisan. Celui-ci est né et a grandi dans un ancien sanctuaire en ruines, dédié à saint Joseph: cette ambiance artistique et mystique agit peu à peu sur sa formation, et il vit sans s’en apercevoir, qu’il s’agisse de sa vie intérieure ou de son comportment extérieur, la vie du saint. Menuisier lui aussi, il épouse une jeune fille pauvre et vertueuse nommée Marie. Il reonstruit la chapelle en en respectant la beauté et le caractère sacré, et se partageant entre son travail et sa famille, il mène une vie simple, primitive et patriarcale. Telle est la première forme de vie sociale qui s’offre à l’expérience du protagoniste Wilhelm Meister. Ce dernier a entrepris un voyage pour l’instruction de son fils Félix, et a promis à Natahlie de ne pas passer plus de trois nuits sous le même toit. Dans ce roman cependant, Wilhelm n’est plus le personnage principal: il n’est qu’un prétexte, un simple moment du fragile lien tendant à donner une unité au récit, une sorte de témoin. Si, dans la “Vocation théâtrale”, il est tout et s’il anime tout de son intense vie, si, dans les “Années d’apprentissage”, il est toujours l’observateur placé au centre et l’expérimentateur sans lequel la construction entière du roman s’effondrerait, il n’est ici que le commentateur des théories pédagogiques et sociales énoncées et vécues par les différents personnages du roman.

 

Un dialogue entre Montan et Wilhelm nous fait entre d’emblée dans le vif du sujet, c’est-à-dire qu’il nous montre la fin que se propose l’auteur: le but de la vie de Wilhelm est maintenant exclusivement l’ éducation de son fils Félix, qui doit, cependant, se faire différemment de celle de son père. La génération qui monte appartient au nouveau siècle; la période de cet idéal de culture encyclopédique qui embrassait un vaste domaine est terminée; maintenant, la façon de procéder est autre on travaille sur un point, en profondeur, en reliant, dans le domaine de l’ utile, la partie au tout.. “Se borner à un métier est ce qu’il y a de mieux. Pour un esprit sans envergure, il restera toujours un métier, pour un esprit plus élevé, il deviendra un art.

 

Le meilleur des hommes, lorsqu’il fait une chose, fait tout; autrement dit, moins paradoxalement, il voit dans la chose unique qu’il accomplit le symbole de tout ce qui est fait avec rectitude”, dit Montan, qui est ici la nouvelle personnification du Jarno des “Années d’apprentissage”. L’ éternel, le nécessaire et la loi forment la nouvelle trinité du culte goethéen. La seconde expérience de la vie patriarcale, étendue à une colonie qui prospère sous l’oeil vigilant d’un oncle bienfaisant, conduit Wilhelm et Félix dans une région plus vaste et plus harmonieuse. Ici règne la devise: “En partant de l’ utile, à travers le vrai, on atteint le beau”. Ii enore l’oncle, comme dans les “Années d’apprentissage”, est entouré de ses neveux, Léonardo, Julie et Hersilie, qui rappellent Lothaire, Nathalie et la Comtesse, et mettent une note vivante dans la cristalline froideur du dialogue. Une idylle très pure naît entre Hersilie et Félix adolescent, telle une fraîche touffe d’herbe et de fleurs au milieu des roches alpestres. Quant à Makarie, la “belle âme”, elle s’élève, pure et sublime. Elle gravite dans les sphères interplanétaires, liée à cette mathématique astronomique, loi naturelle, surhumaine et divine. Son âme ne se perd pas dans la contemplation mystique de l’harmonie suprême, mais elle s’y adapte et y adapte toutes choses humaines et terrestres, en vivant dans une sublimité universelle. A la fin du roman, l’auteur lui oppose, comme une espèce de pôle harmonique, le rabdomancien qui connaît le mystère des entrailles de la terre, fermant ainsi l’immense cosmos divin de Goethe. L’oncle fait connaître le principe social qui représente le troisième degré de l’ ascèse de la prospérité d’une personne doit provenir celle de nombreuses autres. Mais il ne s’agit encore là que d’une conception de philanthrope éclairé, telle que le XVIIIe siècle nous en a donné des exemples. Par ontre, le neveu de Léonardo, qui appartient à la génération montante, ouvre la voie vers une nouvelle organisation, plus vaste et plus moderne, et qui doit amener à une collaboration mondiale. Léonardo porte aux filateurs et aux tisserands de la montagne des chargements de coton provenant des contrées lointaines, et, fixant à chaque homme et à chaque chose la place la meilleure pour le développement de la petite industrie, il crée, -dans une ambiance idyllique qui se ressent de l’influence de l’ancien piétisme allemand (le travail s’effectue au milieu des hymnes et des psaumes chantés en choeur)- l’ échange commercial entre les deux mondes. Mais l’ invention de la machine, venue d’Angleterre, trouble cette pacifique industrie et fait surgir le nouveau et important problème de l’ émigration. Il y a un moment de désagrégation nécessaire: il faut dépasser la tradition locale, la vie tranquille du village, pour entrer dans l’engrenage du monde économique et international. Pour l’homme, deviennent alors nécessaire un degré plus élevé de culture et une nouvelle ascèse: il doit créer au dedans de lui sa patrie, portant en lui-même son harmonie, y plantant ses propres racines. L’ idéal de l’humanité doit être substitué à celui de la famille et de la patrie. C’est pourquoi la “Société des compagnons de voyage”, qui se prépare à émigrer, est obligée d’honorer tous les ultes. On y parvient au moyen d’une sévère discipline transmise dans la “Province pédagogique”, à laquelle Wilhelm Meister onfie l’ éducation de son fils Félix, et l’on prépare les hommes destinés au nouveau monde.

 

Si on fait la comparaison avec les “Années d’apprentissage”, cette idée de l’institut pédagogique est tout à fait nouvelle. Désormais, les influences du nouveau siècle, surtout celle de Pestalozzi, se font sentir. Si tout d’abord Goeth s’était montré hostile à la nouvelle pédagogie, qui lui semblait chez son premier auteur utopique et froide, plus tard, lorsqu’il la revit appliquée par Fellenberg, à l’école de Hofwyl, il comprit qu’elle pouvait être féconde, et il embrassa sa cause. La “Province pédagogique” des “Années de pèlerinage” n’est qu’une interprétation goethéenne de cette école suisse. Les enfants sont avant tout dressés aux travaux agricoles, puis dirigés sur un métier particulier correspondant à leurs aptitudes, bien étudiées auparavant. Tout travail est accompagné de chants rythmiques afin que l’élève s’habitue à l’ harmonie. Il prendra ensuite conscience de la communauté morale à laquelle il appartient grâce à un approfondissement du sentiment religieux. Mais la religion ne lui sera pas enseignée selon un catéchisme dogmatique: on fera en sorte de développer petit à petit le germe religieux primordial qui se trouve dans chaque être humain, ainsi que cela se passe dans l’histoire de l’humanité. Un principe religieux essentiel est le respect ou la crainte (“Ehrfurcht”); chez les enfants, elle doit se manifester par le respect envers ce qui leur est supérieur. En grandissant, ils apprendront à respecter aussi les bornes que la Providence impose à la nature, et à comprendre la nécessité de la douleur et du sacrifice, c’est-à-dire à respecter ce qui est inférieur. Adultes enfin, grâce à leur amour et à leur action envers la ollectivité, ils vaincront les bornes et les douleurs, en respectant ce qui est égal à eux. La religion chrétienne est le sommet auquel puisse parvenir l’humanité: elle ne peut être dépassée que par le philosophe qui, placé au centre, “doit abaisser jusqu’à lui ce qui lui est supérieur, élever à son niveau ce qui lui est inférieur, méritant grâce à cette position centrale, le nom de sage”. L’homme parfiat doit réunir en lui ces trois stades dans une unité trinitaire semblable à la trinité divine, dans le rspect envers soi-même. Trois galeries de tableaux représentant l’ Ancien puis le Nouveau Testament, et enfin la passion et la mort du Christ font voir aux enfants vivants dans l’histoire, ces trois stades religieux. la dernière galerie, le “saint des saints”, n’est ouverte qu’une fois l’an et n’y sont admis que les élèves prêts à affronter la vie. Seuls les initiés sont appelés à pénétrer le mystère “que cache la divine profondeur de la douleur”. Ces motifs hautement chrétiens peuvent être rattachés à la dernière scène de “Faust”. Un autre aspect important de la nouvelle pédagogie est l’accent mis sur l’esprit de synthèse (et non pas d’ analyse), auquel Meister se réfère dans ses études sur l’anatomie car Goethe juge indispensable son étude attentive et approfondie du corps humain. Le roman se termine en effet par une scène où il met sa science en pratique, en sauvant son fils Félix, qui a fait une chute de cheval.

 

Reliées au récit-cadre par un fil ténu -le plus souvent très artificiel- ou parfois n’ayant aucun lien avec lui, quelques nouvelles y furent insérées. Goethe plus jeune y a créé des personnages vivants, tels cette “Brune jeune fille” (1815), que cherche Léonardo et que Wilhelm retrouve vers la fin du livre: c’est une femme fidèle à son pays et à son compagnon disparu. La “Folle voyageuse” (1808) est une réminescence d’une nouvelle française. Qaunt à ‘L’homme de cinquante ans” (1817), très fine étude psychologique sur l’ amour illusoire qu’éprouve une petite jeune fille pour un homme mûr d’une part, et d’autre part un jeune homme pour une petite veuve fanée (situation qui trouvera une solution saine et naturelle dans le véritable amour qui naît entre les deux jeunes gens), elle se mêle dans le roman à un délicieux voyage sur le lac Majeur, où renaît le nostalgique souvenir de Mignon. “La nouvelle Mélusine” est une fable narrée par Friedrich, qui a la faculté de raconter des choses fantastiques comme s’il les avait réellement vécues. Toujours dans le premier livre, “Qui est le traître?” (1820) met en scène le jeune Lucidor qui doit épouser Julie et ne sait comment avouer son amour pour Lucinde, la soeur de cette dernière: les jeunes filles qui ont écouté ses lamentations faites à haute voix, se moquent gracieusement de lui, et jusqu’à la fin s’amusent de sa timide indécision. Dans les trois volumes de cet ouvrage sont condensés toute l’expérience sociale et la méditation philosophique et pédagogique du vieillard Goethe, e qui rend le roman lourd et morcelé. Les paysages servent de décors, ils n’ont plus de contact immédiat avec la sensibilité du poète. Ils s’harmonisent dans son âme avec le mystère divin de cette nature que Goethe recheche maintenant avec une anxiété religieuse, et ils n’apparaissent vivants que dans les réits et nouvelles, qui sont comme des espaces ouverts à la vie et au soleil. Cependant, une idée domine toute l’oeuvre, idée qui reste l’ultime conclusion de l’immense labeur de Goethe chacun doit s’intégrer dans le Tout; ainsi seulement peut-on se sentir lié à l’ universel.

Ce que nous apportons, Wolfgang von Goethe 1802 :

Allégorie en un acte de Wolfgang Goethe (1749-1832), écrite à l’occasion de la réouverture du théâtre de Lauchstädt, le 26 juin 1802.

 

L’ancien théâtre y est symbolisé par la chaumière de Martin et de Marthe, la commère. Grâce aux enchantements de Mercure, la vieille chaumière est changée en palais. Quant aux deux vieillards, ils prennent les noms symboliques de Philémon et Baucis.

 

Le jeune Pathos (la Tragédie), Nymphe (le Sentiment de la Nature) et Phoné (l’ Opéra) entrent en scène avec deux enfants, dont l’un représente l’ Imagination créatrice et l’autre l’Art dramatique. Les scènes suivantes font plus ou moins clairement allusion à l’évolution du théâtre de Weimar à l’époque où Goethe en était le directeur. Mercure, par ses dons magiques, tient ensuite le rôle du héraut: “Il rassemble, analyse et interprète le tout, et met en relief les liens existant entre le public et le théâtre allemand”. Illustrée par une mise en scène brillante, par l’action et les voix des acteurs, cette allégorie devait perdre à peu près tout son agrément une fois imprimée. Ainsi que l’écrivait Schiller, les passages les plus remarquables “faisaient l’effet d’un dialogue plat, d’étoiles brodées sur un manteau de gueux”. D’ailleurs Goethe n’avait cédé qu’après de longues hésitations aux insistances de l’éditeur Cotta. De nouvelles scènes furent ajoutées à cette pièce, qui fut reprise lors de l’inauguration du Théâtre de Halle en 1814. Elles ont été attribuées à Goethe qui, à vrai dire, n’avait fait qu’en fournir l’argument à leur auteur véritable, Riemer, qui était son secrétaire.

Dieu, âme et monde, Wolfgang von Goethe 1815 :

Ensemble de 110 petites pièces, distiques, quatrains, etc. de Johann Wolfgang Goethe (1749-1832), se rattachant aux “Proverbes” et aux “Xénies”.

Publiées dans les “Poésies”, datées de 1815, elles traduisent la pensée de l’époque religieuse de Goethe. Il conçoit la religion comme un optimisme absolu du monde et de l’homme, comme une vénération de la majesté divine, immanente à la nature, mais il ne s’attache pas à une forme confessionnelle: Que serait un Dieu qui ne communiquerait son impulsion que du dehors; c’est du dedans qu’il doit mouvoir le monde. Goethe ne manque pas d’un certain sens mystique de l’ infini, mais il part toujours d’un point limité: “Si tu veux procéder vers l’ infini, épuise de toutes parts le fini”. Il envisage le monde infini tant dans sa variété que dans son mouvement; de cette conception il passe à celle de la polarité magnétique qu’il reprendra dans sa “Théorie des couleurs”. Dans ces vers, Goethe entend fixer, en de brèves sentences, des pensées fugitives qui perdent leur caractère philosophique pour devenir des images poétiques précises.

Dieu et le monde, Wolfgang von Goethe :

Poèmes philosophiques de Wolfgang Goethe (1749-1832), réunis dans le recueil intitulé “Poésies”. Ils appartiennent à la dernière période de la vie de l’auteur et datent approximativement des années postérieures à 1815.

 

Quelques vers en guise d’introduction, précédant le “Proemium” (1816), nous donnent l’idée directrice de ces poèmes inspirés par les tendances philosophico-scientifiques de Goethe et ses idées sur la métamorphose et l’ entéléchie. Le “Proemium” expose sous une forme poétique l’ immanentisme de Goethe, qu’il tend d’ailleurs à préciser à l’égard de Jacobi, avec qui il soutient une âpre dispute au sujet de son livre “Des choses divines”. La faculté de Goethe de s’intégrer dans le monde infini de la nature divine, de “voir Dieu dans la nature et la nature en Dieu” trouve sa parfaite expression dans la poésie: “L’ individu et le Tout” (1821): l’ entéléchie d’ Aristote remplace la monade de Leibniz pour contraindre ce Dieu à une activité perpétuelle, si bien qu’il ne “peut se reposer jamais”. Tout doit se mouvoir en créant, agir, se former, sans cesse se perfectionner; car, immobile en apparence, l’ Eternité passe, rapide, en toutes choses: car “toutes choses, dans le néant disparaissent – Si elles veulent persister dans l’être”. Ces derniers vers, pris isolément, furent interprétés à tort comme un pessimisme proche du nihilisme. Goethe s’en défendit dans le poème intitulé: “Testament”.

 

Ces vers, inspirés de Kant, rejoignent le ciel et la conscience morale: “Regarde en toi-même, – Là, tu retrouveras immédiatement le sens -Qui aux généreux jamais ne faillit. – Là, nulle règle ne te manquera, – Ta conscience avertie et assurée -Sera pour toi le soleil qui mène le jour”. Les vers suivants rappellent Giordano Bruno: “Fie-toi librement à tes sens – Par eux rien de faux ne survient – Si l’esprit est éveillé”. Enfin, le concept de la vérité tel qu’il suit est essentiellement goethéen: “Ce qui fructifie, voilà la vérité”; cette fécondité splendide engendre seule les élus: poètes et philosophes qui “savent” fixer clairement ce qui “s’agite en eux”. C’est toujours cet instant éternel qui intervient comme pensée prédominante dans l’incessante activité de l’homme selon Goethe (voir “Essai sur la métamorphose des plantes” et “La métamorphose des animaux”). “Paroles originelles – Orphisme”, publié en 1820, mais conçu dès 1818, résulte des études du poète sur les anciens mythes grecs et les “mystères orphiques”. En 1818, Goethe envoya ce poème à Boisserée, le qualifaint de “vieilles sentences magiques sur le destin des hommes”, “résumé d’une description très ancienne et très condensée du sort humain”. Il comprend cinq couplets de huit vers; chacun porte un titre grec et allemand, soit, successivement: “Démon” – “Hasard” – “Amour” – “Nécessité” – “Espérance”. Le “Démon représente le caractère indélébile de la personnalité qui, dans l’ antiquité, était déterminé par l’ astrologie et comportait quelque chose de fatal, d’immuable.

 

Mais la vie sociale, le milieu, l’éducation, modifient la personnalité: c’est le rôle du hasard. “Hasard” et “Démon” s’unissent avec “Amour”, créant en l’homme une apparence de liberté. Mais “Amour” est soumis à des lois inflexibles qui lient “à la volonté des astres”; la “Nécessité” domine la volonté et la liberté; quant à l’ “Espérance”, elle rouvre ces portes murées, nous soulève sur ses ailes légères et nous emporte vers les mystères infinis.

 

Le poème écrit en l’honneur de l’anglais Howard, auteur d’un ouvrage important sur les nuages dans lequel il “avait déterminé l’ indéterminé, en le limitant et en lui donnant un nom”, fut inspiré à Goethe par ses études de météorologie. A chacun des termes de Howard: “stratus”, “cumulus”, “cirrus”, “nimbus”, correspond une strophe de Goethe. Malgré l’aridité du sujet, ces morceaux sont éminemment poétiques. Chaque pensée, que nous retrouvons ailleurs décomposée et sicutée en ses éléments philosophiques, acquiert ici, grâce au génie poétique, une clarté, une unité et une originalité nouvelles.

Faust, Wolfgang von Goethe :

Poème dramatique de Wolfgang Goethe (1749-1832) que la figure de “Faust”, rapidement adoptée et d’un consentement universel comme symbole de l’ âme moderne, fut approfondie au point de personnifier véritablement, dans son essence même, l’ angoisse de l’esprit nouveau. Du reste, pour Goethe, l’oeuvre ne fut pas celle d’un moment, mais de sa vie tout entière. Jeune encore, de nombreux motifs de la légende occupaient l’imagination du poète; et plus de soixante ans plus tard, à deux mois de sa mort, le vieillard s’attardait, avec une persistante inquiétude, à apporter de nouvelles retouches au texte définitif envoyé déjà à l’impression. Un premier groupte de scènes -le premier monologue de Faust et le dialogue avec Wagner, la scène entre Méphistophélès et l’étudiant, la scène de la Taversne d’Auerbach et l’épisode de Marguerite (sans la “Mort de Valentin”, ni la “Nuit de Valpurgis”, avec la scène de la prison encore écrite en prose et avec le final:-“Elle est jugée!”- a été composé avant 1775, et pour la plupart entre 1773-1774. Il s’agit là de l'”Urfaust” (ou “Faust” originel), retrouvé dans une transcription de Mlle von Goechhausen et publié par Erich Schmidt en 1887: expression tragique du juvénile “Sturm und Drang” du poète, impétueuse affirmation des aspirations et des forces créatrices de l’humanité, et en même temps conscience du drame impliqué par semblable “titanisme”: l’élan irrésistible de l’ âme vers une “vie vaste et infinie” et la reconnaissance de la limite qui en revanche est imposée à l’homme dans la réalité. Du point de vue poétique, ce groupe de scènes renferme peut-être les pages les plus ardentes et les accents les plus passionnés, les plus directement émouvants, de tout le poème.

 

Toutefois, ce ne fut que douze ans plus tard que l’auteur en reprit la composition, travaillant le rythme et la forme de certains passages, ajoutant quatre nouvelles scènes, écrites en Italie (fragment de la scène du pacte, à partir de “C’est là le sort assigné à l’ humanité” jusqu’à la fin; Cuisine de Sorcière, Invocation à l'”Esprit Sublime” dans la scène “Forêt et Caverne” et mort de Valentin dans l’épisode de Marguerite). C’est le texte, interrompu à la scène du Dôme, que Goethe inséra dans le septième volume de l’édition Goeschen de ses “Oeuvres”, avec la célèbre gravure de Rembrandt en frontispice et sous le titre: “Faust, Un fragment”. Le drame de Faust y est abordé sous un angle nouveau: les expériences tumultueuses de la jeunesse se sont éloignées: le poète a trouvé en lui-même, dans l’harmonie de son esprit, une nouvelle assurance et une nouvelle sérénité; l’élan initial de sa poésie n’est pas dirigé de bas en haut, avec une alternance d’enthousiasmes et d’abattements: d’emblée le ton s’élève, et le poème se déroule dans des sphères spirituelles supérieures bien au-dessus des tempêtes. Le “Titan” ne proteste plus, il ne prétend plus “amplifier le souffle de son âme” pour qu’elle englobe en elle-même l’Univers tout entier: il sait qu’à l’homme, quelles que soient ses aspirations, il n’est donné rien d’autre, en réalité, que d'”être homme”; dans la joie et dans la douleur, dans le bien comme dans le mal. D’autre part, l’Esprit du Mal, lui-même, Méphistophélès, est devenu plus “humain”: non seulement dans son aspect extérieur, qui dans l'”Urfaust”, déjà, avait trompé Marthe, mais dans sa substance même: il n’est plus seulement le Moqueur, le Malin, le Cynique, le Séducteur, comme dans le dialogue avec l’étudiant ou dans l’épisode de Marguerite: c’est à présent l'”émissaire de l’Esprit de la Terre”, dans les royaumes duquel l’homme trouve son lieu naturel d’existence; c’est le “Compagnon”(que l’homme trouve toujours près de lui et dont il ne peut se passer, car il détient en lui une part inaliénable de lui-même. Entre Faust et Méphistophélès, les distances se sont annulées; Faust est prêt désormais à signer le pacte avec “son” démon. C’est d’une inflexion nouvelle, moins passionnelle et plus contemplative, que le drame est empreint: avec des problèmes d’ordre général, affleurant à la conscience et s’imposant à la pensée; avec des perspectives en profondeur qui, de problème en problème, vont se prolongeant à l’infini.

 

Mais, une fois de plus, il fallut presque vingt ans pour que s’éclairât et se précisât, dans une forme poétique concrète et dans toute sa complexité, le nouvel état d’esprit du poète, ainsi qu’une nouvelle conception. Ce ne fut qu’entre 1797 et 1801, après la composition des “Années d’apprentissage de Wilhelm Meister” et sous l’effet direct des injonctions et des considérations critiques de Schiller, que furent écrites la “Dédicace”; le “Prologue sur le théâtre”, le “Prologue dans le ciel”, le second Monologue avec les Choeurs de Pâques, la Promenade “devant la porte de la ville” jusqu’à la première apparition de Méphistophélès, ainsi que la “Nuit de Valpurgis romantique” et des premiers 265 vers du “retour d’Hélène”. Après 1804 seulement, et sous les insistantes pressions de Cotta en vue de la future et nouvelle édition des “Oeuvres”, la scène de la signature du pacte assuma sa forme actuelle. Enfin, ce ne fut que le 13 avril 1806 que la “Première partie”, avec les derniers remaniements et les ultimes retouches, fut terminée. Elle parut sous le titre: “Faust. Eine Tragödie”, dans le huitième volume des “Oeuvres”, en 1808. Mais les paroles “d’en haut” sur lesquelles elle s’achève: “Elle est sauvée!” témoignent, avec l’annonce solennelle de la rédemption de Marguerite, du long chemin parcouru par le poète depuis le “Fragment”. La grande “bénédiction de la vie”, déjà insérée par Goethe dans l’invocation de Faust à l’ Esprit de la Terre (vv. 480-515), est devenue le climat spirituel dans lequel le drame tout entier se déroule. Mêlée à la mélancolie et à la résignation, on décèle en effet une douceur infinie dans les mots par lesquels Faust prend conscience du destin terrestre de l’homme: “Mes plaisirs jaillissent de cette terre, et ce soleil écclaire mes peines” (vv 1663–‘). Certes, l'”homme erre tant qu’il s’efforce et cherche” (v. 317) et la vie, qui est erreur, est aussi possibilité de faute et de péché, souffrance et drame; mais, dans son instinct, l’homme bon est toujours conscient du droit chemin (vv 328-329). Les deux âmes qui habitent Faust, celle qui tend à prendre son essor vers les “plages hautes et lointaines” et celle qui, au contraire, s’agrippe à la terre et au monde dans une “avide étreinte d’amour” (vv 1114-1117), s’opposent sans trêve. Mais cette lutte incessante est un effort d’ élévation qui confère à la vie sa valeur intrinsèque et suprême. La vie humaine apparaît ainsi comme une harmonie qui se brise pour se recomposer douloureusement à travers l’expérience de la réalité; et le fait que Faust ne puisse jamais dire à l'”instant qui fuit”, selon les termes de son pacte avec Méphistophélès: “Arrête-toi! Tu es si beau!”, est le signe certain de l’harmonie finale dans laquelle le drame est appelé à se défaire et se résoudre. Ainsi, au-dessus de la terre où Faust avance péniblement, apparaît, parmi les choeurs angéliques, le visage même de Dieu. Le “drame de l’homme et de sa destinée” s’ouvre ainsi avec le “Prologue dans le ciel” dans la forme plus vaste d’un “mystère cosmique”. Tout cela rendit inévitable, dans la “Deuxième Partie”, un renversement total des prémisses de l’oeuvre. Déjà, à partir du ton nettement individuel et de la richesse de la coloration de l'”Urfaust”, l’accent de la composition s’était peu à peu déplacé vers un relief plus marqué donné à ce que renferme d’universellement humain l’expérience de Faust; et le “Fragment”, comme les nouvelles scènes de la “Première Partie”, en avaient acquis un style particulier: mais désormais, l’ampleur cosmique et les horizons illimités exigeaient d’avantage; l’infrastructure du poème devait s’adapter et répondre à semblable exigence; une analyse réaliste des expériences de Faust ne pouvait plus représenter objectivement, en larges synthèses, la multiplicité inépuisable des aspects de la vie dans la nature et dans les hommes; il y fallait un ensemble de rapports allusifs et symboliques, capables de la ramasser dans la figure de Faust et d’en faire l’expression d’une totalité exemplaire. Semblables problèmes étaient loin d’êtres simples: dans l’ébauche de l’oeuvre dictée par Goethe en 1816 pour “Poésie et Vérité”, le schéma de la “Deuxième partie” est encore hésitant et relève par plus d’un côté de la conception primitive: ce ne fut qu’en 1826, quand commença pratiquement la rédaction de la “Deuxième Partie” qu’apparût clairement et définitivement la nécessité de “porter la poésie, sur un nouveau plan”: “Que pouvais-je faire d’autre -dira l’auteur dans une conversation avec Eckermann, à propos du “Prologue d’ Ariel”- que de faire perdre conscience à mon héros et de le considérer comme anéanti, pour faire jaillir de cette mort apparente une vie nouvelle?” Pour décrire cette “nouvelle vie”, il fallut cependant cinq années, au cours desquelles le “Faust” tint la plus grande place dans les laborieuses journées du grand vieillard solitaire: en 1827, l’épisode d’Hélène parut dans le quatrième volume des “Oeuvres”, sous le titre: “Hélène, Fantasmagorie classique et romantique”; et en 1828, dans le douzième volume, la première partie du premier acte et, le premier groupe de scènes à la Cour de l’Empereur. La “Nuit de Valpurgis classique”, ainsi que la fin du premier acte, furent en grande partie composés dans les premiers mois de 1830; tout comme le cinquième acte commencé à l’automne précédent et terminé en janvier, hormis les scènes de la mort de Faust qui remontent à une première rédaction datant de 1800. Plus laborieuse fut l’élaboration, effectuée à plusieurs reprises en 1827 et en 1830, 1831, du quatrième acte.

Enfin, les retouches et les nouveaux développements amorcés en janvier 1832, ne furent jamais achevés: le 2 mars, Goethe mourait, et au cours de l’automne, paraissait le premier volume des “Oeuvres posthumes” -quarante-et-unième des “Oeuvres complètes” -sous le titre: “Faust. Deuxième Partie de la Tragédie en cinq actes”.

 

Quiconque s’aventure dans le vaste univers que représente cette oeuvre, comprendra le sentiment de paix intérieur, quasi-religieux, qui envahit l’âme du poète, quand, au cours de l’été 1831, et bien qu’il y manquât encore quelques “menus détails”, il pût estimer son oeuvre substantiellement achevée”: “Désormais, -dit-il alors à Eckermann- je peux considérer comme un don gratuit les jours qui me restent à vivre. Maintenant, il importe peu de savoir si je fais encore quelque chose, et ce que je ferai” (6 juin 1831). En fait, par représentation directe ou par figuration symbolique, de façon “étendue” ou par indications, au premier plan ou dans le lointain; en pleine lumière ou par éclairs soudains, Goethe déversa dans ce poème tout ce qui s’était accumulé dans son coeur et avait germé dans son esprit au cours de sa longue existence. Le développement poétique des grands thèmes autour desquels l’oeuvre se coordonne -le problème de l’ homme en soi et de ses rapports avec Dieu, le problème de la fonction de l’homme dans la nature, celui de l’ individu dans ses rapports avec la société, le problème de l’ âme moderne dans ses rapports avec le monde antique, le problème des limites de la puissance humaine, et enfin, la solution de tous les problèmes de la vie au moyen d’une activité concrète, qui trouve sa récompense en elle-même et dans la conscience de l'”ordre général” dont elle fait partie, -le développement poétique de tous ces thèmes offrit au poète des points de départ innombrables qui lui permirent d’utiliser sa vaste expérience spirituelle et la richesse de son inspiration.

 

Ainsi naquit une oeuvre à laquelle convient, même matériellement, l’attribut d'”incommensurable” que Goethe lui-même aimait reconnaître à toute “grande poésie”. Et il est d’autre part évident qu’on ne peut rechercher son unité dans le “développement serré, linéaire, d’une unité d’action pshychologiquement bien enchaînée”, et encore moins dans une unité schématique et abstraite: car elle est essentiellement intérieure, lyrique, se manifestant par une empreinte particulière, qu’à travers la richesse de ses sensations et de ses formes poétiques, Goethe parvient toujours à maintenir: comme si un oeil placé en un lieu profond et embrassant de vastes étendues, rempli de calme lumière intérieure, contemplait la réalité humaine et la vie universelle, reflétant toute chose et les baignant de sa lumière. C’est précisément dans cette “forme intérieure”, diverse dans ses aspects mais toujours cohérente en elle-même, que réside l’unité vivante de l’oeuvre. Aussi la trame extérieure, irrégulière et inégale dans ses développements, discontinue, demeure-t-elle en quelque sorte secondaire, tout en offrant au poème la structure indispensable, le fil conducteur à travers le labyrinthe multi-dimensionnel de la poésie. C’est justement cette particularité de structure qui donne au “Faust” ses plus grandes possibilités d’interprétations et sa puissance créatrice. Ainsi purent s’ouvrir en profondeur, derrière chaque situation et non plus seulement derrière l’ensemble de l’oeuvre, des perspectives propres, et le poème tout entier, chaque scène, chaque image, baigne comme dans une atmosphère naturelle, dans “ce sentiment immédiat et constant des choses éternelles”, dont l’omniprésence constitue peut-être le caractère le plus marquant du “Faust” et lui confère sa plus vaste et sa plus haute résonnance. Entre le mythe et la réalité, toute frontière s’évanouit: la réalité elle-même, telle qu’elle nous est offerte, dans tous ses détails, se transfigure intérieurement si bien que le passage dans le monde du mythe, quand il advient, s’opère de façon quasi-insensible. D’épisode en épisode, et dans de perpétuelles variations, la poésie du “Faust” renouvelle à chaque fois, à travers des expériences toujours différentes et toujours convergentes dans leur résultat final, ce processus spirituel.

 

La “Dédicace” -à laquelle devait faire pendant à la fin du poème, un “Congé”, déjà écrit, puis supprimé -évoque la genèse poétique: dépassement de tout ce qu’il peut y avoir de subjectif dans les expériences personnelles, dissolution de toute réalité immédiate et contingence et apparition d’une nouvelle réalité intérieure, plus authentique. Le “Prologue sur le théâtre” pose, à travers la confrontation des points de vue du poète, du directeur impresario et de l’acteur, le même problème en se référant aux rapports existants entre la poésie pure d’un côté, et de l’autre, les exigences pratiques du théâtre, la “joie de l’illusion scénique” et la totalité de la vie. Puis d’un seul bond, après avoir ainsi établi les points de vue opportuns et créé spirituellement une atmosphère appropriée, commence le poème proprement dit, sur un morceau poétique qui compte au nombre des plus élevés que Goethe ait jamais écrits: le “Prologue dans le ciel”. Tandis que les Archanges chantent la puissance de Dieu et la magnificence de la Création, un dialogue empreint d’un accent d’humaine sympathie s’engage au sujet de Faust entre le Seigneur et Méphispophélès: de Faust qui “demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes; mais rien, de loin ni de près, ne suffit à calmer la tempête de ses désirs” (vv 304-307). Pour ce dialogue, Goethe s’est inspiré du Livre de Job; mais une profonde révolution de la conscience moderne s’y trouve annoncée comme un “fait accompli”: les cieux abstraits de la théologie se sont définitivement éloignés; entre la bienveillance sereine et souriante du Seigneur et la malicieuse ironie de Méphistophélès, s’accomplit indirectement une véritable revendication des valeurs humaines. Le défi que lance Méphistophélès de mener Faust à la perdition est déjà prévu dans son résultat au moment même où il est proféré: l’homme porte en lui les raisons de son propre drame et la lumière de la conscience qui le guide vers le salut.

 

Du ciel, dont il se sépare, -telle une dissonance individuelle rompt la divine harmonie, -le drame de Faust se trouve ainsi rejeté sur la terre. Les trois premières scènes de la Première Partie -du monologue de Faust à sa conversation avec Wagner- en définissent les termes. Il ne s’agit pas seulement de la “faillite” de la Science”, d’une insuffisance dans notre “capacité de comprendre et de savoir”, comme on a voulu si souvent l’interpréter; rien ne serait plus éloigné de l’esprit de Goethe pour qui, comme pour Léonard, “l’homme doit chercher ce qu’il est possible de chercher et baisser la tête avec respect devant ce qui est inexorable”. Ce que Faust demande à l’étude n’est pas, en réalité, la science pour la science, mais une nouvelle dimension de la vie, une extension des limites humaines au point d’englober l’univers tout entier. Voilà pourquoi, abandonnant résolument les livres, il se tourne vers la magie. Quand Faust ouvre le livre magique de Nostradamus (“La Nuit”) et, à travers le signe du macrocosme, découvre, au-delà des apparences, le jaillissement infini et harmonieux de la nature, radieux il s’écrie: “Suis-je moi-même un Dieu?” (v 439); car telle est la substance de ses aspirations: quelque chose qui ne peut se réaliser qu’en Dieu. Mais, nulle vertu magique ne peut aider l’homme à franchir le seuil défendu. Les forces de la nature opérant sur la terre ne peuvent même pas s’identifier à sa vie; il ne peut que les chercher et les reconnaître, car elles font partie du monde de son expérience. C’est pourquoi Faust, par ses formules magiques, pourra contraindre l’ Esprit de la Terre à comparaître devant lui: mais il ne pourra en supporter la vue. L’Esprit de la Terre, même dans son monde limité, incarne des forces cosmiques; loin de subir, il crée la vie comme la mort. L’homme est peu de chose à côté de lui: “Tu es l’égal de l’ Esprit que tu conçois, mais tu n’es pas égal à moi!” dira l’Esprit de la Terre à Faust avant de disparaître (vv 512-513). L’enthousiasme de Faust retombe. La poésie retrouve les tons réalistes qu’elle avait au début et revient s’enfermer entre les quatre murs de la chambre-laboratoire, où le dialogue entre Faust et Wagner, disciple et assistant du futur professeur, brave garçon sans trop d’esprit, se mêle d’humour. Dans la véhémence de sa tension dramatique, ce groupe de scènes atteint à une grandiose puissance: le problème faustien -tendre sans trêve à une plus haute, plus vaste, plus intense existence- y prend corps dans tout son absolu. Cette situation se trouvera en un certain sens renouvelée dans la scène suivante, dite “deuxième monologue”, mais dans une autre tonalité. Faust n’est plus dominé par ses impulsions instinctives et ses émotions immédiates: toute sa vie est élevée par l’auteur sur un plan de consciente réflexion: Faust “connaît” la vanité de ses plus hautes aspirations et plus cette certitude s’affirme, plus il s’y enfonce, laissant ainsi peu à peu, inexorablement, s’amenuiser son sentiment de la vie. Jusqu’au moment où les dernières résistances sont vaincues, il ne reste plus alors à Faust d’autre issue que la mort. Aussi le geste de Faust portant la coupe de poison à ses lèvres, privé de toute cause spécifique, sinon comme aboutissement d’un froid désespoir, prend-il figure de nécessité naturelle, fatale. Pour la même raison, le renversement total de son état d’âme, en entendant dans le matin printanier le tintement des cloches et des chœurs liturgiques de Pâques, s’inscrit dans la perspective de la vérité poétique.

 

Son désespoir devant le sort commun à tous les hommes l’avait mené au seuil de la mort; l’intime allégresse commune à tous les hommes le ramène à la vie. Faust se rend: “La Terre me possède à nouveau”.

 

“Faust, homme parmi les hommes”, tel sera le thème de la scène suivante qui se déroule au cours de l’après-midi de Pâques: “Devant la porte de la ville”; c’est un tableau de vie populaire à la manière flamande: la foule en fête se répand dans toutes les directions; sur tous et sur toute chose resplendit la lumière et plane l’ivresse du printemps. Le tableau, vivant et coloré, est composé de main de maître, contrastant avec la figure isolée de Faust qui avance lentement, épuisé. Lui aussi, l’espace d’un instant, s’est laissé prendre au charme du spectacle, mais c’est en vain qu’il répète: “Ici, je me sens homme; ici, j’ose l’être!”; en réalité, il demeure indifférent et se sent intimement détaché de cette foule qui l’entoure avec respect pour lui rendre hommage. Lui aussi est sensible à la beauté du monde, aux joies de la vie; mais une “autre âme” au-dedans de lui-même est sans cesse tendue vers l’ ineffable, l’ inaccessible: il ne sait pas se détacher de la terre et ne parvient pas à trouver la paix. Le pacte avec Méphistophélès, qui conduira Faust à se jeter à corps perdu dans le tourbillon des jouissances, s’approche. Faust est mûr pour la décision. On s’est demandé à plusieurs reprises pourquoi Goethe -après le retour de Faust chez lui- avait cru bon de partager la discussion du pacte en deux scènes successives, se déroulant dans le même décor (“Cabinet de travail”), entre les mêmes personnages. C’est qu’en réalité il s’agit de deux scènes bien distinctes, de conception et d’inspiration différentes. La première, qui relève directement du “Volksbuch” de Pfitzer, est proprement destinée, non pas à la discussion du pacte (qui s’y trouve à peine énoncé), mais à la présentation du “diable Méphistophélès”. Elle est en outre traitée dans un style particulier, approprié à son caractère fantastique et grotesque. Ce diable turbulant, qui se change en chien et en écolier, est sans conteste démoniaque, mais d’une façon burlesque, dans laquelle la fantaisie du poète s’est donnée libre cours. En revanche, le ton de la scène suivante, qui a véritablement pour objet la stipulation du pacte, est tout autre: grave, sérieux. Méphistophélès y apparaît dans son costume de seigneur espagnol, il plaisante peu, ou avec discrétion et, du moins jusqu’à ce qu’il ne soit sûr de tenir dans sa main le pacte dûment signé. Le personnage de Faust domine la scène: “trop vieux pour jouer encore, trop jeune pour être sans désirs”, il est dans un état d’esprit entre la prostration et le désespoir. Méphistophélès lui propose de lui vendre son âme. En contrepartie, il sera son allié et fera, en ce monde, tout ce qu’il voudra. L’au-delà est si lointain et si inconnu! Faust accepte, sans trop d’illusions, sachant que le “moment” n’arrivera jamais -selon les termes du pacte -auquel son âme totalement satisfaite pourra dire “arrête-toi”. Tout au long du dialogue le mouvement des états d’âme de Faust se détermine et se précise dans un crescendo continu, et la décision de signer le pacte sera comme l’aboutissement naturel de cette logique intérieure du sentiment. Quels que soient l’avenir et son propre destin, ce qui importe à Faust est de faire taire son angoisse incessante et c’est aussi pourquoi la volupté des sens, les rumeurs du monde, le devenir vertigineux des choses, l’attirent comme une ivresse ou un abîme. Et il signe. Sans enthousiasme et sans grand espoir. Il signe de son sang. Alors Méphistophélès, qui, durant toute la scène, était demeuré au second plan, prend sa revanche avant que Faust n’entame sa nouvelle vie, et domine à son tour la scène pendant un instant dans le dialogue avec l’étudiant, où revêtu de la toge de Faust, il se montre en qualité d'”ami de l’ homme”: humain dans son intelligence et son aspect, mais insidieux, ironique, maître du “double-jeu”, toujours rusé et souvent équivoque.

 

Finalement, jetant son manteau sur les épaules de Faust, il l’emporte avec lui. Le grand voyage a commencé. La première étape en sera la Taverne d’Auerbach, célèbre dans la légende faustienne et bien connue de Goethe lorsqu’il étudiait à Leipzig. Quatre étudiants, appartenant aux quatre “degrés académiques”, sont assis autour d’une table, buvant et menant le plus grand tapage. Cette fois encore, c’est un tableau à la manière flamande, mais dans l’atmosphère empuante d’un tripot. C’est le tableau de la jouissance matérielle, dans toute sa splendeur. Est-ce pour cela que Faust a vendu son âme? Méphistophélès lui-même ne fait que semblant de participer au festin, pour mieux se moquer des quatre compères. La cuisine de sorcière constitue la seconde étape du grand voyage. C’est là que se déchaîne en “proportions de cuisine” un petit sabbat orgiaque, éclipsant quelque peu le “rajeunissement” de Faust qui, dans la ligne de l’action, constitue le but de la scène. Mais, bien plus que le rajeunissement, l’élément proprement faustien est ici représenté par l’état d’extase dans lequel Faust demeure plongé, face à l’image d’une femme nue et extrêmement belle qui lui apparaît dans le miroir magique. Tandis qu’autour de lui l’orgie et la vulgarité triomphent sans retenue, la vision de beauté enchaîne ses sens, mais plonge en même temps son âme dans le ravissement. C’est le prélude à l'”épisode de Marguerite”, où Faust entre enfin au coeur de la réalité de la vie.

 

Il suffira pour s’en convaincre de lire la première -et en soi peu significative- scène de l’épisode: Marguerite au sortir de l’église; une enfant modeste et pudique, rien de plus; mais le personnage est traité avec une infinie délicatesse, presque avec respect; on sent que Goethe, tout comme Faust, se tient devant elle en adoration. Et dans chaque scène, l’attitude du poète se renouvelle; chaque scène constitue ainsi un chaînon, mais aussi un petit monde autonome. Le rythme de la composition du poème tout entier, avec ses ruptures et sa liberté absolue de développements, s’empare de l’épisode et lui confère une ampleur démesurée. Ce n’est plus une simple histoire d’amour, mais un approfondissement général du problème de la vie, si vaste, que l’inspiration du jeune Goethe semble s’y être épuisée (il ne reprendra ce poème que quinze ans plus tard). Une scène comme celle qui s’intitule “Soir”, où Faust entre pour la première fois dans la chambre de Marguerite, semble elle aussi, comme la scène précédente, faite de rien: le seul qui fasse quelque chose est Méphistophélès déposant le coffret de bijoux dans l’armoire; mais quel ensemble de profondes perspectives ouvre le jeu complexe des sentiments! Dans la chambre où, de loin, il avait tant imaginé Marguerite, avec toute l’avidité de son désir, Faust, pris sous le charme de l’innocence, n’éprouve plus que de chastes pensées et des sentiments d’amour mués en vénération. Il s’éloigne. Survient Marguerite. Elle décèle aussitôt dans l’atmosphère de la pièce -où Méphistophélès est entré- quelque chose de trouble. Le chant seul apaise son angoisse. Pour elle, la vie est simple, linéaire, définitive; et dans sa chanson, la ballade du “Roi de Thulé”, l’amour et la vie ne font qu’un. Puis, ouvrant l’armoire, elle découvre le coffret, admire les bijoux, émerveillée, et ne peut s’empêcher de s’en parer et d’aller se contempler devant le miroir. Mais il ne lui appartiennent pas et elle les dépose aussitôt en soupirant: “A quoi sert d’être jeunes, à quoi sert d’être beaux?… Vers l’or tout se presse, à l’or chacun aspire!”. La nostalgie idyllique du XVIIIe siècle n’a peut-être jamais donné d’elle-même une image d’une grâce aussi pure et spontanée. Certes, toutes les scènes n’atteignent pas à une telle intimité d’accents; mais, dans leurs variations de ton, chacune s’élève, dans son propre style, à une sorte de perfection.

 

Ainsi, le bizarre interlude “Promenade”, -qui vient immédiatement après, -semble, par sa verve et le comique de la situation (la mère de Marguerite bernant Méphistophélès sans le vouloir, en remettant le coffret de bijoux au curé), balayer en coup de vent toute brume sentimentale et romantique. Par son tour burlesque, la satire contre le “robuste estomac de notre Sainte-Mère l’ église”, qui “a dévoré des pays entiers sans jamais cependant avoir d’indigestion”, sert en quelque sorte de transition vers le réalisme à la manière flamande des deux scènes suivantes: “La maison de la voisine” et “Jardin”- scènes séparées par un dialogue entre Faust et Méphistophélès (cf. “Dans la rue”). La fin de cette action est tout simplement de faire se rencontrer Faust et Marguerite en tête-à-tête, dans un lieu isolé; mais le plaisir qu’a pris Goethe à décrire la scène a donné aussi à la fugure de “Madame Marthe Schwerdtlein” un relief particulier, d’un comique savoureux et délicieusement populaire. Méphistophélès, qui entreprend de séduire la brave femme, joue avec elle comme un chat le ferait d’une souris. La scène, qui se déroule dans “Un jardin”, en bordure de la ville, se présente comme un tableau de genre dans la manière de Brouwer ou de Téniers, qui aurait pour titre: “Le diable et la bonne dame”. Et pourtant, la déclaration d’amour de Faust demeure impensable en dehors de cette intrigue humoristique et grotesque où elle se trouve insérée; en dehors de ce va-et-vient alterné des deux couples sur la scène. C’est justement du fait que Méphistophélès est présent et tourne d’avance en dérision le langage enflammé des deux amoureux, que les paroles de Faust, “cherchant un nom à son sentiment”, paraissent si intensément “vécues” et dépouillées de toute emphase. C’est justement par leur parallélisme avec la scène de Méphistophélès tendant à Marthe (pour l’occuper) le piège facile des compliments les plus banals, que les accents de sincérité de Marguerite, confiant innocemment à Faust tous les détails de sa petite vie, nous touchent si profondément. Déjà, prévoyant la passion de Faust, elle effeuille la fleur dont elle porte le nom: Faust prend sa main, proteste de l’éternité de son amour. Elle s’enfuit. Il la rejoint dans le pavillon où elle a cherché refuge et l’embrasse (cf.: “Un pavillon de jardin”). Entre-temps la nuit est tombée. L’heure de la séparation est venue. Mais les deux amants sont désormais livrés à leur destin.

 

Une des trouvailles proprement “géniales” de Goethe a été de placer à ce moment précis, dans la composition définitive du poème, avant le “péché”, la scène “Forêt et caverne”. Dans l’Urfaust, le motif de l’angoisse de Faust, insatisfait de lui-même et du monde, résolu à ne plus revoir Marguerite, était inséré après le monologue de Valentin et constituait une variante du biblique “post peccatum animal triste”. La nouvelle disposition confère en revanche à la scène une bien plus grande élévation de ton. Au moment même où commence à s’accomplir son destin, Faust, dans un “éclair de conscience”, perçoit nettement la réalité qui l’attend: Marguerite vivait paisiblement dans le “vague et l’innocence de ses pensées”, telle une enfant; et Faust, avec la véhémence effrénée de sa passion est en train de l’entraîner vers l’abîme. C’est pourquoi il voudrait fuir. Mais nul ne peut se fuir soi-même. La scène est cependant comme un soudain et lumineux jaillissement qui se réflète en profondeur sur les scènes suivantes. Tout au long de l’épisode, les termes mêmes de la tragédie sont comme déplacés: ce n’est plus Faust, force impulsive, inépuisable, douloureusement lancés vers son salut, qui se trouve placé au centre du drame, mais Marguerite. Voici en effet la scène de Marguerite au rouet (“La chambre de Gretchen”): elle est seule dans sa chambre, Faust est loin; mais elle ne voit, ne pense et n’attend que lui. Le rouet tourne et elle chante mélancoliquement la paix perdue et l’angoisse étreignant son coeur. Même dans la scène qui suit, dans le “Jardin de Marthe”- scène dite de la “profession de foi”, -c’est Marguerite qui donne le ton au dialogue. Faust a beau se lancer dans un hymne panthéiste d’une exceptionnelle élévation, c’est elle qui, par sa candeur et son humilité, résistant aux ivresses extatiques, donne au dialogue son tour proprement religieux. Mais Faust porte en lui-même “son Méphistophélès” et plus Marguerite grandit à ses yeux en grâce et en pureté, plus l’ardeur de son désir s’accroît. Aussi, en conclusion de ses élans mystiques -de sa -hohe Intuition”, au moment des adieux, il tend à Marguerite un flacon de somnifère destiné à la mère de celle-ci, afin que nul empêchement ne fasse obstacle à leur rendez-vous. Ivre d’amour, Marguerite est désormais sans résistance, sans volonté. Elle “tombe”. Et avec sa chute, l’action soudain se précipite.

 

Tant que leur amour avait figure de pur bonheur ou de tourment intérieur, Faust et Margurite avaient vécu l’un pour l’autre, “hors du monde”. Mais dès l’instant où il est entré dans le monde irrémédiable de la réalité, cette dernière impose inexorablement sa loi. Un tryptique suggestif, avec ses trois décors de petite ville médiévale pour fond, nous montre Marguerite dans sa nouvelle condition de fille perdue. Dans le premier tableau, réaliste, mais tout en touches vives et en tons légers, Marguerite bavarde (“Près de la fontaine”), avec son amie Lisette: elles parlent de la petite Barbe, “qui en est arrivée là”, elle aussi, malgré tous ses grands airs, et qui maintenant devra payer sa faute. Et Marguerite fait un triste retour sur elle-même. Dans le deuxième tableau, la scène se déroule dans le terrain vague qui s’étend entre les dernières maisons et les remparts de la ville. Marguerite prie devant l’effigie d’une madone placée dans une niche. Son invocation s’élève sur le motif du “Stabat Mater”, puis le rythme s’amplifie, douloureux, angoissé, s’achevant dans un cri: “Secours-moi! Sauve-moi de la honte et de la mort!”, avant de retrouver le ton initial. Le troisième tableau est un “Nocturne” dramatique et pittoresque (“Une rue devant la porte de Marguerite”): Valentin, plongé dans de sombres pensées, tourmenté par le désonnheur de Marguerite, se tient devant la porte de sa soeur surviennent Faust et Méphistophélès, qui entonne une chanson obscène. Valentin tire alors son épée, mais tombe, touché à mort. On accourt. Marguerite s’approche. Avant de mourir, Valentin lui crie sa honte et sa malédiction. Toutes les forces du Mal semblent ainsi s’acharner sur l’enfant déchue. Toutefois, il ne s’agit encore que d’injures et d’outrages. La tragédie n’atteindra son apogée qu’avec la scène suivante, dans le “Dôme”. Dans l’Urfaust, la scène était rattachée aux obsèques de la mère de Marguerite, morte pour avoir bu le somnifère. Dans le texte définitif, la scène suit la mort de Valentin, sans que rien n’indique qu’il s’agit de ses funérailles. Goethe a fort justement supprimé toute allusion à des faits concrets, laissant prédominer l'”événement intérieur”: la révélation du mal à une conscience humaine. Le “Dies irae”, avec son accompagnement d’orgue, déverse son implacable condamnation, ses images et ses rimes obsédantes, sur la pauvre pécheresse anéantie, tandis que les paroles du Choeur sacré tonnent au-dessus de sa tête avec des accents de “sentence éternelle”. Pour Marguerite, tout semble s’écrouler; les forces lui manquent; elle perd connaissance. Parmi toutes les transpositions artistiques inspirées du “Dies irae”, en particulier à l’époque moderne, nulle n’atteint à tant d’humanité et d’élémentaire puissance. Afin de ménager une pause après une si haute et si profonde tension dramatique, le poète a fait succéder à cette scène la “Nuit de Valpurgis”. Il était d’autre part nécessaire de replonger Méphistophélès dans sa propre atmosphère. La “Nuit de Valpurgis” nous montre justement Méphistophélès dans son royaume sur le Blocksberg, au milieu des démons et des sorcières en folie, au cours de la nuit du 1er mai, hallucinante de luxure. A l’origine, selon un vieux projet, Faust devait aussi s’y “déchaîner” et se livrer à la bassesse des sens; mais, de cette obscène frénésie, il ne reste que les ébauches et les fragments insérés dans les “Paralipomènes”. Seul, dans la rédaction actuelle, Méphistophélès prend part au spectacle et s’y divertit. On pourrait y ajouter Goethe lui-même qui, profitant de l’aubaine, ne manque pas d’asséner les coups les plus divers à ses ennemis et adversaires. Non content d’avoir fait passer à l’immortalité l’ illuministe Nicolaï (“Proktophantasmist”) en train de soigner sa berlue en s’appliquant une sangsue sur la fesse, il insère dans la tête un “Intermède” (cf. “Songe d’une Nuit de Sabbat”), ainsi que les “Noces d’ Obéron et de Titania”) et un “cortège-ballet” où chacun de ses adversaires se trouve pris à partie. Quoi qu’il en soit, Faust participe très peu à la “nuit ensorcelée”: il se sent trop étranger. A un moment donné, il voit surgir devant lui l’apparition d’une adolescente “aux yeux de morte”, “qu’une main chérie n’a point fermés” -Marguerite!

 

Le choc est trop violent. Faust en est comme obsédé. Et le déroulement fatal du drame reprend du même coup. Deux courtes scènes: “Jour sombre. Un champ” -dans laquelle Faust se déchaîne contre Méphistophélès, dans une prose si explosive que Goethe renonça à la versifier; et “La nuit, en rase campagne” -avec la vision fulgurante de Faust et Méphistophélès emportés au galop sauvage de leurs noirs coursiers, passant devant un gibet entouré de sorcières. C’est le gibet où Marguerite, condamnée pour infanticide, est sur le point d’être exécutée. La catastrophe s’accomplit avec la scène suivante: “Un cachot”. Dans la prose de l’Urfaust, le langage était si “disloqué par l’émotion”, qu’il ne pouvait demeurer tel dans la poésie du “Faust” définitif: la transcription en vers est plus “diluée”, plus fluide. Mais le ton tragique et déchirant a été conservé. La grotesque berceuse: “Ma mère, la catin -Elle m’a tué; -Mon père, le coquin, -Il m’a mangé” est atroce. Certains mots sont impensables dans la bouche de Marguerite. Son effondrement intérieur est si vaste qu’il n’en émerge que des images désagrégées, dans un climat de cauchemar: visions qui passent et repassent, laissant Marguerite indifférente à la prison, à la réalité. Elle ne reconnaît même pas Faust lorsqu’il vient se jeter à ses pieds. Ce n’est que lorsqu’il l’appelle, désespérément, avec l’accent passionné d’autrefois, du temps de leur amour, qu’elle s’éveille et lui tend les bras. Son amour est demeuré au fond d’elle-même la seule réalité vivante, éternelle et immuable. En vain il tentera de l’emmener avec lui: elle ne parle que de son expiation et de sa mort. Voyant apparaître Méphistophélès, elle le repousse avec horreur, implorant l’assistance de Dieu. “Elle est jugée!” s’écrie Méphistophélès; “Elle est sauvée!” proclame une Voix d’en-haut. Et cette annonce retentit comme une libération.

 

En réalité, si on a trop souvent identifié le drame de Faust à l’épisode de Marguerite, la perspective est fausse, mais le malentendu n’est pas sans raisons. Certes, il ne s’agit là que d’un épisode. Mais quel épisode! Tous les grands problèmes s’y trouvent posés : l’amour, la morale et la religion. Lorsque Faust quitte la prison en compagnie de Méphistophélès, encore poursuivi par le cri d’amour et d’émotion lancé par Marguerite, ce n’est plus seulement un homme qui sort vaincu d’une terrible épreuve, mais l’homme derrière qui se ferme irrévocablement tout un monde, dont il a épuisé en lui-même, jusqu’à s’y consumer, tout le bien et tout le mal, toute la joie et toute l’amertume. Et quand il “renaîtra”, – dans la “Deuxième partie” du drame, -un nouveau monde poétique s’ouvrira en même temps autour de lui, conditionnant et marquant ses nouvelles expériences.

 

La césure entre les deux “Parties” est si profonde qu’elle ne pouvait être possible sans préjudices pour la solidité interne de l’oeuvre que dans la structure libre et mobile du “Faust”. Il ne s’agit pas seulement du fait qu’à la “jouissance de la vie, vue du dehors” -comme le dit Goethe dans une ébauche de 1800 -soit substituée la joie “d’une vie active qui se tourne vers le monde extérieur”, et à la “passion dans une atmosphère encore étouffante”, la “jouissance consciente” et la possession de la beauté. Tout cela a permis à Goethe de développer des thèmes riches et nouveaux : mais c’est en fait le ton même de l’inspiration qui s’est complètement transformé. Alors que dans la “Première Partie”, la vie était saisie dans son immédiate réalité ou dans un monde de magie qui la prolonge, dans la “Deuxième Partie” elle est vue et revécue constamment dans ses “reflets colorés”, -telle qu’elle se présente sur le plan de la pensée, dans le détachement et la clarté de la conscience.

 

Aussi, l’ensemble de la composition est-il empreint de cette “calme luminosité spirituelle” qui est le propre du “vieux Goethe”. Deux conséquences importantes en découlent quant à l’orientation nouvelle du drame. Avant tout, la rapidité des raccourcis et les synthèses de la de la pensée permirent un renversement radical des positions : le monde entier n’était plus exclusivement fonction de l’expérience intérieure de Faust; celui-ci prenait simplement sa place dans le monde, en tant qu’individu, fût-il représentatif.

 

Lorsqu’il s’attaqua à sa nouvelle œuvre, Goethe, qui avait presque quatre-vingts ans, avait derrière lui une existence enrichie de multiples expériences, à tel point qu’à distance, elle peut sembler quasi-légendaire. Il avait tout “été” dans sa vie: “homme sauvage”, maître de Cour et de cérémonies, ministre et directeur de théâtre, surintendant à l’ Université et chorégraphe, restaurateur de palais, constructeur de routes, architecte, paysagiste, anatomiste, physicien, géologue, etc. Il avait vu s’effondrer autour de lui, empires, régimes, structures sociales, et assisté à de grandioses bouleversements dans tous les domaines: la politique, la philosophie, l’art et la poésie, réagissant à chaque événement et précisant toujours plus sa pensée, s’assurant une culture extrêmement étendue, dans l’espace et dans le temps, mais demeurant toujours lui-même, “naturel”, allant de jeunesse en jeunesse, de renaissance en renaissance, inépuisablement. Cette multiplicité d’expériences, ressurgissant en lui, se mua en poésie. Maître absolu de toutes les formes poétiques, antiques et modernes, classiques et romantiques, évoluant dans le “domaine de la parole” comme dans son propre élément, il n’eut qu’à donner libre cours à son jaillissement intérieur, passant de l’effusion lyrique au ton de l’élégie et de l’épigramme, de la sagesse à l’ironie, faisant toujours passer à travers sa poésie le souffle des grands espaces. Dans ces conditions, et c’est la deuxième conséquence du changement de ton, il était inévitable que le déroulement de l’action ne puisse désormais consister -comme dans la “Première Partie”- en une succession fragmentaire de moments singuliers, chacun d’eux ayant pour Faust la valeur d’une révélation, d’un aspect de la vie. Toute perspective naturaliste devait être abandonnée. Le rapport entre Faust et le monde qui l’entourait était maintenant d’ordre essentiellement symbolique et telle devait être sa représentation. Goethe lui-même a particulièrement insisté sur ce point dans la belle scène “Paysage charmant” sur laquelle s’ouvre la “Deuxième Partie”.

 

Transporté par Méphistophélès à travers les espaces, Faust gît, “étendu sur l’herbe fleurie, las, inquiet et cherchant le sommeil”: c’est là le seul détail qui rappelle la terrible crise qu’il a traversée. La guérison se produit comme toujours chez Goethe, par le contact avec la nature; mais les forces de la nature sont exprimées, au-dessus de Faust, par le chant d’Ariel et l’action diligente des Elfes. La guérison est un “don”. Faust ne fait pas que guérir, il “renaît”. Ainsi restitué à lui-même, il va se remettre en route, selon sa loi qui est de “tendre” à tout ce qui est de plus haut”. Mais dans la nouvelle perspective de l’oeuvre, ce voyage ne se déroule plus dans le royaume de l’inconnu et de l’imprévisible. Le poète, qui le retrace, l’a déjà effectué dans sa propre conscience et le restitue en de larges vues d’ensemble, par synthèses. L’ascension de Faust va s’accomplir en quatre étapes symboliques seulement. La première, c’est le “grand monde”. Pour la première fois dans le déroulement du poème, Faust se trouve placé face au problème de la Société, de l’Etat. Le voilà soudain introduit parmi les Hauts Dignitaires, à la Cour de l’Empereur, là où se mêlent la puissance et l’autorité, le faste et la splendeur. Appelé à vingt-six ans auprès du duc Charles-Auguste, Goethe avait ainsi passé la moitié de son existence et “avait à soulager son coeur de bien des choses”. L’inspiration de l’ample cycle scénique est en effet extrêmement composite. Le fond en est gnomique et satirique avec une tendance marquée à l’épigramme: bien des sentences qui s’y trouvent renfermées sont depuis devenues proverbiales. Toutefois l’intonation n’est proprement satirique et burlesque que dans la première scène, au “Palais Impérial”, dans la “Salle du Trône”, où Méphistophélès conquiert d’un coup son prestige d'”Homme d’Etat” en indiquant les trésors “cachés au sein de la terre” comme caution impériale pour une émission de “papier-monnaie”. Puis d’autres motifs poétiques se succèdent, comme la grande “mascarade”, traitée dans le goût du XVe siècle, s’inspirant des “Triomphes et chars décorés” de Grazzini, du “Triomphe de César” de Mantegna et du “Triomphe de Maximilien” de Dürer. Les éléments ironiques, lyriques et décoratifs s’y trouvent continuellement mêlés; et le contrepoint qui les équilibre constitue le “mode d’expression” dominant de scène en scène et jusqu’à la fin de l’acte. Ce n’est qu’à un moment donné que le ton change d’un coup, brusquement, avec la scène “Galerie obscure”: par un de ses coups de génie familiers, Goethe s’aventure dans une de ses plus fabuleuses inventions, la “descente de Faust chez les Mères”. Ce sont les déesses du mystère, des “origines”, trônant hors de l’espace et du temps, les vivantes formes éternelles dans lesquelles se renouvelle l’existence de toutes les choses créées: la figuration poétique de ce qu’étaient pour Goethe, dans la science, les “Urphänomene”. On y atteint l’ultime limite où s’arrête le regard de Goethe, sous peine de se perdre. Un “frisson sacré” accompagne l’inspiration. En revanche, voici Faust réapparaître peu après, dans la “Salle des chevaliers”. Sur le trépied sacré qu’il a ramené du royaume du mystère, il suscite, devant l’Empereur qui le lui a demandé, le fantôme d’Hélène. Mais pour les dames et les chevaliers, l’apparition d’Hélène et de Pâris n’est qu’un “divertissement mondain”. Seul Faust voit dans Hélène ce “qu’elle est”: le but suprême de la vie, la beauté idéale. Alors il tend les bras pour l’étreindre, mais l’apparition se dissipe.

 

Le temple s’écroule tandis que retentit une forte explosion. Faust tombe, inanimé. Méphistophélès le prend sur ses épaules et disparaît avec lui. La “Nuit de Valpurgis classique”, qui fournit la matière du “deuxième acte”, sera donc pour Faust la recherche d’une voie possible vers la possession d’Hélène. Mais c’est autre chose encore. C’est Faust devant les créations de la poésie, de l’art, du mythe, devant les valeurs de la culture. Aussi, avant de nous conduire vers le monde serein et mythique des Grecs, l’auteur nous ramène une nouvelle fois au point de départ du drame, dans ce “laboratoire”, chambre gothique, étroite, à haute voûte, qui a vu Faust penché, des années durant, sur ses parchemins à la lumière d’une lampe fumeuse. Le problème n’est plus, comme alors, celui de la science, mais celui d’une vie plus haute et plus harmonieuse dans la “liberté esthétique” de l’esprit. Les termes toutefois sont analogues: d’un côté, l’intelligence et la doctrine; de l’autre, la nature et la vie. Faust est à présent étendu sur sa couche, plongé dans un sommeil profond. Dans la pièce voisine, Wagner, devenu professeur à son tour, s’affaire à fabriquer “artificiellement, chimiquement” la vie. Elle est en train de se former, proche du “précipité” définitif, attendu depuis si longtemps. Le voici enfin: petit et gracieux dans son éprouvette limpide, l’ “Homonculus”! C’est l’ “homme scientifique”. Il voit tout, il comprend tout, il sait tout. Mais il est incomplet. Il lui manque la plénitude de l’ amour, car il est incapable d’aimer. Il doit prendre corps et devenir nature; il doit encore, en un certain sens, naître, s’il veut réellement vivre. Lui aussi a donc besoin de se tremper dans l’ “hellénisme”, d’aller où la nature et l’esprit ne sont qu’une même réalité, une suprême harmonie. Et le jour anniversaire de la bataille qui, selon Goethe, sonna le déclin de la liberté antique, dans la nuit du 9 août, les trois “navigateurs aériens”, Homonculus en tête, arrivent dans la plaine de Pharsale. C’est alors que commence le “classique Sabbat”. L’élément poétique n’y est pas exclusivement lié, moins peut-être que dans les autres parties du “Faust”. Il est comme une émanation directe de l’âme du poète, une fête de l’esprit, que le poète se donne. Les suprêmes divinités, Jupiter, Apollon, Aphrodite, en sont absentes, car trop idéales, trop éloignées dans leur “Olympe”, de ce qui se rattache encore à la nature. Mais, entre mont et plaine, entre terre et mer, dans la splendeur de la nuit illuminée, toutes les autres “créatures du mythe” nées de l’imagination des Anciens -et énumérées dans le “Mythologisches Lexicon” de Hederiche- participent à l’enchantement. Comment parmi tant de Sphinx et de Sirènes, de Nymphes et de Néréides, de Griffons et de Tritopns, les trois “hôtes nordiques” ne seraient-ils pas dépaysés? Après avoir été berné par les Lamies, Méphistophélès, pour se sauver dans le “monde d’ Hélène”, finit par adopter l’aspect des horribles Phorkyades, avec une seule dent et un seul oeil. Faust, tout à la pensée d’Hélène, écoute les sages conseils du Centaure Chiron qui le porte en croupe, puis il descend avec Mantus aux régions de l’Hadès et ne reparaît plus. Le seul dont la brève existence se confond totalement avec la nuit enchantée est Homonculus. Son aspiration à “devenir nature” l’a poussé vers la mer. Vient à passer Galatée: l’espace d’un instant, d’un regard -entre père et fille- et le poème, traversé d’une ivresse panique, atteint son apogée. Eros domine la nuit magique: dans son éprouvette, Homonculus s’élève, resplendit, se brise, la mer s’embrase comme d’une flamme. Homonculus est devenu “nature”, de la façon la plus haute, au-delà de l’existence individuelle, en se dissolvant en lumière dans l’unité du “Tout”.

 

Le climat lyrique du final de la “Nuit de Valpurgis classique” atteint de tels sommets, que lorsqu’Hélène aborde sur la grève de Sparte, à l’acte suivant, rien ne semble plus naturel. Pourtant on ne sait pas comment Faust a pu la retrouver. Mais Goethe avait donné au fait une explication rationnelle, comme il en eut à plusieurs reprises le projet, le résultat, du point de vue poétique, eut peut-être été moins convaincant.

 

Tel qu’il se présente, le début du troisième acte se passe d’explications. En revanche, l’ensemble de l’épisode, dans son déroulement, laisse parfois planer quelques incertitudes. Idéologiquement, il constitue sans aucun doute le sommet et l’axe de toute la “Deuxième Partie”. Possesseur de la beauté absolue, Faust atteint à un plan de spiritualité supérieure, où la vie est une pure harmonie de sentiments conscients et de tranquille liberté intérieure.

 

Mais de ce fait précisément, Hélène n’est plus seulement une “création poétique”, mais aussi un symbole. D’autres allégories viennent encore s’y ajouter. Hélène est la beauté antique, Faust l’ âme moderne: leurs noces sont l’union du classicisme et du romantisme; Euphorion, qui en est issu, représente, selon Goethe lui-même, la “poésie”, mais, et c’est le texte qui l’affirme dans la trénodie du Choeur, il est aussi Byron! Ainsi les idées se trouvent étroitement imbriquées et le style s’en ressent inévitablement. La première scène, avec l’arrivée d’Hélène “devant le Palais de Ménélas à Sparte” adopte la sobriété et la sévérité de lignes d’un drame antique avec choeurs; la deuxième scène “dans la cour intérieure du château”, offre au contraire une allure plus libre et plus animée, sous l’effet immédiat des événements; la troixième scène, avec la brève existence et la mort d’Euphorion, est un “envoi de musiques” et, disait Goethe, ne doit pas “être lue, mais chantée”. Il y a là, sans conteste, une souveraine virtuosité formelle, mais aussi un schématisme qui peut donner une impression, moins de poésie, que de “très haute littérature”. Mais Goethe demeure toujours égal à lui-même, et quelle que soit l’architecture idéale qu’il a jugé opportun d’adopter pour, soutenir sa composition, son imagination retrouve toujours, à sa façon et sans efforts, son essor et sa liberté. Au reste, si ces “noces littéraires” sont d’un intérêt poétique assez médiocre, les angoisses éprouvées par un père et une mère devant les dangers que court leur enfant, atteignent en revanche, dans la scène d’Euphorion, des accents humains d’une émouvante simplicité. L’acte quatrième et les premières scènes du dernier acte constituent proprement, dans l’action intérieure de Faust, un cycle unique. Faust, ayant atteint sa maturité et pleinement conscient de lui-même avec la possession d’Hélène, trouve enfin dans l’activité pratique la solution de son problème, s’insérant en tant que force concrète et créatrice dans la réalité de la vie. “Vivre sur une terre libre au sein d’un peuple libre!”, tel est le sens et le but de la vie. Aussi Faust arrachera-t-il à la mer un lambeau de terre et le rendra fertile pour le bien des hommes. Le quatrième acte aura essentiellement pour but de donner à Faust les moyens de se distinguer et d’obtenir de l’Empereur la concession de ce territoire. Ce caractère “préparatoire” a fait de cette partie la plus faible de tout le poème. Elle débute en “haute montagne” dans un décor d’ Enfer dantesque, où Faust a été déposé par le nuage en qui s’étaient mués les vêtements d’Hélène retournée dans le séjour des ombres: une fois de plus, Faust se retrouve dans la solitude de la nature; un instant, l’image de Marguerite réapparaît. Le reste de l’acte voit se dérouler une bataille entre l’empereur et des rebelles: Méphistophélès et Faust sont, bien entendu, de son côté, et l’Empereur, victorieux, concède le territoire demandé. Le ton est essentiellement satirique et les trouvailles géniales ne manquent pas. Toutefois, le drame ne parvient que rarement à s’animer. Goethe lui-même n’en était pas satisfait et s’en préoccupa longtemps, pendant toute une année, en 1831. Mais avec les trois scènes de l’acte suivant, lorsque Faust se met aussitôt au travail, d’emblée l’inspiration s’élève. L’idylle entre Philémon et Baucis (“Contrée ouverte”) retrace la vie simple, sentie en tant qu’éternité: les temps changent, les circonstances changent, mais les âmes ignorent l’ angoisse des incertitudes, car les âmes ne changent pas. C’est pourquoi les deux vieillards refuseront lorsque Faust leur offrira une ferme opulente à la place de leur pauvre chaumière. Et Méphistophélès lui-même ne parviendra pas à les plier quand Faust l’envoie sur les lieux pour les faire déloger de force. Ils mourront plutôt dans leur chaumière incendiée. Une fois de plus, les “faits ont dépassé les intentions” et Faust, involontairement, porte sur lui le poids d’une faute. Le “moment de bonheur” s’est à nouveau abimé dans sa propre négation. La fin dernière est proche. Le rythme du poème s’accélère. Shakespearienne et stupéfiante, telle est la scène des “Quatre femmes en gris” qui entrent sur le minuit dans la chambre de Faust: elles se nomment “der Mangel” (Pauvreté), “die Schuld” (Dette), “die Sorge” (Souci) et “die Not” (Détresse”). Elles relèvent des forces destructrices de la vie. Leur frère s’appelle “der Tod” (La Mort). Trois d’entre elles disparaissent et seul le Souci reparaît devant Faust. Mais comme il se refuse à reconnaître sa puissance, elle l’aveugle en lui soufflant au visage. C’est alors pourtant qu’il remporte réellement sa victoire (“En moi, au fond de moi-même, une vive lumière resplendit”): son oeuvre s’accomplira quand même! La trace terrestre de ses jours ne se perdra pas dans les temps. Faust, désormais, s’apprête à rendre son âme. L’heure sonne. Méphistophélès sonne le rappel de ses “diables gras” et de ses “diables maigres”, afin de s’assurer de l’âme de Faust. Mais lui-même se perd dans la contemplation -avec de méphistophéliques désirs- des “anges en robe” descendant du ciel à la rencontre de l’âme de Faust. La scène est enlevée avec une verve irrésistible. Alors les anges, emportant l’âme avec eux, lentement s’élèvent de sphère en sphère, parmi les choeurs des bienheureux : “Celui qui s’efforce toujours et cherche dans la peine, nous pouvons le sauver!” (vers 11.936/37). Au pied du trône de la “Mater Gloriosa” se tient celle qui fut Marguerite et qui implore à présent pour son amant revenu et purifié. Et Marguerite, suivie de l’âme de Faust, s’élève alors au plus haut des Cieux, tandis que résonnent autour d’eux les accents du “Chorus mysticus”.

 

Pendant plus d’un siècle, on a lancé des critiques acharnées contre cette conclusion du poème. On a voulu accuser Goethe d’avoir donné à un “drame protestant” une “solution catholique”, comme si le problème “catholicisme-protestantisme” était placé à la base de l’oeuvre! On a affirmé que la notion d’amour est absente du dialogue entre le Seigneur et Méphistophélès au cours du “Prologue dans le ciel” et, partant, demeure étranger au déroulement du drame: comme si dans un drame, il ne devait y avoir aucune distance entre le point de départ et le point d’arrivée; et que tout “dépassement”, dans le “drame du bien et du mal”, était impossible en dehors de la “rédemption” dans l’amour”. Certains ont même pris ombrage du fait que Faust ait été représenté, fût-ce un instant et dans le même temps de son ascension, aux pieds de la Vierge, comme s’il fallait en déduire pour autant une “féminisation” de l’ inspiration, alors que dans un drame nourri d’une sentimentalité essentiellement chrétienne, la personnification de l’amour ne peut être que féminine et, en aucun cas, ne peut s’identifier à l’Eros grec.

 

On a parlé aussi d’une influence manifeste de Dante, comme si cela avait impliqué pour Goethe l’obligation de se perdre dans un “monde désuet d’idées et de visions médiévales”, alors qu’il na fait qu’user une fois de plus de son droit de puiser les éléments de son art où bon lui semblait. On a enfin relevé, d’un point de vue esthétique, que le drame s’achève sur un “final opéra” comme si la forme “lyrique-musicale” n’était pas précisément la “forme dramatique” répondant le mieux au goût du XVIIIe siècle et, jusqu’à un certain point, à celui de l’époque romantique, si intimement associée au “Second Faust”. D’ailleurs, dans le final du drame, il ne s’agit même pas, à proprement parler, d’opéra, mais d’oratorio; car pour l’homme en prière, paroles et images ne sont que le retour et la répétition d’un même sentiment, d’imploration et d’extase. Goethe écrivit un jour: “Avant de me juger, essayez de me comprendre. Demandez-vous pourquoi j’en ai voulu ainsi”. Avec “Faust”, il couronnait un ensemble d’œuvres qui demeurent, selon les termes de Baudelaire, “le plus beau témoignage que nous puissions donner de notre dignité”.

 

Le “Faust” de Goethe (Ire Partie) a été traduit en français par Gérard de Nerval. C’est de cette traduction célèbre que Goethe a dit: “Il me vient de singulières idées à l’esprit, quand je pense que ce livre garde encore sa valeur dans une langue par laquelle Voltaire a régné en maître”; et Eckermann, qui nous a rapporté les paroles du maître de Weimar, ajoute: “Quant à la traduction de Gérard, quoique la plus grande partie soit en prose, elle fut l’objet de compliments de Goehte qui la jugea fort réussie. Je ne puis lire “Faust” en allemand, dit-il, mais dans cette version française, tout reprend sa fraîcheur, sa nouveauté, son esprit”.

Les souffrances du jeune Werther, Wolfgang von Goethe 1774 :

Oeuvre De Wolfgang Goethe (1749 – 1832) ; une première version parut en 1774, suivie, en 1782, d’une édition remaniée qui nous a transmis l’ouvrage sous sa forme actuelle.

 

” Werther ” est un roman épistolaire à la manière de ” La nouvelle Héloïse ” de Rousseau, mais les lettres du héros ne sont jamais adressées ici qu’à un seul correspondant. Autre différence : Goehte écrit sans aucun souci de rhétorique ou de philosophie, alors que Rousseau en était obsédé. Le sujet est des plus simples : Werther, arrivé dans une petite ville, y fait la connaissance de Charlotte et apprend, trop tard, alors qu’il l’aime déjà passionnément, qu’elle est fiancée à Albert, honnête homme, dénué de toute fantaisie et quelque peu borné. Werther devient son ami et Albert, qui le surveille discrètement, ne s’oppose pas à ce qu’il continue à voir Charlotte devenue sa femme. Ainsi l’amour, tel un doux poison, s’infiltre-t-il toujours davantage dans l’âme de l’amant infortuné qui devine que Charlotte, pour sa part, est attirée vers lui par la toute-puissance d’une passion secrète. Une seule fois, il a la hardiesse de la couvrir de baisers. Puis, bien vite, son désespoir augmente : dans une scène d’adieux déchirants, il se sépare de ses amis, prétextant partir pour un court voyage mais, en fait, il se suicidera avec des pistolets que son domestique est allé emprunter à Albert et que Charlotte, elle-même, a dû lui remettre en tremblant. Ce roman eut un succès immédiat et énorme par toute l’Europe à tel point que Napoléon, par exemple, en emporta une édition lors de sa campagne d’Egypte. Il apportait, pour l’époque, de surprenantes nouveautés. En premier lieu, c’était comme un miroir de la vie et des moeurs bourgeoises. On avait déjà lu, il est vrai, les romans de Richardson, de Smollett et de Rousseau ; mais la bourgeoisie allemande était différente des mêmes milieux anglais et français, plus jeune en un certain sens que dans ces derniers, car tenue à l’écart de la politique : elle était plus simple, plus familiale. Or, ” Werther ” est tout pénétré de réalisme poétique : par lui, nous entrons dans l’intimité du monde bourgeois allemand. Les autres classes de la société (noblesse et petit peuple) ne servent qu’à encadrer et à faire mieux ressortir cette atmosphère. De plus, c’est un roman d’amour ou mieux, le roman d’un désir d’aimer : le coeur du héros ne connaît aucun frein qui puisse le retenir, si bien que chaque sentiment qui naît en lui devient rapidement une passion dévorante. La minceur du sujet et la candeur que l’on découvre dans l’âme des trois principaux personnages ne nuisent pas à l’ouvrage : l’analyse des sentiments étudiés par Goethe n’en souffre point car il nous montre, dans ce long monologue épistolaire, des recoins secrets du coeur humain et des réactions que personne n’avait étudiées jusque-là. Enfin, Werter, a le culte de la nature ; son amour pour Charlotte, qui ne peut trouver libre cours et obsède son esprit tourmenté, le rend plus sensible encore à la poésie du monde environnant.

 

Cette adoration est bien différente de celle des personnages de Rousseau comme de ses idées sur la paix et sur la bonté naturelle : dans la contemplation de la nature, les sentiments de Werther trouvent des résonances infinies et troublantes.

 

Cet ouvrage fond ainsi, dans le creuset goethéen, tous les éléments que le ” Sturm und Drang ” pressentait ; il leur donne la vie et la force de sa poésie, il les transporte de l’irréel dans la réalité psychologique, il inaugure le roman moderne et pose les bases du romantisme, en mettant à nu les sentiments intimes. L’examen de l’âme du héros est conduit avec une telle maîtrise que tout concourt à en déceler et à en analyser les moindres manifestations, même par le fait extérieur ou le site. La première partie parle du livre, qui montre le culte voué par le jeune Goethe à l’art descriptif homérique, est une véritable idylle avec sa description de la nature au printemps et ses scènes de caractère patriarcal. Dans la seconde, l’influence d’ Ossian est manifeste en maints passages (celui par exemple, où éclate, dans une atmosphère triste d’automne, le terrible orage qui annonce le drame final). De plus, tout le roman donne l’impression d’avoir été vécu, car les personnages principaux ont été empruntés à la réalité. Lotte n’est autre que Charlotte Buff dont Goethe fut épris au cours du printemps et de l’été de 1772, passés à Wetzlar ; Albert, c’est J.-G. Christian Kestner, son fiancé ; ils se marièrent en 1773.

 

Les lettres à Lotte et à Kester, le Journal de Kestner, les longues confessions épistolaires adressées par Goethe à d’autres amis, constituent, pour l’étude de ce que l’on pourrait nommer l’élément ” poésie et vérité ” de ” Werther “, un ensemble de documents fort révélateurs et peut-être uniques dans l’histoire littéraire. Goethe retraça, dans ce roman, son aventure amoureuse à peine déguisée, depuis l’instant charmant où naquit sa flamme jusqu’au moment dramatique de l’inévitable et douloureuse séparation. Et lorsqu’il se trouvait désormais loin de Weltzar, occupé à la rédaction de son ouvrage, ce fut encore Kestner qui lui envoya le compte rendu du suicide du jeune diplomate Jerusalem (30 octobre 1772), qui suggéra au poète le tragique dénouement du livre. D’autres détails de la vie intime de l’auteur semblent avoir trouvé un écho dans ” Werther “, comme son amitié pour Maximilien Laroche Brentano. Goehte lui-même, en envoyant à Lotte un exemplaire de son roman, soulignait dans une lettre qu’il joignit, en termes où se devine son ancienne passion, les raisons sentimentales qui l’avaient poussé à écrire. La fameuse ” sensibilité ” du XVIIIe siècle reçut ainsi des mains de Goethe sa plus brillante illustration, avec cette oeuvre où elle pouvait se retrouver et se reconnaître aussitôt. L’influence de ” Werther ” s’étendit au-delà du monde du lyrisme pur : elle ne créa pas seulement un nouveau langage poétique, mais inspira la mode et pénétra la réalité même de la vie. L’auteur, en présence des nombreux suicides de jeunes gens (encouragés en quelque sorte par la lecture de son livre à mettre un terme à leur infortune amoureuse) fut amené à placer dans la bouche de Werther, dans une poésie écrite en 1775 (” Des souffrances du jeune Werther “), le conseil : ” Sois un homme, et ne suis pas mon exemple ! “.

L’ apprenti-sorcier, Wolfgang von Goethe 1797 :

Ballade allemande de Wolfgang Goethe (1749-1832), composée en 1797. L’élève d’un magicien transforme, en prononçant un mot magique, un balai en un être humain, auquel il ordonne d’aller chercher de l’eau pour remplir sa baignoire. Mais il oublie la formule qui doit faire cesser l’enchantement, et le domestique ensorcelé continue, impassible, à apporter de l’eau, provoquant de multiples complications et inondant la maison. Le retour providentiel du magicien ramène le balai à sa modeste tâche et rétablit l’ordre troublé par la science magique insuffisante du garçon. Cette ballade appartient à la troisième période de l’activité de Goethe; après avoir dépassé le “Sturm und Drang” de sa jeunesse, il redonne à sa pensée les formes harmonieuses et sereines du classicisme. Cette ballade comprend quatorze strophes: sept huitains alternant régulièrement avec sept sixains, respectivement de rythme différent. Les quatre premiers vers des huitains sont formés de quatre trochées, et les derniers, de vers trochaïques de trois pieds, le sixième et le huitième vers étant catalectiques ; les rimes sont croisées. Les sixains sont également formés de trochées à rimes croisées dans les quatre premiers vers, répétant à la fin de la strophe la rime du premier, auquel vient s’ajouter un vers non rimé. De cette façon, le retour continuellement changeant de la poésie s’harmonise parfaitement avec le sujet, déjà traité par le poète dans une autre ballade. “Le chercheur de trésors”, sujet repris ici sur un ton satirique plus insistant.

Poésie et vérité, Wolfgang von Goethe :

Autobiographie de Wolfgang Goethe (1749-1832), divisée en quatre parties (les trois premières écrites de 1811 à 1814, la quatrième entre 1817 et 1830).

 

Le poète y décrit sa vie depuis sa naissance jusqu’au moment où il attend, à Francfort, le grand-duc de Weimar. Comme ce dernier se fait trop attendre, Goethe part en hâte pour la Suisse; il passe la nuit à Heidelberg et, au matin, entend sous ses fenêtres le bruit du postillon envoyé par le grand-duc à sa suite. Le poète revient alors sur ses pas et, tout comme “Egmont”, on le voit affronter l’avenir, confiant dans son destin : c’est d’ailleurs par une citation empruntée à “Egmont” que le poète termine son autobiographie. Il convient à ce sujet de faire remarquer que les personnages de ses oeuvres sont à tel point lui-même qu’il peut toujours passer de la vérité poétisée de sa biographie à la poésie pure de ses créations, sans que le moindre décalage intervienne. C’est dire que nous possédons de Goethe deux biographies : d’une part celle, authentique, de “Poésie et vérité”, des “Annales” et “Voyages” (voir “Lettres de Suisse”, “Voyage en Italie”), des “Conversations avec Eckermann”, des “Entretiens avec le chancelier Müller”, etc; d’autre part, celle qui apparaît dans ses oeuvres. D’ailleurs il faut parfois les réunir, si nous voulons reconstituer sa vie. C’est ainsi que pour son grand amour de jeunesse Frederique Brion, fille du pasteur de Sesenheim, nous pouvons nous reporter à quelques poésies lyriques (telles que “Bienvenue et adieu”, où il décrit sa chevauchée de Strasbourg au village voisin) et également aux scènes de Marguerite dans “Faust”; parallèlement, nous en avons le récit en prose, avec une grande minutie de détails, dans “Poésie et Vérité”. Parfois, certaines lacunes apparaissent dans ses oeuvres, c’est-à-dire qu’une aventure importante n’y a pas trouvé place, mais on a grande chance de la trouver au contraire dans son autobiographie. D’autre fois, sa biographie a des lacunes que nous parvenons à combler indirectement, en insérant des passages qui n’ont été conservés que dans son oeuvre. Ainsi, pour ses premiers essais au théâtre, sommes-nous beaucoup mieux informés par son “Wilhelm Meister” que par “Poésie et Vérité”.

 

A vrai dire, si nous ne possédions cette double source, nous serions tout compte fait assez mal informés sur la vie du jeune Goethe. On trouvera dans le livre intitulé “La jeunesse de Goethe” (1912) une grande quantité de petites observations fortuites, réunies d’abord par Bächtold, puis -dans une nouvelle édition- par Morris; mais, au fond, jusqu’à sa maturité et au moment de sa célébrité, c’est-à-dire jusqu’à son arrivée à Weimar, nous dépendons de ce que lui-même a bien voulu nous confier. Aucun contrôle n’est possible. Les choses sur lesquelles il s’est tu avec intention, nous demeureront toujours inconnues : lui-même, une fois au moins, au moment où s’abandonne Frederique, confesse qu’il refuse de se souvenir. Goehte “se gardait” de la tragédie, par peur, disait-il, de “se détruire”. De plus, il faut penser que “Poésie et vérité” a été écrit alors que Goethe adhérait à l’ “idéal classique”, c’est-à-dire à une époque où il mettait la forme ordonnée au-dessus de tout. Le titre même de ces souvenirs indique suffisamment que la vérité y subira des adaptations, précisément pour atteindre la forme parfaite d’une vie dans son devenir. N’oublions pas que c’est un Goethe calme, pondéré, presque olympien, qui raconte les aventures du jeune Titan qu’il fut jadis.

 

Nous sommes loin des “Confessions” du genre de celles de saint Augustin ou de Rousseau. Goethe ne veut, ni se diminuer devant Dieu, ni se défendre devant une société dont il se croit persécuté. Ni humilité, ni orgueil; pas le moindre désir de s’exhiber. Sa préoccupation est toute autre: nous montrer (et se montrer à lui-même) l’intime formation (“Bildung”) de son être: d’abord, pour employer le mot d’ Aristote qui lui est cher, son “entéléchie”, puis ses diverses métamorphoses. Cette oeuvre est en quelque sorte le pendant des “Années d’apprentissage de Wilhelm Meister”.