Satire première

Qui que tu sois, de grâce écoute ma satire,
Si quelque humeur joyeuse autre part ne t’attire ;
Aime ma hardiesse et ne t’offense point
De mes vers, dont l’aigreur utilement te point.
Toi que les éléments ont fait d’air et de boue,
Ordinaire sujet où le malheur se joue,
Sache que ton filet que le destin ourdit
Est de moindre importance encor qu’on ne te dit.
Pour ne te point flatter d’une divine essence,
Vois la condition de ta sale naissance,
Que tiré tout sanglant de ton premier séjour,
Tu vois en gémissant la lumière du jour :
Ta bouche n’est qu’aux cris et à la faim ouverte,
Ta pauvre chair naissante est toute découverte,
Ton esprit ignorant encor ne forme rien
Et moins qu’un sens brutal sait le mal et le bien.
À grand peine deux ans t’enseignent un langage,
Et des pieds et des mains te font trouver usage ;
Heureux au prix de toi les animaux des champs,
Ils sont les moins haïs, comme les moins méchants.
L’oiselet de son nid à peu de temps s’échappe,
Et ne craint point les airs que de son aile il frappe ;
Les poissons en naissant commencent à nager,
Et le poulet éclos chante et cherche à manger.
Nature douce mère à ces brutales races,
Plus largement qu’à toi leur a donné des grâces ;
Leur vie est moins sujette aux fâcheux accidents
Qui travaillent la tienne au dehors et dedans :
La bête ne sent point peste, guerre ou famine,
Le remords d’un forfait en son corps ne la mine,
Elle ignore le mal pour en avoir la peur,
Ne connaît point l’effroi de l’Achéron trompeur.
Elle a la tête basse, et les yeux contre terre,
Plus près de son repos, et plus loin du tonnerre :
L’ombre des trépassés n’aigrit son souvenir,
On ne voit à sa mort le désespoir venir.
Elle compte sans bruit, et loin de toute envie,
Le terme dont nature a limité sa vie,
Donne la nuit paisible au charme du sommeil,
Et tous les jours s’égaie aux clartés du Soleil :
Franche de passions, et de tant de traverses
Qu’on voit au changement de nos humeurs diverses.
Ce que veut mon caprice, à ta raison déplaît,
Ce que tu trouves beau, mon oeil le trouve laid,
Un même train de vie au plus constant n’agrée,
La profane nous fâche autant que la sacrée.
Ceux qui dans les bourbiers des vices empêchés
Ne suivent que le mal, n’aiment que les péchés,
Sont tristes bien souvent, et ne leur est possible
De consommer une heure en volupté paisible.
Le plus libre du monde est esclave à son tour,
Souvent le plus barbare est sujet à l’Amour,
Et le plus patient que le Soleil éclaire
Se trouve quelquefois emporté de colère.
Comme Saturne laisse et prend une saison,
Notre esprit abandonne et reçoit la raison.
Je ne sais quelle humeur nos volontés maîtrise,
Et de nos passions est la certaine crise.
Ce qui sert aujourd’hui nous doit nuire demain,
On ne tient le bonheur jamais que d’une main :
Le destin inconstant sans y penser oblige,
Et nous faisant du bruits souvent il nous afflige ;
Les riches plus contents ne se sauraient guérir
De la crainte de perdre et du soin d’acquérir.
Notre désir changeant suit la course de l’âge,
Tel est grave et pesant qui fut jadis volage,
Et sa masse caduque esclave du repos
N’aime plus qu’à rêver, hait les joyeux propos ;
Une sale vieillesse en déplaisir confite,
Qui toujours se chagrine, et toujours se dépite,
Voit tout à contrecoeur, et ses membres cassés
Se rongent de regret de ses plaisirs passés,
Veut traîner notre enfance à la fin de la vie,
De notre sang bouillant veut étouffer l’envie.
Un vieil père rêveur aux nerfs tout refroidis
Sans plus se souvenir quel il était jadis,
Alors que l’impuissance éteint sa convoitise,
Veut que notre bon sens révère sa sottise,
Que le sang généreux étouffe sa vigueur,
Et qu’un esprit bien né se plaise à la rigueur.
Il nous veut attacher nos passions humaines
Que son malade esprit ne juge pas bien saines.
Soit par rébellion, ou bien par une erreur,
Ces repreneurs fâcheux me sont tous en horreur :
J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature,
Son Empire est plaisant, et sa loi n’est pas dure,
Ne suivant que son train jusqu’au dernier moment,
Même dans le malheur on passe heureusement.
Jamais mon jugement ne trouvera blâmable
Celuilà qui s’attache à ce qu’il trouve aimable,
Qui dans l’état mortel tient tout indifférent ;
Aussi bien même fin à l’Achéron nous rend :
La barque de Charon à tous inévitable,
Non plus que le méchant n’épargne l’équitable.
Injuste Nautonier, hélas ! Pourquoi serstu
Avec même aviron le vice et la vertu ?
Celui qui dans les biens a mis toute sa joie,
Et dont l’esprit avare après l’argent aboie,
Où qu’il tourne la terre en refendant la mer,
Ses navires jamais ne puissent abîmer ;
L’autre qui rien du tout que les grandeurs ne prise,
Et qu’un vif aiguillon de vanité maîtrise,
Soit toujours bien paré, mesure tous ses pas,
S’imagine en soimême être ce qu’il n’est pas,
Qu’il fasse voir un sceptre à son âme aveuglée,
Et son ambition ne soit jamais réglée ;
Celuici veut poursuivre un vain titre de vent
Qui pour nous maintenir nous perd le plus souvent ;
Il s’attache à l’honneur, suit ce destin sévère
Qu’une sotte coutume ignoramment révère :
De sa condition je prise le bonheur,
Et trouve qu’il fait bien de mourir pour l’honneur.
Un esprit enragé qui voudrait voir en guerre
Pour son contentement, et le Ciel, et la terre,
Ne respire brutal que la flamme et le fer,
Et qui croit que son ombre étonnera l’enfer,
Qu’il emploie au carnage, et la force, et les charmes,
Et son corps nuit et jour ne soit vêtu que d’armes ;
Une sauvage humeur, qui dans l’horreur des bois
Des chiens avec le cor anime les abois,
Son dessein innocent heureusement poursuive
En la tranquillité de cette peine oisive ;
Qu’il travaille sans cesse à brosser les forêts,
Et jamais le butin n’échappe de ses rets.
Celui qu’une beauté d’inévitable amorce
Retient dans ces liens plus de gré que de force,
Qu’il se flatte en sa peine, et tâche à prolonger
Les soucis qui le vont si doucement ronger,
Qu’il perde rarement l’objet de ce visage,
Ne détourne jamais son coeur de cette image,
Ne se souvienne plus du jeu, ni de la Cour,
N’adore aucun des Dieux qu’après celui d’Amour,
N’aime rien que ce joug, et toujours s’étudie
À tenir en humeur sa chère maladie,
Ne se trouble jamais d’aucun soupçon jaloux,
Se moque des acquêts d’un impuissant époux,
Qu’il se trouve allégé par la moindre caresse,
Des fers les plus pesants dont sa rigueur le presse,
Sauve les mouvements de ses affections,
Ne tâche de brider jamais ses passions.
Si tu veux résister, l’Amour te fera pire,
Et ta rébellion étendra son Empire ;
Amour a quelque but, quelque temps de durer,
Que notre entendement ne peut pas mesurer
C’est un fiévreux tourment, qui travaillant notre âme
Lui donne des accès, et de glace, et de flamme,
S’attache à nos esprits, comme la fièvre au corps,
Jusqu’à ce que l’humeur en soit toute dehors.
Contre ses longs efforts la résistance est vaine,
Qui ne peut l’éviter il doit aimer sa peine.
L’esclave patient n’est qu’à demi dompté,
Il veut à sa contrainte unir sa volonté.
Le Sanglier enragé, qui d’une dent pointue
Dans son gosier sanglant mord l’épieu qui le tue,
Se nuit pour se défendre, et d’un aveugle effort
Se travaille luimême, et se donne la mort.
Ainsi l’homme souvent s’obstine à se détruire,
Et de sa propre main il prend peine à se nuire.
Celui qui de nature, et de l’amour des Cieux,
Entrant en la lumière, est né moins vicieux,
Lorsque plus son génie aux vertus le convie,
Il force sa nature, et fait toute autre vie,
Imitateur d’autrui ne suit plus ses humeurs,
S’égare pour plaisir du train des bonnes moeurs ;
S’il est né libéral, au discours d’un avare,
Il tâchera d’éteindre une vertu si rare ;
Si son esprit est haut, il le veut faire bas,
S’il est propre à l’étude, il parle des combats.
Je crois que les destins ne font venir personne
En l’être des mortels qui n’ait l’âme assez bonne,
Mais on la vient corrompre, et le céleste feu
Qui luit à la raison ne nous dure que peu :
Car l’imitation rompt notre bonne trame,
Et toujours chez autrui fait demeurer notre âme.
Je pense que chacun aurait assez d’esprit,
Suivant le libre train que Nature prescrit.
À qui ne sait farder, ni le coeur, ni la face,
L’impertinence même a souvent bonne grâce.
Qui suivra son Génie, et gardera sa foi
Pour vivre bienheureux, il vivra comme moi.

Voter pour ce poème!

Théophile De Viau Apprenti Poète

Par Théophile De Viau

Théophile de Viau, né entre mars et mai 1590 à Clairac, en Agenais et mort le 25 septembre 1626 à Paris, est un poète et dramaturge français. Poète le plus lu au XVIIᵉ siècle, il sera oublié à la suite des critiques des Classiques, avant d'être redécouvert par Théophile Gautier.

Ce poème vous a-t-il touché ? Partagez votre avis, critique ou analyse !

Dans l'océan des mots, chaque commentaire est une vague de Verlaine. Venez créer votre marée.
S’abonner
Notifier de
Avatar
guest
0 Avis
Inline Feedbacks
View all comments

Gagne-petit

Stances de l’absence