Adam

Pierre Emmanuel
par Pierre Emmanuel
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II se souvient. C’était l’éternité à l’aube. Le zénith étoilait le dôme de son front. Son regard bleu baignait les sphères. La courbure De l’horizon ourlait l’abîme à ses talons. Ses jambes compassaient une mer sans rivages Et ses bras étaient grands ouverts, divins décrets. Un sein auguste reposait sur sa poitrine Une blondeur sur ses épaules ruisselait. La mesure de l’univers lui revenait Comme d’étreindre cette taille, ces épaules. Il se souvient combien son esprit s’érigeait Avec son membre, pour louer. Il ne pensait Pas encore, du moins en mots qui se divisent. Pour tout comprendre respirer lui suffisait. Ses sens n’en étaient qu’un, le sixième. Son âme Continue avec l’étendue, tantôt sans fond Tantôt immensément transparente, ondoyante A la surface d’elle-même, s’échangeait Avec les choses tout autour qui bruissaient D’elle, offerte là-haut à des vents, à des vagues Venant de ses confins plus vastes que la vue Du firmament, — cette buée de son haleine. Il se souvient d’une Présence partagée Sans S’y confondre mais plus proche de son être Que celui-ci du sourd battement de son cœur : Présence, gouffre de sa face ! Vide, Vide Se faisant œil dans son orbite au lieu du sien Extase ensemble d’être tout de n’être rien…

Cet œil qui en s’ouvrant créait l’espace entier C’était l’ordre. Aucun nom n’était donné. Les bêtes Au doux regard plein de ténèbres violettes Se montraient à l’orée du rêve et s’enfonçaient Derechef dans la perspective des futaies. Partout régnait la confiance. Dieu lui-même N’avait rien dit de l’arbre au centre du jardin.

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Le temps n’existant pas encore il ne sentit Que dans son rêve par degrés une tendresse Halo céleste de cet œil intérieur Rosir sa peau dorer son torse de rondeurs Polir ses traits autour de ses lèvres plus rouges Mouler la jarre de ses hanches, élancer En un jaillissement parfait jusqu’à la nuque Jambes et cuisses puis ce dos si peu cambré. Son âme en lui avait pris forme de caresse Et sa propre douceur dont il s’investissait L’attirait telle une présence. Une distance Filtrant à peine des paupières dessillées S’était très lentement de lui-même éveillée : Tel qu’il s’était rêvé les yeux clos il se vit Se contemplant, son moi tout autre lui sourire Et ce fut comme si sa bouche s’entrouvrait A son côté félicité cicatricielle. Elle était ! Et le premier signe qu’il eut d’elle Aviva d’un baiser sa plaie insoupçonnée.

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Je t’aime fut le premier mot avant qu’il sût Ce qu’est la bouche et d’où se forme la parole. Ils furent deux soudain elle et lui flanc à flanc Elle légèrement devant lui appuyant Sur son aine la courbe belle d’une hanche Qu’il sentait lui presser le ventre, chaleur nue. La peau ne quittant pas la peau ils s’orientèrent Face à face : et de voir ces yeux ensoleillés Il fut tout ondoyé de gloire. Une tendresse Lui ouvrait sa distance blonde, immense, bleue Où le Jardin à l’horizon devenait l’âme. Les cieux n’étaient qu’un souffle unique où s’étageaient De si lointaines transparences féminines Qu’il s’enivrait de s’y chercher à n’en finir De s’y perdre, bien que son corps fût tout contre elle Ah, Présence ! Ne point ciller sur cet azur Immuable, si attentif à la joie pure Qu’être éternel serait de s’y anéantir De s’y rejoindre au centre d’or de la pupille : Je t’aime! cri sans fond arraché à celui Que d’un regard naissant le Silence éblouit.

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Qu’ensemble deux et un disent du même souffle Je t’aime ! et c’est l’anneau où s’inscrit l’univers C’est l’onde qui s’amplifiant de cercle en cercle Vers le centre de cercle en cercle se resserre

Dessillé par les yeux d’Adam le regard d’Eve Luit au loin telle une aube rase sur la mer Le mot hésite sur leurs lèvres entrouvertes Prolongeant le suspens primordial de l’air

Ils ne l’ont pas ouï encore que l’espace Déjà les a remplis l’un de l’autre en écho Un seul Esprit jailli des leurs en forme l’arche Qui nimbe en chacun d’eux cette Face là-haut

Et c’est le jour. Adam fait un pas vers la Face Et voici qu’Eve nue s’étend sur les contrées. Quelqu’un d’immense Qui couronne la triade S’émeut. Le jeu jaloux tremble de commencer.

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Dès le premier regard sur elle il a compris Que tout à tout instant est sa métamorphose Que de ce changement un désir naît en lui Principe et fin de ce qui change en toute chose

Leurré par l’étincelle en ses yeux s’allumant A croire se saisir du monde qu’elle enchâsse Son désir devient temps espace mouvement Pour que l’y chasse en tout le Tout qu’il y pourchasse

Telle est l’illusion de l’absolu naissant Que rien ne naisse qui n’en soit la nostalgie Ainsi d’Eve qui ne fait qu’un avec Adam Comme un miroir sans fond s’ouvre et se multiplie

D’avance la beauté n’est que jeu de miroirs Où Dieu de femme en femme évide une fuite Qu’Adam déjà traverse toute d’un regard Qui se méprend sur la vraie fin de sa poursuite

Puisque l’homme déjà s’écarte infiniment Dès le premier regard qu’il se jette à soi-même Il faudra que l’écart devienne assez béant Pour que du bout de son néant il se revienne

La jalousie de Dieu est le gouffre des cieux Dont l’abrupt cassant net tout retour ne lui laisse Que la chute qu’il lit à venir dans les yeux D’Eve sous lui vertigineuse de tendresse

Ces galaxies que de tout près à fleur de nuit Il voit briller en elle ainsi que la rosée Qu’il les chiffre là-haut dans le vide ébloui Et leur expansion lui donne la nausée

Qu’est-elle d’autre que sa trouée vers le ciel Qu’il fasse d’elle ou bien du monde sa science Elle, à jamais, est le mirage originel Où tout en commençant s’évanouit d’avance

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Connaître, aimer! Eve et l’étoile le captivent A peine a-t-il les yeux ouverts qu’il voit briller L’astre sur eux dans les prunelles qui lui semblent Là-haut ses propres profondeurs illuminées, Indistinctes au point du jour de l’œil céleste. Clivage de clarté subite entre ses yeux Et ce regard non plus dans le sien mais en face La distance le divisant d’avec l’espace Affûte son esprit, la pensée luit, le mot S’annonce par un tremblement aux commissures Hésite encore entre ses lèvres descellées. Ce mot qui n’est pas né déjà n’est plus lui-même Cette haleine dont il se vide n’est mêlée Ni à l’air que ce vide est fait pour inspirer Ni à l’autre et si douce haleine qu’il désire Aspirer toute à en mourir d’un seul baiser…

Connaître, aimer! De haut en bas l’arbre se fend Entre sa moitié droite et lui une blessure Forme deux peaux cicatricielles s’excluant, Si rapprochées mais que sépare un tel néant! Adam n’ose frôler de sa hanche le vide Ce flanc de femme en trait de foudre dessiné Pour l’éclairer ou l’étayer au bord du gouffre Pas après pas, sur le chemin à son côté. Cette moitié incommensurable à son être Ce précipice constellé qu’il longera

Aussi longtemps que l’homme éternel durera A la précaire verticale de lui-même, C’est le vertige dominé mais qui toujours Reprend ses droits et s’élargit au sein des sphères Au cœur d’Adam ! zénith et nadir échangeant L’écho sans fond d’un seul savoir, — d’un seul néant.

Connaître, aimer! La fin béante à l’origine C’est l’horizon et c’est l’à-pic en même temps. Telle, la femme : perspective qui sans cesse S’éloigne devant l’homme en s’ouvrant, en s’offrant. La femme, abîme sous ses pieds : plus il avance Et plus l’âme s’engouffre en lui, l’approfondit. Le temps que va durer l’orgasme de la chute Ce qui jouit n’est plus Adam mais l’univers De l’effort de réduire à néant sa structure A rebours de l’acte utérin qui la maintient, A rebours du Vouloir sans bords qu’elle figure. Mais le Sans Fond n’est plus l’abîme originel La matrice : et le cerne invisible du vide Que l’homme y tombe ou fuie recule autour de lui. Ainsi l’étreinte où se conçoit l’inaccessible Creuse dans l’Un sa propre et vaine nostalgie.

Connaître, aimer ! La nostalgie de passer outre

A la membrane viscérale du savoir

C’est la pensée extasiée crevant son gouffre

Pour qu’elle y bute à son mur nul à son miroir.

Bien qu’à jamais rompu l’hymen de l’origine

Tout savoir le recoud obstinément sur l’Un

Qui pour s’en délivrer doit s’y forcer lui-même

S’ouvrir, s’ensemencer, germer en soi, pousser

La tête hors, laisser déserte la béance

Et c’est : naître! Nulle autre voie ne mène l’Un

Au Tout qu’il est sinon l’expansion du nombre

Spirale humaine qui se love et s’épaissit

Sans mesure comme l’angoisse de l’esprit

Affolé d’enkyster l’univers qui l’enkysté,

Jusques à quand? Connaître, aimer, n’ayant de sens

Que d’être leur échec toujours recommençant.

7

Un pied, puis l’autre… Face au vide, son angoisse Est telle que le monde en lui éclaterait N’était, d’emblée, que cette angoisse loge au centre Qu’elle tient tout en un et lui-même debout Face au vide. Qu’il est debout, et marche. Tout Tient ensemble, mais seulement autant qu’il pose Un pied puis l’autre dans le vide, et chaque pas Est le premier, celui d’où provient la lézarde Qui, dans cet homme, foudroie tout de haut en bas.

La faille, l’axe ! Dans la brèche à son flanc droit

Qui est l’absente, sa moitié vertigineuse

Il devrait naufrager, il se dresse ! L’effort

D’avancer pas à pas l’apprivoise à l’abîme

Avant d’être alentour cet abîme est en lui :

S’il ne l’était d’où jaillirait la verticale ?

Abîme ou nasse d’or où les mondes chatoient

Eve océane ! c’est la crête de tes vagues

Qui l’assure contre sa peur à ses talons

Sa peur que chaque pas creuse en toi plus profond

Comme l’écho terrifié de son avance.

Si loin qu’il aille il ne t’aura jamais quittée

Toi dont le manque ouvre l’espace à ses yeux vides

Détournés de ton flanc afin de t’oublier.

Quel que soit l’infini que fraye sa science

Tu es l’abrupt qui le limite, l’ignorance Toujours plus noire qu’il lui faut longer sans fin Ce rebord sur le gouffre étant le seul chemin Vers l’Un qui tout au bout de l’éternelle errance Sera le gouffre sans rebord, le saut enfin A rebours de l’incision originelle Ce saut de face qu’il aura tant désiré Aussi longtemps que tu béais à son côté.

Alors, sourire ! l’horizon sera la ligne

De vos lèvres s’y rejoignant pour s’effacer…

Pierre Emmanuel

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