Le monde et le siècle

Victor Hugo
par Victor Hugo
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Que faites-vous, Seigneur ? à quoi sert votre ouvrage ?
À quoi bon l’eau du fleuve et l’éclair de l’orage ?
Les prés ? les ruisseaux purs qui lavent le gazon ?
Et, sur les coteaux verts dont s’emplit l’horizon,
Les immenses troupeaux aux fécondes haleines
Que l’aboiement des chiens chasse à travers les plaines ?
Pourquoi, dans ce doux mois où l’air semble attiédi,
Quand un calice s’ouvre aux souffles de midi,
Y plonger, ô Seigneur, l’abeille butinante,
Et changer toute fleur en cloche bourdonnante ?
Pourquoi le brouillard d’or qui monte des hameaux ?
Pourquoi l’ombre et la paix qui tombent des rameaux ?
Pourquoi le lac d’azur semé de molles îles ?
Pourquoi les bois profonds, les grottes, les asiles ?
À quoi bon, chaque soir, quand luit l’été vermeil,
Comme un charbon ardent déposant le soleil
Au milieu des vapeurs par les vents remuées,
Allumer au couchant un brasier de nuées ?
Pourquoi rougir la vigne et jeter aux vieux murs
Le rayon qui revient gonfler les raisins mûrs ?
À quoi bon incliner sur ses axes mobiles
Ce globe monstrueux avec toutes ses villes,
Et ses monts et ses mers qui flottent alentour,
À quoi bon, ô Seigneur, l’incliner tour à tour,
Pour que l’ombre l’éteigne ou que le jour le dore,
Tantôt vers la nuit sombre et tantôt vers l’aurore ?
À quoi vous sert le flot, le nuage, le bruit
Qu’en secret dans la fleur fait le germe du fruit ?
À quoi bon féconder les éthers et les ondes,
Faire à tous les soleils des ceintures de mondes,
Peupler d’astres errants l’arche énorme des cieux,
Seigneur ! et sur nos fronts, d’où rayonnent nos yeux,
Entasser en tous sens des millions de lieues
Et du vague infini poser les plaines bleues ?
Pourquoi sur les hauteurs et dans les profondeurs
Cet amas effrayant d’ombres et de splendeurs ?
À quoi bon parfumer, chauffer, nourrir et luire,
Tout aimer, et, Dieu bon ! incessamment traduire,
Pour l’oeil intérieur comme pour l’oeil charnel,
L’éternelle pensée en spectacle éternel ?
Si c’est pour qu’en ce siècle où la loi tombe en cendre
L’homme passe sans voir, sans croire, sans comprendre,
Sans rien chercher dans l’ombre, et sans lever les yeux
Vers les conseils divins qui flottent dans les cieux,
Sous la forme sacrée ou sous l’éclatant voile
Tantôt d’une nuée et tantôt d’une étoile !
Si c’est pour que ce temps fasse, en son morne ennui,
De l’opprimé d’hier l’oppresseur d’aujourd’hui ;
Pour que l’on s’entre-déchire à propos de cent rêves ;
Pour que le peuple, foule où dorment tant de sèves,
Aussi bien que les rois, — grave et haute leçon ! —
Ait la brutalité pour dernière raison,
Et réponde, troupeau qu’on tue ou qui lapide,
À l’aveugle boulet par le pavé stupide !
Si c’est pour que l’émeute ébranle la cité !
Pour que tout soit tyran, même la liberté !
Si c’est pour que l’honneur des anciens gentilshommes,
Aux projets des partis s’attelle tristement ;
Si c’est pour qu’à sa haine on ajoute un serment
Comme à son vieux poignard on remet une lame ;
Si c’est pour que le prince, homme né d’une femme,
Né pour briller bien vite et pour vivre bien peu,
S’imagine être roi comme vous êtes Dieu !
Si c’est pour que la joie aux justes soit ravie ;
Pour que l’iniquité règne, pour que l’envie,
Emplissant tant de fronts de brasiers dévorants,
Fasse petits des coeurs que l’amour ferait grands !
Si c’est pour que le prêtre, infirme et triste apôtre,
Marche avec ses deux yeux, ouvrant l’un fermant l’autre,
Insulte à la nature au nom du verbe écrit,
Et ne comprenne pas qu’ici tout est l’esprit,
Que Dieu met comme en nous son souffle dans l’argile,
Et que l’arbre et la fleur commentent l’Évangile !
Si c’est pour que personne enfin, grand ou petit,
Pas même le vieillard que l’âge appesantit,
Personne, du tombeau sondant les avenues,
N’ait l’austère souci des choses inconnues,
Et que, pareil au boeuf par l’instinct assoupi,
Chacun trace un sillon sans songer à l’épi !
Car l’humanité, morne et manquant de prophètes,
Perd l’admiration des oeuvres que vous faites ;
L’homme ne sent plus luire en son coeur triomphant
Ni l’aube, ni le lys, ni l’ange, ni l’enfant,
Ni l’âme, ce rayon fait de lumière pure,
Ni la création, cette immense figure !

De là vient que souvent je rêve et que je dis :
— Est-ce que nous serions condamnés et maudits ?
Est-ce que ces vivants, chétivement prospères,
Seraient déshérités du souffle de leurs pères ?
Ô Dieu ! considérez les hommes de ce temps,
Aveugles, loin de vous sous tant d’ombre flottants.
Éteignez vos soleils, ou rallumez leur flamme !
Reprenez votre monde, ou donnez-leur une âme !

Juin 1839.

Victor Hugo

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