Chant I – La Tragédie

Peintre de la raison, toi, qui sur le Parnasse,
Es l’oracle du goût, et le rival d’Horace;
Dans l’art brillant des vers ta voix sut nous former.
Ma main trace aujourd’hui l’art de les déclamer.
Vous, qui voulez enfin sortir de vos ténèbres,
Et ceindre le laurier des actrices célèbres,
Renfermez ce désir, gardez de vous hâter:
Connaissez le théâtre, avant que d’y monter.
Il faut, il faut longtemps, plus prudente et plus sage,
Faire encor de votre art l’obscur apprentissage,
Et pour vous épargner un triste repentir,
Consulter la raison, et penser, et sentir.
Dans ses jeux instructifs la fable respectée
Nous vante les talents du mobile Prothée,
Qui, possesseur adroit d’innombrables secrets,
Changeait, en se jouant, sa figure et ses traits;
Tantôt, aigle-superbe, affrontait le tonnerre;
Tantôt, reptile impur, se traînait sur la terre;
Arbre, élevait sa tige; onde ou feu dévorant,
Pétillait en phosphore, ou grondait en torrent;
Roulait, tigre ou lion, sa prunelle enflammée,
Et soudain dans les airs s’exhalait en fumée;
Le vrai vous est caché sous cette allégorie,
J’y vois le grand acteur, qui toujours se varie,
Imite d’un héros l’élan impétueux,
Nous peint la politique et ses plis tortueux,
D’un tendre sentiment développe les charmes,
Là frémit de colère, ici verse des larmes,
Par un jeu séduisant échappe à ses censeurs,
Et gouverne à son gré l’âme des spectateurs.
Soit fable ou vérité, cette métamorphose
Indique les travaux que votre art vous impose,
Quels divers sentiments vous doivent animer,
Et sous combien d’aspects il faudra nous charmer.
L’étranger plus avide, en sujets plus stérile,
Vous appelle peut-être et vous offre un asile.
Ah ! N’allez pas grossir, à la fleur de vos ans,
Le servile troupeau de ces bouffons errants,
Qu’adopte par ennui la province idolâtre,
Et qui de cour en cour promènent leur théâtre.
Votre talent, qu’enfin on sait apprécier,
À Paris est un art, et là n’est qu’un métier.
Paris seul vous promet de rapides conquêtes,
Et pour vos jeunes fronts des palmes toujours prêtes.

La critique éclairée y veille à vos succès,
Et vous ouvre à la gloire un plus facile accès.
L’actrice renommée y brille en souveraine;
Ses droits sont dans nos cœurs, son trône est sur la scène.
Mais détournez vos yeux de ces riants tableaux;
Cette gloire tardive est le fruit des travaux.
Le laurier ne croît point où s’endort la mollesse;
Cultivez votre organe, exercez-le sans cesse;
Sondez le cœur humain, parcourez ses détours:
De la langue française étudiez les tours.
L’actrice qui chérit sa superbe ignorance,
Rampe, malgré tout l’or du Crésus qui l’encense.
Paraît-elle ? Aussitôt elle s’entend siffler.
Avant de déclamer, on doit savoir parler.
De l’art de prononcer faites-vous une étude:
La voix est un ressort qui cède à l’habitude;
C’est la route du cœur; sachez vous la frayer;
Séduire mon oreille, et non pas l’effrayer.
Je condamne au silence une actrice profane,
Qui change en cris aigus les soupirs d’Ariane,
Celle qui ne formant qu’un bruit vague et confus,
Laisse expirer ses tons, avec peine entendus,
Ou qui, les yeux en pleurs, de deuil enveloppée,
Évoque, en grasseyant, les manes de Pompée.
Tremblez, défiez-vous d’un instinct pétulant,
Qui fait tout hasarder, et ressemble au talent.

Jugez-vous de sang-froid, et d’un regard sévère,
Observez de vos traits quel est le caractère.
On doit voir sur vos fronts respirer tour-à-tour,
L’ambition, la rage, et la gloire et l’amour.
Voulez-vous sur la scène exciter la tendresse ?
Il faut que votre abord, que votre air intéresse,
Et puisse faire éclore en nos cœurs agités,
Toutes les passions que vous représentez.
Sans ces charmes touchants, que d’abord l’œil admire,
Me rendrez-vous sensible aux douleurs de Zaïre,
Qui, d’un culte nouveau craignant l’austérité,
Pleure au sein de son dieu l’amant qu’elle a quitté ?
Ah, Gaussin, que j’aimais ta langueur et tes grâces !
Tu désarmais le tems enchaîné sur tes traces:
Il semblait à nos yeux t’embellir chaque jour,
Et respecter en toi l’ouvrage de l’amour.
Aux rôles furieux vous êtes-vous livrée ?
Qu’un œil étincelant peigne une âme égarée.
Ayez l’accent, le geste, et le port effrayant;
Que tout un peuple ému frémisse en vous voyant;
Qu’on reconnaisse en vous l’implacable Athalie,
Et les sombres terreurs dont son âme est remplie;
Que j’imagine entendre et voir Sémiramis,
Bourreau de son époux, amante de son fils,
Qui, dans un même cœur, vaste et profond abyme,
Rassemble la vertu, le remords et le crime.

Le public, occupé de ces grands intérêts,
Veut de l’illusion, et non pas des attraits.
Pour graver ces tableaux dans le fond de notre âme,
À de sombres dehors joignez un cœur de flamme.
Des masques, avec art adaptés aux discours,
La tragédie antique empruntait le secours.
Dans un rôle emporté, l’acteur, d’après l’usage,
D’un masque furibond surchargeait son visage.
Un masque larmoyant, lorsqu’il fallait des pleurs,
Exprimait et l’amour, et ses tendres douleurs.
De chaque rôle au moins on conservait l’idée;
On ne confondait plus Andromaque et Médée.
Heureux ou malheureux, rois, sujets, et tyrans,
S’offraient sous un aspect et des traits différents;
Achille paraissait enflammé de colère,
Diomède fougueux, Nestor calme et sévère;
Et ces masques frappants et caractérisés
Valaient bien nos minois, toujours symétrisés,
Où chaque sentiment devient une grimace,
Dont l’uniformité, dont la froideur me glace;
Et qui, sur le théâtre une fois réunis,
Ont tous les mêmes traits sous le même vernis.
Juges plus délicats, spectateurs moins commodes,
Chassons loin de nos yeux ces tragiques pagodes,
Qui, marchant par ressorts, et toujours se guindant,
Soupirent avec art, pleurent en minaudant.

Telle est, dans son ivresse, une actrice arrogante,
Qui sans cesse interroge une glace indulgente,
Concerte ses regards, aligne tous ses pas,
Applaudit à son jeu, sourit à ses appas.
Cette froide méthode est pleine d’imposture.
Votre âme est le miroir où se peint la nature.
Dans une glace, où l’œil s’abuse à tout moment,
C’est l’orgueil qui vous juge, et non le sentiment.
Vous y voyez un teint que le soir même efface,
Et de votre beauté la magique surface:
Sous ces habits flottants avec pompe étalés,
C’est Flore, c’est Vénus que vous y contemplez.
Mais y remarquez-vous, aveugle et complaisante,
Ces pénibles ressorts d’une âme languissante,
Vos gestes empruntés, ces yeux toujours muets,
Qui peignent la douleur, et ne pleurent jamais ?
Chacun de vos défauts obtient votre suffrage:
C’est ainsi que Narcisse adorait son image.
Consultez votre cœur: c’est là qu’il faut chercher
Le secret de nous plaire, et l’art de nous toucher.
Par une longue étude une fois enhardie,
Alors suivez l’attrait et l’essor du génie;
Le courage l’élève, et la crainte l’abat;
Du grand jour sans pâlir envisagez l’éclat.
Paraissez, armez-vous d’une noble assurance,
Et de cette fierté que permet la décence.

Que jamais vos regards n’aillent furtivement
Mendier la faveur d’un applaudissement.
Le public dédaigneux hait ce vain artifice;
Il siffle la coquette, il applaudit l’actrice.
Offrez-nous un maintien, un port majestueux;
Que d’abord votre marche en impose à nos yeux:
Au gré des mouvements qui vous ont agitée,
Qu’elle soit à propos lente ou précipitée.
Que le geste facile et sans art déployé,
Avec le sens des vers soit toujours marié.
Songez à réprimer son emphase indiscrète;
Qu’il soit des passions l’éloquent interprète,
Développe à nos yeux leur flux et leur reflux,
Et devienne pour l’âme un organe de plus.
Des passages divers décidez les nuances;
Ponctuez le repos, observez les silences.
Le jeu muet encor veut une étude à part:
Il est et le triomphe et le comble de l’art.
C’est là que le talent paraît sans artifice,
Et que toute la gloire appartient à l’actrice.
Il faut, pour le saisir, savoir l’ouvrage entier,
En suivre les ressorts, et les étudier;
Réunir d’un coup-d’oeil tous les traits qu’il rassemble,
Et ces effets cachés qui naissent de l’ensemble.
Tel, dans tout ce qu’il trace, un peintre ingénieux
Doit chercher des couleurs l’accord harmonieux.

Laissez donc la routine aux actrices frivoles;
Sachez approfondir et raisonner vos rôles.
Que l’étude pourtant se fasse peu sentir:
À force d’art, craignez de vous appesantir.
Loin du jeu théâtral la triste symétrie,
Et le compas glacé de la géométrie.
Des passions toujours suivez le mouvement;
Trop de raison nous choque et nuit au sentiment.
Il est d’heureux défauts, et des élans sublimes,
Qu’il ne faut point soumettre à de froides maximes:
Que tous vos sens alors soient saisis, transportés:
Melpomène vous voit, vous entend: éclatez;
Et dans le même instant, par un effet contraire,
Sachez pâlir d’horreur, et rougir de colère.
Oubliez, imitant le plus célèbre acteur,

Votre rôle, votre art, vous, et le spectateur.
Tel l’illustre le Kain, dans sa fougue sublime,
S’empare de notre âme, et ravit notre estime.
Je crois toujours le voir, échevelé, tremblant,
Du tombeau de Ninus s’élancer tout sanglant;
Pousser du désespoir les cris sourds et funèbres,
S’agiter, se débattre à travers les ténèbres,
Plus terrible cent fois que les spectres, la nuit,
Et les pâles éclairs, dont l’horreur le poursuit.
Tel est encor Brizard, lorsque du vieil Horace
Il peint l’âme romaine et l’héroïque audace,
Et que perdant deux fils immolés à l’honneur,
Dans le fils qui lui reste il embrasse un vainqueur.
Quel feu ! Quel naturel ! Quel auguste langage !
C’est le héros lui-même, et non le personnage.
Soyez impétueuse et vive en vos récits:
Les spectateurs soudain veulent être éclaircis.
Là, qu’un art déplacé jamais ne nous étale
Le traînant appareil d’une lente finale,
Et par la pesanteur d’un jeu soporatif,
N’aille point fatiguer le parterre attentif.
D’un combat engagé dans une nuit obscure
Venez-vous raconter l’effrayante aventure ?

Que votre jeu rapide et vos sons éclatants
Me retracent les cris, le choc des combattants;
Que sur-tout la mémoire, en ces moments fidèles,
Lorsque vous commandez, ne soit jamais rebelle,
Et ne vous force point, glaçant votre chaleur,
D’aller, à son défaut, consulter le souffleur.
Pour fixer nos esprits, et plaire à Melpomène,
Seule sachez remplir le vide de la scène.
Le public n’y voit plus, borné dans ses regards,
Nos marquis y briller sur de triples remparts.
Ils cessent d’embellir la cour de Pharasmane;
Zaïre sans témoins entretient Orosmane.
On n’y voit plus l’ennui de nos jeunes seigneurs
Nonchalamment sourire à l’héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leur caquet bruyant interrompre l’actrice,
Persiffler Mithridate, et sans respect du nom,
Apostropher César, ou tutoyer Néron.
Si le succès enfin remplit votre espérance,
On vous verra peut-être, avec trop d’assurance,
Vous fiant au public, sans prévoir ses retours,
Retomber mollement dans le sein des amours.
De l’art de déclamer connaissez l’étendue:
Telle l’ignore encor, qui s’y croit parvenue.
Le premier feu produit ces succès éclatants;
Mais la perfection est l’ouvrage du tems.
L’amour-propre souvent, juge trop infidèle,
Du talent orgueilleux étouffe l’étincèle.

Il est un lieu charmant, et toujours fréquenté
Par ce folâtre essaim qui poursuit la beauté.
Là, dans les jours brillants, l’habitude rassemble
Tous les états surpris de se trouver ensemble.
Un plumet étourdi, de lui-même content,
Se montre, disparaît, revient au même instant.
Infectant ses voisins de l’ambre qu’il exhale,
Le grave magistrat se rengorge et s’étale;
Et l’heureux financier, dispensé des soupirs,
Va toujours marchandant et payant ses plaisirs.
De ces lieux enchanteurs redoutez le prestige;
Bientôt votre talent y tiendra du prodige.
N’entends-je point déjà de nos illustres fous
L’essaim tumultueux frémir autour de vous,
Bourdonner en chorus, elle est, ma foi, divine,
Et du théâtre enfin vous nommer l’héroïne ?
Craignez ces vains transports qu’inspirent vos attraits.
La vérité conseille, et ne vante jamais.
Faites-vous, imitant nos célèbres actrices,
Admirer sur la scène, et non dans les coulisses.
Exercez votre goût, don tardif et brillant;
Il ajoute à l’esprit, et guide le talent.
Comme une tendre fleur, il languit sans culture,
S’augmente par l’étude, et vit par la lecture.

Par un mensonge heureux voulez-vous nous ravir ?
Au sévère costume il faut vous asservir.
Sans lui, d’illusion la scène dépourvue,
Nous laisse des regrets et blesse notre vue.
Je me ris d’une actrice, indigne de son art,
Qui rejette ce joug, et s’habille au hasard,
Dont l’ignorance altière oserait sur la scène
Dans un cercle enchaîner la dignité romaine,
Et qui, n’offrant aux yeux qu’un faste inanimé,
Consulterait Méri pour draper Idamé .
N’affectez pas non plus une vaine parure;
Obéissez au rôle, et suivez la nature.
Nous offrez-vous Électre et ses longues douleurs ?
Songez qu’elle est esclave, et qu’elle est dans les pleurs.
D’ornements étrangers, trop inutiles charmes,
Ne chargez point un front obscurci par les larmes.
Le public, dont sur vous tous les yeux sont ouverts,
Dédaigne vos rubis, et ne voit que vos fers.
Parcourez donc l’histoire; elle va vous instruire.
Cent peuples à vos yeux viendront s’y reproduire.
Examinez leurs goûts, leurs penchants, leurs humeurs;
Quels sont leurs vêtements, et leurs arts et leurs mœurs.
La fable ingénieuse, ouvrant ses galeries,
Vous offre le trésor de ses allégories.
C’est là que la raison vient, sous des traits nouveaux,
Du fard des fictions embellir ses tableaux.

Ici, vous croyez voir la reine de Carthage,
Le front environné d’un funèbre nuage,
Luttant contre la mort, qu’elle porte en son sein;
Trois fois elle se lève et retombe soudain.
Ses regards expirants, où l’amour brille encore,
Semblent redemander le héros qu’elle adore.
Elle pleure, soupire, et dans son désespoir,
Elle cherche le jour, et gémit de le voir.
Plus loin, c’est Niobé, cette femme orgueilleuse,
Cette mère superbe, et bien plus malheureuse.
Quel spectacle ! Elle s’offre à mes sens désolés,
Au milieu de ses fils, l’un sur l’autre immolés.
À force de souffrir, elle paraît tranquille:
Son front est abattu, son regard immobile;
Elle reste sans voix; l’excès de ses douleurs
A tari dans ses yeux la source de ses pleurs.
Ce taciturne effroi dit plus qu’un vain murmure;
Là, j’admire, je vois, et j’entends la nature.
Qu’elle seule, toujours dirigeant votre feu,
Comme dans ces tableaux, brille dans votre jeu.
Voulez-vous qu’une reine, en secret agitée,
Dégoûtante de sang, de remords tourmentée,
Qui voit devant ses pas s’entre-ouvrir les enfers,
Observe, en expirant, la cadence d’un vers ?
Voulez-vous qu’une amante, au milieu des ténèbres,
Prête à se réunir à des mânes funèbres,
Médite en éclatant un sinistre dessein,
Et se plonge avec art un poignard dans le sein ?

N’allez pas, lorsqu’il faut nous arracher des larmes,
Étaler froidement vos pompeuses alarmes,
Par un rythme importun corrompre nos plaisirs,
Mesurer vos transports et noter vos soupirs;
Et quittant le vrai ton pour une emphase vaine,
Faire tonner l’amour et mugir Melpomène.
Le sentiment se tait, et sait bien s’exprimer;
L’actrice doit le peindre, et non le déclamer.
Contemplez de Makbet l’épouse criminelle,
Sous ces murs, où son roi fut égorgé par elle;
Cette femme s’avance aux yeux des spectateurs,
Et vient, en sommeillant, expier ses fureurs.
L’inflexible remord, dont elle est la victime,
Agite son sommeil des horreurs de son crime.
Ses bras sont teints de sang, qu’elle détache en vain;
Sous la main qui l’efface il reparaît soudain;
J’admire en frissonnant; ô muette éloquence !
Quel mouvement ! Quel geste ! Et sur-tout quel silence !
Muse, soutiens mon vol, échauffe mes esprits;
Que la variété préside à mes écrits.
Il est d’autres secrets et des routes nouvelles:
Ainsi que ses leçons, chaque art a ses modèles.

Déjà la parque avide, au milieu de leur cours,
Charmante Le Couvreur, avait tranché tes jours.
Un poignard sur le sein, la pâle tragédie
Dans le même tombeau se crut ensevelie;
Et foulant à ses pieds les immortels cyprès,
D’un crêpe environna ses funèbres attraits.
Une actrice parut: Melpomène elle-même
Ceignit son front altier d’un sanglant diadème.
Dumesnil est son nom: l’amour et la fureur,
Toutes les passions fermentent dans son cœur:
Les tyrans à sa voix vont rentrer dans la poudre;
Son geste est un éclair; ses yeux lancent la foudre.
Quelle autre l’accompagne, et parmi cent clameurs,
Perce les flots bruyants de ses adorateurs ?
Ses pas sont mesurés, ses yeux remplis d’audace,
Et tous ses mouvements déployés avec grâce:
Accents, gestes, silence, elle a tout combiné;
Le spectateur admire, et n’est point entraîné;
De sa sublime émule elle n’a point la flamme;
Mais, à force d’esprit, elle en impose à l’âme.
Quel auguste maintien ! Quelle noble fierté !
Tout jusqu’à l’art, chez elle, a de la vérité.
Vous devez avec soin consulter l’une et l’autre,
Et puiser dans leur jeu des leçons pour le vôtre;
Mais votre premier maître est sur-tout votre cœur.
Soyez toujours vous-même aux yeux du spectateur.

Le désir d’imiter vous cache un précipice;
Gardez de vous traîner sur les pas d’une actrice:
N’allez point copier tels gestes, tels accents,
Nous répéter sans goût des sons retentissants,
Et pour mérite unique, offrir à notre vue
Le mécanisme vain d’une belle statue.
Franchissez l’heureux terme, où le prix vous attend.
Libre, on perce la nue: on rampe en imitant.
Ô toi, dont les attraits embellissent la scène,
Toi, que l’amour jaloux dispute à Melpomène,
Séduisante Dubois, réponds à nos désirs;
C’est assez sommeiller dans le sein des plaisirs.
Ose enfin te placer au rang de tes modèles,
La gloire te sourit et te promet des ailes:
Ose, et prenant ton vol vers l’immortalité,
Fixe par le talent l’éclair de la beauté.
Lorsqu’avec moins de crainte et moins de servitude,
Vous aurez du théâtre acquis plus d’habitude;
Quand le parterre enfin, ce lion rugissant,
Deviendra pour vous seule et souple et caressant:
Élancez-vous alors loin du sentier vulgaire;
De votre art plus maîtresse, étendez-en la sphère.
Par de nouveaux moyens attachez nos regards.
Hasardez: le sublime a souvent ses écarts.
Par sa simplicité tantôt il nous étonne:
Tantôt, armé d’éclairs, c’est Jupiter qui tonne.

La nature long-tems se plaît à se cacher;
Elle a mille secrets qu’il lui faut arracher.
Pour l’aveugle vulgaire indigente et stérile,
Aux regards du génie elle est toujours fertile.
C’est l’or qui, renfermé dans ses noirs souterrains,
Attend, pour en sortir, d’industrieuses mains;
C’est ce marbre grossier, c’est ce bloc insensible,
Que le ciseau façonne, et que l’art rend flexible.
Mais ce n’est point assez de ces vaines leçons;
Je quitte le pinceau, je brise mes crayons,
Si je ne vous inspire un orgueil légitime,
Cet orgueil créateur, la source du sublime.
Le préjugé s’efface, il touche à son déclin:
Le français plus instruit, est aussi plus humain.
S’il outragea votre art, il en rougit encore;
Pourrait-il avilir des talents qu’il adore ?
Connaissez de cet art quelle est la dignité.
Voyez autour de vous tout un peuple agité.
Il se presse, il palpite, et soudain plus tranquille,
Un morne accablement tient son œil immobile.
Ces pâles spectateurs, étonnés de frémir,
À votre émotion mesurent leur plaisir.
Tantôt, ensevelis en des terreurs muettes,
Ils n’ont que des sanglots, des pleurs pour interprètes;
Et tantôt mille cris, jusqu’au ciel élancés,
Soulagent tous les cœurs, trop long-tems oppressés.

Chacun de ces effets est votre heureux ouvrage;
Chaque larme versée est pour vous un hommage.
Vous tenez dans vos mains le fil des passions;
Tout un peuple obéit à vos impressions.
Nous ressentons vos feux, nos transports sont les vôtres,
Et le cri de vos cœurs retentit dans les nôtres.
Je sais qu’un sage illustre, un mortel renommé,
Qui hait tous les humains, lorsqu’il en est aimé,
Dans un de ces accès, où leur aspect l’offense,
Déchaîne contre vous sa farouche éloquence.
Contre lui cependant je dois vous rassurer:
Un sage n’est qu’un homme; il a pu s’égarer.
Le monde à ses regards prend un aspect sauvage;
Ne peut-on s’en former une riante image ?
Des crédules humains précepteurs rigoureux,
Pourquoi nous envier nos mensonges heureux ?
Ah ! Laissez-nous du moins une douce imposture.
L’ingénieuse erreur embellit la nature;
Et nous ôter nos arts, nos talents enchanteurs,
C’est ravir à la terre, et ses fruits et ses fleurs.
Sachez donc repousser de frivoles atteintes;
Déjà les vents légers ont emporté ses plaintes.
Tout sévère qu’il est, on peut le désarmer.
Opposez-lui des mœurs, il va vous estimer.
Ce n’est pas que je veuille, en sage atrabilaire,
Fermer vos jeunes cœurs au désir de nous plaire;
La flamme de l’amour peut, dans un cœur brûlant,
Allumer et nourrir la flamme du talent.

Ce n’est point cet amour qui fait rougir les grâces,
Que le morne Plutus entraîne sur ses traces,
Ou qu’on voit, secouant deux torches dans ses mains,
Sourire au dieu lascif qui préside aux jardins:
C’est ce dieu délicat, qu’embellit la décence,
Que l’aimable mystère accompagne en silence,
Qui, sans effaroucher les timides désirs,
Verse en secret des pleurs dans le sein des plaisirs.
Pour vous faire adorer, vous respectant vous-même,
Adoptez de Ninon l’ingénieux système;
Et qu’enfin l’amitié, nous fixant à son tour,
Pare encor votre automne, et survive à l’amour.
Voilà par quels moyens et quelle heureuse adresse
Hors du théâtre même une actrice intéresse,
Sur sa trace brillante enchaîne tous les cœurs,
Dompte la calomnie et l’hydre des censeurs.
Sur le sommet du Pinde, au séjour des orages,
S’élève un temple auguste, affermi par les âges;
Cent colonnes d’ébène en soutiennent le faix;
On grava sur les murs les illustres forfaits;
On avance, en tremblant, sous d’immenses portiques;
L’œil s’enfonce et se perd dans leurs lointains magiques.
On n’y rencontre point d’ornements fastueux;
Tout est, dans ce séjour, simple et majestueux.

On y voit des tombeaux entourés de ténèbres,
Des fantômes penchés sur des urnes funèbres;
Et l’on n’entend par-tout que des frémissements,
Que sons entrecoupés, et longs gémissements.
Deux femmes, sur le seuil, en défendent l’entrée;
L’une, toujours plaintive, est toujours éplorée:
Ses cheveux sont épars, son front couvert de deuil,
Et sa bouche collée au marbre d’un cercueil.
L’autre inspire l’effroi dont elle est oppressée.
Son front est fixe et morne, et sa langue glacée.
La vengeance, la rage et la soif des combats,
Cent spectres en tumulte accourent sur ses pas.
Ses sens sont éperdus; ses cheveux se hérissent;
Sa poitrine se gonfle, et ses bras se roidissent.
Un feu sombre étincèle en ses yeux inhumains,
Et la coupe d’Atrée ensanglante ses mains.
Plus loin règne l’amour, cet amour implacable,
De meurtre dégoûtant, malheureux et coupable,
Qui ne respecte rien, quand il est outragé,
Court, se venge, et gémit si-tôt qu’il est vengé.
L’assassin de Pyrrhus, l’euménide d’Oreste,
Ce dieu qui d’Ilion hâta le jour funeste,
Osa porter la flamme au bûcher de Didon,
Et plonger le poignard au sein d’Agamemnon.
De ces sombres objets Melpomène entourée,
Choisit au milieu d’eux sa retraite sacrée.

Les yeux étincelants, quel vieillard dans ce lieu,
Environné d’autels, semble en être le dieu ?
Un mortel moins altier, assis au même trône,
Reçoit des mains du goût sa brillante couronne.
Leur terrible rival, pour tracer ses tableaux,
Dans le sang et les pleurs trempe ses noirs pinceaux;
Et leurs lauriers épars, couvrant le sanctuaire,
Viennent se réunir sur le front de Voltaire.
La grande actrice, admise en ce séjour divin,
Marche et s’enorgueillit près du grand écrivain.
Récitant ces beaux vers, où l’amour seul domine,
Champmeslé pleure encor dans les bras de Racine;
Et Le Couvreur, l’œil sombre et de larmes baigné,
Attache les regards de Corneille étonné.
Vous, de ces demi-dieux modernes interprètes,
La gloire vous attend, et vos palmes sont prêtes.
Chef-d’œuvre du pinceau, dans ces pompeux réduits
Déjà vos traits brillants sont partout reproduits.
Ici pleure Gaussin, toujours sensible et tendre:
Là, c’est toi, Dumesnil, toi que l’on croit entendre.
La nature enrichit ton simple médaillon;
Et l’art couvre de fleurs le buste de Clairon.

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Par Claude-Joseph Dorat

Claude-Joseph Dorat, dit le « chevalier Dorat », né le 31 décembre 1734 à Paris où il est mort le 29 avril 1780 , est un poète, dramaturge et romancier français.

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