L’agonie d’un saint

Les moines, à pas lents, derrière le Prieur
Qui portait le ciboire et les huiles mystiques,
Rentrèrent, deux à deux, au cloître intérieur,
Troupeau d’ombres, le long des arcades gothiques.

Comme en un champ de meurtre, après l’ardent combat,
Le silence se fit dans la morne cellule,
Autour du vieil Abbé couché sur son grabat,
Rigide, à la lueur de la cire qui brûle.

Un Christ d’argent luisait entre ses maigres doigts,
Les yeux, fixes et creux, s’ouvraient sous le front lisse,
Et le sang, tiède encor, s’égouttait par endroits
De la poitrine osseuse où mordit le cilice.

Avec des mots confus que le râle achevait,
Le moribond, faisant frémir ses lèvres blêmes,
Contemplait sur la table, auprès de son chevet,
Une tête et deux os d’homme, hideux emblèmes.

Contre ce drap de mort d’eau bénite mouillé,
La face ensevelie en une cape noire,
Seul, immobile, et sur la dalle agenouillé,
Un moine grommelait son chapelet d’ivoire.

Minuit sonna, lugubre, et jeta dans le vent
Ses douze tintements à travers les ogives ;
Le bruit sourd de la foudre ébranla le couvent,
Et l’éclair fit blanchir les tourelles massives.

Or, relevant la face, après s’être signé,
Le moine dit, les bras étendus vers le faîte :
De profundis, ad te, clamavi, Domine !
Mais, s’il le faut, Amen ! Ta volonté soit faite !

Du ciel inaccessible abaisse la hauteur,
Ouvre donc en entier les portes éternelles,
Ô maître ! Et dans ton sein reçois le serviteur
Que l’Ange de la mort t’apporte sur ses ailes.

Dévoré de la soif de ton unique amour,
Le coeur plein de ta grâce ; et marqué de ton signe,
Comme un bon ouvrier, dès le lever du jour,
Tout en sueur, il a travaillé dans ta vigne.

Ton calice de fiel n’était point épuisé,
Pour que sa bouche austère en savourât la lie ;
Et maintenant, Seigneur, le voici vieux, brisé,
Haletant de fatigue après l’oeuvre accomplie.

Vers le divin Royaume il tourne enfin les yeux ;
La mort va dénouer les chaînes de son âme :
Reçoisle donc, ô Christ, dans la paix de tes cieux,
Avec la palme d’or et l’auréole en flamme !

La cellule s’emplit d’un livide reflet ;
L’Abbé dressa son front humide du saint chrême,
Et le moine effrayé l’entendit qui parlait
Comme en face du Juge infaillible et suprême :

Seigneur, vous le savez, mon coeur est devant vous,
Sourd aux appels du monde et scellé pour la joie ;
Je l’ai percé, vivant, de la lance et des clous,
Je l’ai traîné, meurtri, le long de votre Voie.

Plein de jeunesse, en proie aux sombres passions,
Sous la règle de fer j’ai ployé ma superbe ;
Les richesses du monde et ses tentations,
J’ai tout foulé du pied comme la fange et l’herbe ;

Paul m’a commis le glaive, et Pierre les deux clés ;
Pieds nus, ceint d’une corde, en ma robe de laine,
J’ai flagellé les forts à mon joug attelés ;
Le clairon de l’Archange a reçu mon haleine.

Ils se sont tous rués du Nord sur le Midi,
Bandits et chevaliers, princes sans patrimoine ;
Mais le plus orgueilleux comme le plus hardi
A touché de son front la sandale du moine !

Et le monde n’étant, ô Christ, qu’un mauvais lieu
D’où montait le blasphème autour de votre Église,
J’ai voué toute chair en holocauste à Dieu,
Et j’ai purifié l’âme à Satan promise.

Seigneur, Seigneur ! parlez, êtesvous satisfait ?
La sueur de l’angoisse à mon front glacé fume.
Ô Maître, tendezmoi la main si j’ai bien fait,
Car une mer de sang m’entoure et me consume.

Elle roule et rugit, elle monte, elle bout.
J’enfonce ! Elle m’aveugle et me remplit la bouche ;
Et sur les flots, Jésus ! des spectres sont debout,
Et chacun d’eux m’appelle avec un cri farouche.

Ah ! je les reconnais, les damnés ! Les voilà,
Ceux d’Alby, de Béziers, de Foix et de Toulouse,
Que le fer pourfendit, que la flamme brûla,
Parce qu’ils outrageaient l’Église, votre épouse !

Sus, à l’assaut ! l’épée aux dents, la hache au poing !
Des excommuniés éventrez les murailles !
Tuez ! à vous le ciel s’ils n’en réchappent point !
Arrachez tous ces coeurs maudits et ces entrailles !

Tuez, tuez ! Jésus reconnaîtra les siens.
Écrasez les enfants sur la pierre, et les femmes !
Je vous livre, ô guerriers, ces pourceaux et ces chiens,
Pour que vous dépeciez leurs cadavres infâmes !

Gloire au Christ ! les bûchers luisent, flambeaux hurlants ;
La chair se fend, s’embrase aux os des hérétiques,
Et de rouges ruisseaux sur les charbons brûlants
Fument dans les cieux noirs au bruit des saints cantiques !

Dieu de miséricorde, ô justice, ô bonté,
C’est vous qui m’échauffez du feu de votre zèle ;
Et voici que mon coeur en est épouvanté,
Voici qu’un autre feu dans mes veines ruisselle !

Alleluia ! L’Église a terrassé Satan…
Mais j’entends une Voix terrible qui me nomme
Et me dit : Loin de moi, fou furieux ! Vat’en,
Ô moine tout gorgé de chair et de sang d’homme !

À l’aide, sainte Vierge ! Écoutezmoi, Seigneur !
Cette cause, Jésus, n’étaitce point la vôtre ?
Si j’ai frappé, c’était au nom de votre honneur ;
J’ai combattu devant le siège de l’Apôtre.

J’ai vaincu, mais pour vous ! Regardezmoi mourir ;
Voyez couler encor de mes chairs condamnées
Ce sang versé toujours et que n’ont pu tarir
Les macérations de mes soixante années.

Voyez mes yeux creusés du torrent de mes pleurs ;
Maître, avant que Satan l’emporte en sa géhenne,
Voyez mon coeur criant de toutes vos douleurs,
Plus enflammé de foi qu’il n’a brûlé de haine !

Tu mens ! C’était l’orgueil implacable et jaloux
De commander aux rois dans tes haillons de bure,
Et d’écraser du pied les peuples à genoux,
Qui faisait tressaillir ton âme altière et dure.

Tu jeûnais, tu priais, tu macérais ton corps
En te réjouissant de tes vertus sublimes
Eh bien, sombre boucher des vivants et des morts,
Regarde ! mon royaume est plein de tes victimes.

Qui t’a dit de tuer en mon nom, assassin ?
Loup féroce, toujours affamé de morsures,
Tes ongles et tes dents ont lacéré mon sein,
Et ta bave a souillé mes divines blessures.

Arrière ! Va hurler dans l’abîme éternel !
Qaïn, en te voyant, reconnaîtra sa race.
Va ! car tu souillerais l’innocence du ciel,
Et mes Anges mourraient d’horreur devant ta face !

Grâce, Seigneur Jésus ! Arrière ! il est trop tard.
Je vois flamber l’Enfer, j’entends rire le Diable,
Et je meurs ! Ce disant, convulsif et hagard,
L’Abbé se renversa dans un rire effroyable.

Le moine épouvanté, tout baigné de sueur,
S’évanouit, pressant son front de ses mains froides ;
Et le cierge éclaira de sa fauve lueur
Le mort et le vivant silencieux et roides.

Poèmes barbares

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Charles-Marie Leconte De Lisle Apprenti Poète

Par Charles-Marie Leconte De Lisle

Leconte de Lisle est un poète français, né le 22 octobre 1818 à Saint-Paul sur l'île de la Réunion et mort le 17 juillet 1894 à Voisins. Leconte de Lisle est le nom de famille du poète.

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