Ténor

Le Roi triomphe dans sa cour.

Soit qu’il fasse beau, soit qu’il pleuve,

L’air caressant, avec amour

Frémit dans sa barbe de fleuve.
Il est heureux, calme, riant,

Baigné de clartés éternelles,

Car l’Occident et l’Orient

Sont captifs dans ses deux prunelles.
Pour lui, seigneur et justicier,

Les Victoires sont peu bégueules.

A ses pieds, les canons d’acier,

Comme des chiens, ouvrent leurs gueules.
Candides à jeter l’affront

Sur la neige des avalanches,

Toujours voltigent sur son front

Des éventails de plumes blanches.
Près de sa robe d’apparat

La pourpre est de la toile bise.

Il se pourrait qu’il s’emparât

De l’Égypte, comme Cambyse.
Tout à coup, d’un noir palefroi

Descend, en sa gloire absolue,

Un être sublime. Il dit: Roi,

Moi, le Ténor, je te salue.
(C’est ton vainqueur, le dieu Ténor,

O bon sens dompté qui t’immoles!)

Suave, il semble tout en or,

Parce qu’il a des bottes molles.
Eh quoi! dit-il, chanter pour rien,

Comme égrène son air de flûte

Le rossignol aérien! –

Je veux mille francs par minute.
Mille francs! le siècle a marché,

Dit le Roi, dont la bouche ordonne.

Enfin, c’est encor bon marché.

Mon argentier, qu’on les lui donne.
Le Ténor dit: Non asservi

Aux abstinences des Tartuffes,

Je veux un boeuf entier, servi

Sur un plat d’or, — avec des truffes!
Jamais l’emphase à la Brébeuf,

Répond le Roi, ne m’incommode.

Bouchers, qu’on égorge le boeuf

Et qu’on l’accommode — à la mode!
Le Ténor dit: Les firmaments

Rayonnent dans les noirs désastres,

Je veux aussi mes diamants,

Brillants comme des grappes d’astres.
Et le Roi dit: Il les lui faut,

Comme à l’insecte ses élytres.

Choisissez-les bien sans défaut,

Et qu’on en apporte deux litres.
Si tu fais tout ce que je veux,

Il faut que la Reine, ta femme,

Passe la main dans mes cheveux,

Dit le Ténor. C’est mon programme.
Grand tumulte dans les salons.

Mais le Roi, qui ne bouge mie,

Dit à sa belle Reine: Allons!

Vous l’entendez, ma bonne amie.
Votre front vainement rougit,

Car il ne faut pas que l’on biaise

Imprudemment, lorsqu’il s’agit

De nous assurer notre ut dièze.
La Reine tremble, en son effroi.

Mais tranquille comme Baptiste,

Le Ténor triste dit: O Roi,

Comprends enfin mon coeur d’artiste.
Mon métier commence à m’user,

Tant de labeur m’a fait morose.

Maintenant, je veux m’amuser:

Tu vas me chanter quelque chose!
5 août 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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