Élégie pour Martin Luther King

Léopold Sédar Senghor
par Léopold Sédar Senghor
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(pour un orchestre de jazz)
I
Qui a dit que j’étais stable dans ma maîtrise, noir

sous l’écarlate sous l’or ?

Mais qui a dit, comme le maître de la masse

et du marteau, maître du dyoung-dyoung du tam-tam.

Coryphée de la danse, qu’avec ma récade sculptée

Je commandais les Forces rouges, mieux que les

chameliers leurs dromadaires au long cours ?

Ils ploient si souples, et les vents tombent et les

pluies fécondes.

Qui a dit qui a dit, en ce siècle de la haine et de l’atome

Quand tout pouvoir est poussière toute force faiblesse,

que les Sur-Grands

Tremblent la nuit sur leurs silos profonds de

bombes et de tombes, quand

A l’horizon de la saison, je scrute dans la fièvre les tornades stériles

Des violences intestines ? Mais dites qui a dit ?

Flanqué du sabar au bord de l’orchestre, les yeux

intègres et la bouche blanche

Et pareil à l’innocent du village, je vois la vision

j’entends le mode et l’instrument

Mais les mots comme un troupeau de buffles

confus se cognent contre mes dents

Et ma voix s’ouvre dans le vide.

Se taise le dernier accord, je dois repartir à zéro,

tout réapprendre de cette langue

Si étrangère et double, et l’affronter avec ma

lance lisse me confronter avec le monstre

Cette lionne-lamantin sirène-serpent dans le labyrinthe des abysses.

Au bord du chœur au premier pas, au premier

souffle sur les feuilles de mes reins

J’ai perdu mes lèvres donné ma langue au chat, je

suis brut dans le tremblement.

Et tu dis mon bonheur, lorsque je pleure

Martin Luther King !

II
Cette nuit cette claire insomnie, je me rappelle

hier et hier il a un an.

C’était lors le huitième jour, la huitième année

de notre circoncision

La cent soixante-dix-neuvième année de notre

mort-naissance à Saint-Louis.

Saint-Louis Saint-Louis ! Je me souviens d’hier

d’avant hier, c’était il y a un an

Dans la Métropole du Centre, sur la presqu’île

de proue pourfendant

Droit la substance amère. Sur la voie longue

large et comme une victoire

Les drapeaux rouge et or les étandards d’espérance

claquaient, splendides au soleil.

Et sous la brise de la joie, un peuple innombrable

et noir fêtait son triomphe

Dans les stades de la Parole, le siège reconquis

de sa prestance ancienne.

C’était hier à Saint-Louis parmi la Fête, parmi

les Linguères et les Signares

Les jeunes femmes dromadaires, la robe ouverte

sur leurs jambes longues

Parmi les coiffures altières, parmi l’éclat des

dents le panache des rires des boissons.

Soudain

Je me suis souvenu, j’ai senti lourd sur mes épaules,

mon cœur, tout le plomb du passé

J’ai regardé j’ai vu les robes fanées fatiguées

sous le sourire des Signares et des Linguères.

Je vois les rires avorter, et les dents se voiler

des nuages bleu noir des lèvres

Je revois Martin Luther King couché, une rose

rouge à la gorge

Et je sens dans la mœlle de mes os déposées les

voix et les larmes, hâ ; déposé le sang.

De quatre cents années, quatre cents millions

d’yeux deux cents millions de cœurs deux cents millions de bouches,

deux cents millions de morts,

Inutiles, je sens qu’aujourd’hui, mon Peuple je sens que

Quatre Avril tu es vaincu deux fois mort, quand

Martin Luther King.

Linguères ô Signares mes girafes belles, que

m’importent vos mouchoirs et vos mousselines

Vos finettes et vos fobines, que m’importent vos

chants si ce n’est pour magnifier

MARTIN LUTHER KING LE ROI DE LA PAIX ?

Ah, brûlez vos fanaux Signares, arrachez, vous

Linguères vos perruques

Rapareilles et vous militantes mes filles, que

vous soyez de cendres, fermez laissez tomber vos robes

Qu’on ne voie vos chevilles : Toutes femmes sont nobles

Qui nourrissent le peuple de leurs mains polies

de leurs chants rythmés.

Car craignez Dieu, mais Dieu déjà nous a frappés

de sa gauche terrible

L’Afrique plus durement que 1es autres,

et le Sénégal que l’Afrique

En mil neuf cent soixante-huit !
III
C’est la troisième année c’est la troisième plaie,

c’est comme jadis sur notre mère l’Egypte.

L’année dernière, ah Seigneur, jamais tu ne

t’étais tant fâché depuis la Grande Faim

Et Martin Luther King n’était plus là, pour chanter

ton écume et l’apaiser.

Il y a dans le ciel des jours brefs de cendres, des

jours de silence gris sur la terre.

De la pointe des Almadies jusqu’aux contreforts

de Fongolimbi

Jusqu’à la mer en flammes de Mozambique,

jusqu’au cap de Désespoir

Je dis la brousse est rouge et blancs les champs,

et les forêts des boîtes d’allumettes Qui craquent. Comme de grandes marées de nausées,

tu as fait remonter les faims du fond de vos mémoires.

Voici nos lèvres sans huile et trouées de crevasses,

c’est sous l’Harmattan le poto-poto des marigots.

La sève est tarie à sa source, les citernes s’étonnent,

sonores

Aux lèvres des bourgeons, la sève n’est pas montée

pour chanter la joie pascale

Mais défaillent les swi-mangas sur les fleurs les

feuilles absentes, et les abeilles sont mortelles.

Dieu est un tremblement de terre une tornade sèche,

rugissant comme le lion d’Ethiopie au jour de sa

fureur.

Les volcans ont sauté au jardin de l’Eden, sur trois

mille kilomètres, comme feux d’artifice aux fêtes

du péché

Aux fêtes de Séboïm de Sodome de Gomorrhe, 1es

volcans ont brûlé les lacs

Et les savanes. Et les maladies, les troupeaux ; et

les hommes avec

Parce que nous ne l’avons pas aidé, nous ne l’avons

pas pleuré Martin Luther King.

Je dis non, ce ne sont plus les kapos, le garrot

le tonneau le chien et la chaux vive,

Le piment pilé et le lard fondu, le sac le hamac le

micmac, et les fesses au vent au feu, ce ne sont

plus le nerf de bœuf la poudre au cul

La castration l’amputation la cruxifixion – l’on

vous dépèce délicatement, vous brûle savamment

à petit feu le cœur

C’est la guerre post-coloniale pourrie de bubons,

la pitié abolie le code d’honneur

La guerre où les Sur-Grands vous napalment par

parents interposés.

Dans l’enfer du pétrole, ce sont deux millions et

demi de cadavres humides

Et pas une flamme apaisante où les consumer tous

Et le Nigéria rayé de la sphère, comme la Nigritie

pendant sept fois mais sept fois soixante-dix ans.

Sur le Nigéria Seigneur tombe, et sur la Nigritie,

la voix de Martin Luther King !
IV
C’était donc le quatre Avril mil neuf cent soixante huit

Un soir de printemps dans un quartier gris, un

quartier malodorant de boue d’éboueurs

Où jouaient au printemps les enfants dans les

rues, fleurissaient le printemps dans les cours sombres

Jouaient le bleu murmure des ruisseaux, le chant

des rossignols dans la nuit des ghettos

Des cœurs. Martin Luther King les avait choisis,

le motel le quartier les ordures 1es éboueurs

Avec les yeux du cœur en ces jours de printemps,

ces jours de passion

Où la boue de la chair serait glorifiée dans la

lumière du Christ.

C’était le soir quand la lumière est plus claire et l’air plus doux

L’avant-soir à l’heure du cœur, de ses floraisons

en confidences bouche à bouche, et de l’orgue

et du chant et de l’encens.

Sur le balcon maintenant de vermeil, où l’air est plus limpide

Martin Luther debout dit pasteur au pasteur :

« Mon frère n’oublie pas de louer le Christ dans sa

résurrection, et que son nom soit clair chanté ! »

Et voici qu’en face, dans une maison de passe de

profanation de perdition, oui dans le motel Lorraine

– Ah, Lorraine, ah, Jeanne la blanche, la bleue,

que nos bouches te purifient, pareilles à l’encens qui monte !

Une maison mauvaise de matous de marlous, se tient

debout un homme, et à la main le fusil Remington.

James Earl Ray dans son télescope regarde le Pasteur

Martin Luther King regarde la mort du Christ :

« Mon frère n’oublie pas de magnifier ce soir le

Christ dans sa résurrection ! »

Il regarde, l’envoyé de Judas, car du pauvre vous avez

fait le lycaon du pauvre

Il regarde dans sa lunette, ne voit que le cou tendre

et noir et beau.

Il hait la gorge d’or, qui bien module la flûte des anges

La gorge de bronze trombone, qui tonne sur

Sodome terrible et sur Adama.

Martin regarde devant lui la maison en face de

lui, il voit des gratte-ciel de verre de lumière

Il voit des têtes blondes bouclées des têtes sombre

frisées, qui fleurissent des rêves

Comme des orchidées mystérieuses, et les lèvres

bleues et les roses chantent en chœur comme

l’orgue accordées.

Le Blanc regarde, dur et précis comme l’acier.

James Earl vise et fait mouche

Touche Martin qui s’affaisse en avant, comme une fleur odorante

Qui tombe : « Mon frère chantez clair Son nom, que

nos os exultent dans la Résurrection ! »
V
Cependant que s’évaporait comme l’encensoir le cœur du pasteur

Et que son âme s’envolait, colombe diaphane qui monte

Voilà que j’entendis, derrière mon oreille gauche, le battement lent du tam-tam.

La voix me dit, et son souffle rasait ma joue :

« Ecris et prends ta plume, fils du Lion ». Et je vis une vision.

Or c’était en belle saison, sur les montagnes du Sud

comme du Fouta-Djallon

Dans la douceur des tamariniers. Et sur un tertre

Siégeait l’Etre qui est Force, rayonnant comme un diamant noir.

Sa barbe déroulait la splendeur des comètes ; et à ses pieds

Sous les ombrages bleus, des ruisseaux de miel blanc de frais parfums de paix.

Alors je reconnus, autour de sa Justice sa Bonté,

confondus les élus et les Noirs et les Blancs

Tous ceux pour qui Martin Luther avait prié.

Confonds-les donc, Seigneur, sous tes yeux sous ta

barbe blanche :

Les bourgeois et les paysans paisibles, coupeurs de

canne cueilleurs de coton

Et les ouvriers aux mains fiévreuses, et ils font

rugir les usines, et le soir ils sont soûlés d’amertume amère.

Les Blancs et les Noirs, tous les fils de la même terre mère.

Et ils chantaient à plusieurs voix, ils chantaient

Hosanna ! Alléluia !

Comme au Royaume d’Enfance autrefois, quand je rêvais.

Or ils chantaient l’innocence du monde, et ils dansaient la floraison

Dansaient les forces que rythmait, qui rythmaient la

Force des forces : la Justice accordée, qui est

Beauté Bonté.

Et leurs battements de pieds syncopés étaient comme

une symphonie en noir et blanc

Qui pressaient les fleurs écrasaient les grappes, pour

les noces des âmes :

Du Fils unique avec les myriades d’étoiles.

Je vis donc – car je vis – Georges Washington et

Phillis Wheatley, bouche de bronze bleue qui

annonça la liberté – son chant l’a consumée _

Et Benjamin Franklin, et le marquis de La Fayette

sous son panache de cristal
Abraham Lincoln qui donna son sang, ainsi qu’une

boisson de vie à l’Amérique

Je vis Booker T. Washington le Patient, et William E.B.

Dubois l’Indomptable qui s’en alla planter sa tombe en Nigritie

J’entendis la voix blues de Langston Hughes, jeune

comme la trompette d’Armstrong. Me retournant je vis

Près de moi John F. Kennedy, plus beau que le rêve

d’un peuple, et son frère Robert, une armure fine d’acier.

Et je vis – que je chante ! – tous les Justes les Bons,

que le Destin dans son cyclone avait couchés

Et ils furent debout par la voix du poète, tels de

grands arbres élancés

Qui jalonnent la voie, et au milieu d’eux Martin Luther King.

Je chante Malcom X, l’ange rouge de notre nuit

Par les yeux d’Angela chante Georges Jackson,

fulgurant comme l’Amour sans ailes ni flèches

Non sans tourment. Je chante avec mon frère

La Négritude debout, une main blanche dans sa main

vivante

Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est

polyphonie de couleurs

Je chante un paradis de paix.

Léopold Sédar Senghor

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