Le Père Remy

C’est encore l’histoire d’un vieux maître d’école de village.

Nous parlons souvent de ces obscurs soldats de la civilisation, dont toute la
vie s’écoule ignorée, et dont les jours tombent l’un sur l’autre avec le calme
monotone de l’éternité.

Ceux-là font beaucoup pour leur époque qui ont appris à lire à beaucoup, ils
feraient plus encore s’ils essayaient de former de petites bibliothèques
historiques à l’aide desquelles leur village lirait autre chose que le messager
boiteux ou le grand conteur, (car nous en sommes là en plein 19ème siècle.) Le
père Remy était, lui, de ceux qui pensent à tout; il avait bien un défaut, celui
des vieux savants : il aimait les mots pompeux, mais il avait fait tant de
choses utiles qu’on le lui pardonnait facilement; il avait encore parfois un
autre défaut commun à tous ceux qui ont énormément travaillé pour parvenir à ce
qu’on leur laissât faire le bien, c’est qu’il riait souvent de tout son coeur
des travers du genre humain, des siens comme de ceux des autres.

Un hiver que les récoltes avaient été mauvaises, ne s’avisa-t-il pas de faire un
atelier pour les mères de famille, afin qu’elles pussent mettre quelques sous au
bout de la chétive épargne de l’année?
Il se garda bien de parler de son projet avant de l’avoir effectué, car il
savait bien que dans les campagnes on s’imagine de suite qu’il faut une grosse
somme d’argent et quant à l’intelligence on n’y songe pas.

On était au moment où il devait toucher son trimestre d’instituteur; il en
employa une partie à acheter des étoffes chaudes et à bon marché et de la laine
à tricoter; une seconde partie à payer aux plus pauvres femmes du village la
façon des bas et des étoffes en vêtements.

Il fit revendre à la ville ces choses confectionnées, le prix en était plus que
triple.

Avec cet argent il put acheter d’autres étoffes, d’autre laine, payer la façon à
un plus grand nombre d’ouvrières. Le tout fut revendu confectionné à la ville
comme la première fois.

Au bout d’un mois il avait de quoi monter un atelier nombreux. Des commandes lui
arrivèrent; il les donnait bien entendu à ses ouvrières sans nul bénéfice pour
lui. Bientôt on eut de quoi faire venir des maîtresses d’ouvrage de la ville
afin de perfectionner les couturières du village et, à l’heure qu’il est,
l’atelier du père Remy entretient encore l’abondance dans le village, quoiqu’il
soit mort depuis plus de trente ans; car son fils et sa fille se sont partagé la
besogne; le fils a les classes, la fille a l’atelier, l’asile et la crèche, tous
deux s’occupent de la maison des vieillards, car le brave homme a laissé ces
quatre fondations.

À l’époque dont nous parlons le père Remy était encore fort, quoiqu’il eût
quatre-vingts ans sonnés, et, pour se reposer le soir, il faisait volontiers une
petite lecture ou racontait quelque anecdote.

Un soir, il y avait nombreuse compagnie à la veillée du père Remy, toute une
noce du village était venue lui souhaiter le bonsoir et lui apporter un bouquet.

Il en profita pour parler d’une de ses nouvelles idées : la fondation d’une
crèche et d’un asile dans son village (sans capital bien entendu,) mais avec
beaucoup de courage et autant d’intelligence que possible.

Comme on avait déjà eu l’exemple de son atelier qui n’avait rien coûté à
personne, que quelques privations pour lui au commencement, les villageois ne
devaient point trop s’effrayer d’une nouvelle idée du père Remy.

Et puis, afin de les bien disposer, il commença, en réponse, au compliment qu’on
lui avait fait, par improviser avec accompagnement de violon dont le bonhomme
jouait avec assez de sentiment, quelques couplets pour la mariée.

Je ne sais trop quel compliment avait été fait au père Remy : le marié avait
passé huit jours à l’apprendre, afin de le réciter tout du long sans s’arrêter,
tout à fait comme le moulin du village; et le père Christophe, l’homme le plus
lettré de l’endroit, avait été un mois entier à le composer, il savait et
mettait en pratique le fameux précepte : « Vingt fois sur le métier remettez
votre ouvrage. » Seulement n’en sachant pas plus long, il avait toujours ajouté
et rarement effacé, de sorte que le compliment avait seize pages.

Les quinze premières servaient d’exorde et la seizième était le discours.

Si on vous débitait, chers enfants, une chose pareille à votre louange, il est
probable que vous seriez pris d’un fou rire et je le comprends.

Mais le père Remy ne pensa qu’à la bonne volonté qu’on y avait apportée; il
oublia le burlesque des phrases et les larmes lui vinrent aux yeux en songeant à
tout le mal que ces braves gens s’étaient donné.

Ce que voyant, la mariée qui avait fait depuis huit jours répéter le compliment
à son fiancé au moins vingt fois à chacune de ses visites, s’avança vivement et
dit au père Remy : Moi aussi, monsieur le maître, je sais le compliment aussi
bien que Jean Paul! et là dessus elle le recommença d’un bout à l’autre.

Heureusement Thérèse allait encore plus vite que Jean Paul, elle fut promptement
au bout; mais il fallut néanmoins entendre de nouveau toutes les comparaisons
depuis les premiers mots : « Je chante les vertus de vous, Monsieur Remy »
jusqu’aux derniers « Pardonnez à ma faible muse ses non pompeux tableaux! » On y
avait joint un envoi de quatre vers qui devaient courir vite à la postérité, car
c’était de vrais mille pieds. Puisqu’on fait des vers de douze syllabes pour les
grands sujets, avait dit le père Christophe, ce sera bien plus beau en mettant
le double. Les voici tels qu’on les récite encore dans le village : Recevez,
cher Monsieur, avec grand bienveillance un couplet pour vous fait par votre
serviteur.

Nous y dépeignerons au complet tous nos voeux et le débordement de notre tendre
coeur, En là lâchant la bride à tous nos sentiments pour monter au Parnasse, ils
seront nos pégases Et là que nous voulons et des fleurs de nos prés et des
fleurs de nos voix vous envoyer les gazer.

Nous respectons l’orthographe particulière du père Christophe.

C’est après ces derniers mots que le maître d’école répondit par les couplets
suivants, auxquels l’accompagnement de son violon donnait un grand air de fête :
Toutes les fleurs des prés, Tous les lys des vallées; Tous les champs diaprés;
Et les brises ailées Font de charmants apprêts; C’est fête chez les fleurs, la
rose se marie, L’été rit dans les airs, l’églantine est fleurie.

Pour que ces jours charmants Soit pour vous l’espérance Pour que de tous vos
chants Reste la souvenance, Faites du bien, enfants, C’est fête chez les fleurs,
la rose se marie, L’été rit dans les airs, l’églantine est fleurie.

Tout le monde pleurait d’attendrissement. On se groupa plus près autour du
maître d’école et Rose, enhardie par le succès de son compliment et par les
couplets du vieillard, lui demanda un conseil sur ce bien qu’il leur conseillait
de faire pour terminer la journée.

Comment peut-on trouver comme ça tout de suite du bien à faire, disait-elle
naïvement.

C’était ce que le père Remy attendait.

C’est tout simple, ma fille, dit-il, toi et Jean Paul vous êtes actifs, pleins
de bonne volonté, vous allez m’aider à fonder la crèche et l’asile dont je vous
parle depuis si longtemps.

Les deux jeunes gens poussèrent un cri de joie et prirent chacun une main du
vieillard pour le mieux entendre; il continua ainsi : Vous avez au bout du
village une construction à moitié démolie et dont la vue gêne ceux qui n’aiment
pas les choses délabrées; vous me la louerez pour que je la restaure moi-même
afin d’y installer notre fondation.

Nos enfants ne vous la loueront pas, monsieur le maître, s’écrièrent les parents
des mariés qui ne voulaient pas être en reste de générosité. Nous voulons qu’ils
la donnent et on y mettra la date d’aujourd’hui.

Alors reprit le maître d’école, on encadrera au- dessus de la porte la couronne
de rose et on mettra en grandes lettres dorées : (Asile et crèche des roses); ce
sera un titre souriant pour nos enfants. Moi, de mon côté, je donne la vache
dont je ne vois pas trop ce que je fais, puisque je m’en étais passé jusqu’à
présent.

Et nous, s’écrièrent une douzaine de laboureurs, nous fournissons la nourriture
de la vache.

Nous, père, dirent à leur tour le fils et la fille du père Remy, nous nous
chargeons de la direction de la crèche et de l’asile; nous y employerons deux
pauvres veuves que nous connaissons; elles auront la nourriture, le logement
comme nous pourrons, et quant aux appointements ils viendront dans quelques
mois.

Presque toutes les couturières de l’atelier se trouvaient là, elles convinrent
entre elles de réunir tous les chiffons dont personne ne se servait, d’y ajouter
un peu de neuf à l’aide de leur petit gain et de confectionner, en veillant un
peu plus tard, des vêtements à ceux des petits enfants dont les parents étaient
gênés.

Le maire se trouvait là; il voulut ajouter sur la caisse communale une petite
somme mensuelle, pour aider à l’entretien des enfants.

J’accepte la somme, monsieur le maire, dit le père Remy, mais je ne veux pas
vous tromper; elle servira pour commencer un asile de vieillards.

Si le maire n’avait pas su combien peu il fallait au père Remy pour tout ce
qu’il entreprenait, il aurait été épouvanté; mais il connaissait le courage et
l’économie du bon vieillard.

Dans ce cas-là, dit-il, je vous donne, pour vos vieux, la grange dont j’ai
hérité avec la maison de ma pauvre mère et l’asile des vieillards sera en son
souvenir.

Nous l’appellerons, dit le maître d’école, maison de retraite de la bonne
Marguerite.

Cette soirée, en effet, porta bonheur à tous ceux qui concoururent à ces
fondations, car l’asile des roses et la maison de vieillards de la bonne
Marguerite subsistent encore et beaucoup de bien y est fait.

Dès le lendemain, le père Remy et les plus grands de ses élèves qui pouvaient
bien, disaient- ils, maçonner, puisque d’autres le faisaient, se mirent en
devoir de restaurer les deux masures pour en faire des habitations logeables.

C’était merveille de voir leur activité, Jean Paul était au premier rang, ce que
voyant, de véritables maçons du village se mirent de la partie et comme le père
Remy savait un peu d’architecture, il arriva même que les deux constructions
faisaient très bon effet.

Comment ferez-vous, père Remy, pour les lits des enfants et des vieux, disait le
maire tout en déposant dans la salle deux énormes matelas de laine tout neufs.

Soyez tranquille, dit le père Remy, j’ai un moyen.

Il avait mis de côté une petite somme pour faire acheter de forte toile
d’emballage et en faire des hamacs en attendant mieux pour les vieillards, mais
de manière à les laisser pour les petits enfants.

Avec le prix des deux matelas du maire, il eut de vieux draps d’occasion et des
couvertures; quant au ménage quelques assiettes de grosse terre blanche et
seulement une cuiller par personne le composèrent pendant toute la première
année.

Pour nourrir ses vieillards et ajouter, pour les petits enfants, des pâtes au
lait de sa vache, le père Remy demanda au maire des terrains incultes
appartenant à la commune et dont elle ne faisait rien, ce qui lui fut accordé.

Comme pour la restauration de ses masures, tout le monde se mit de la partie
ayant toujours au premier rang Jean Paul et Rose avec les grands élèves.

Les terrains incultes furent défrichés, le produit employé à la nourriture des
enfants et des vieillards; ceux-ci voulurent travailler eux- mêmes à de faciles
ouvrages pour la culture ou l’atelier; il y eut, par ce moyen, non seulement
assez d’argent pour faire vivre et augmenter les trois établissements, mais
encore pour aider pendant les années difficiles quelques ménages du village et
même du canton.

Le père Remy se trouva donc avoir fondé sans capital autre que son courage et
son activité un atelier, un asile, une crèche et une maison de vieillards.

Souvent le père Christophe avait fait là-dessus des vers en son honneur et il
était allé bien des fois chez l’imprimeur de la ville, afin qu’il l’aidât à
trouver un éditeur, mais celui-ci avait toujours refusé de se charger du
manuscrit, ce dont le père Christophe se désespérait.

Il se décida à prier le père Remy lui-même de corriger l’ouvrage, ce que celui-
ci lui promit pour quand il n’aurait rien de mieux à faire et il mit le
manuscrit dans sa poche.

Chaque jour Christophe s’informait si la correction était commencée et toujours
le maître d’école lui répondait : j’ai encore quelque chose de plus utile à
faire avant.

Le poète finit par s’impatienter et demanda au père Remy s’il aurait
éternellement quelque chose de mieux à faire.

C’est bien probable, répondit-il, mais je vous sais un gré infini de
l’intention.

Le père Christophe redemanda son oeuvre et ne pouvant la publier la relisait
tous les jours.

Se peut-il, disait le pauvre auteur, qu’un aussi brave homme que notre maître
d’école soit comme les autres jaloux de mon talent.

Le père Remy essaya de lui expliquer qu’il ne fallait que douze syllabes dans
les plus longs vers français et que cela traînait déjà bien assez la pensée.

C’est égal, répondait Christophe, vous ne me persuaderez jamais que trop de
beauté soit un défaut.

Un jour, cependant, il avait un peu compris à l’aide d’une gravure représentant
une divinité indienne monstrueuse avec quatre superbes bras.

C’est assez de deux pour nos yeux habitués à cette forme, lui dit le père Remy,
et je vous répète que notre pensée qui traîne déjà dans douze syllabes doit
ramper en vos vingt-quatre.

Le père Christophe réfléchit quelques instants et garda le silence à moitié
vaincu.

Mais quand le lendemain le vieux poète recommença sa phrase favorite : c’est
égal, on ne me persuadera jamais que!… le maître d’école l’arrêta. N’en
parlons plus, dit-il, vous voulez avoir une petite vanité, gardez-la et soyons
bons amis.

Le père Christophe réfléchit de nouveau et ne parla plus que rarement de ses
écrits.

C’était un brave coeur, mais il appartenait encore à une époque où la vanité
passait pour un noble orgueil; il y a loin cependant de l’une à l’autre.

N’oubliez pas ceci, enfants, soyez fiers pour l’humanité, elle est bien peu
encore, mais elle deviendra grande, si ceux qui se sentent de l’intelligence, au
lieu de chercher à mettre en étalage leur pauvre petite personne et leur pauvre
petit nom, sentent battre dans leur poitrine et frémir dans leur intelligence le
coeur et l’esprit de toute une génération.

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Louise Michel Apprenti Poète

Par Louise Michel

Clémence-Louise Michel, dite Louise Michel, née le 29 mai 1830 à Vroncourt-la-Côte, en Haute-Marne, et morte le 9 janvier 1905 à Marseille, alias « Enjolras », est une institutrice, militante anarchiste, franc-maçonne, aux idées féministes et l’une des figures majeures de la Commune de Paris.

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