Le Soulier de Satin – Théâtre

SCÈNE
PREMIÈRE

Le
Père
Jésuite. —
Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché!
Et parfois il m’est arrivé de trouver vos commandements pénibles
Et ma volonté en présence de votre règle
Perplexe, rétive.

Mais aujourd’hui il n’y a pas moyen d’être plus serré à
Vous que je ne le suis et j’ai beau vérifier chacun de mes membres, il n’y en a plus un seul qui de
Vous soit capable de s’écarter si peu.

Et c’est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n’est plus attachée à rien.
Elle flotte sur la mer.
La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface

Et qui est à égale distance de ce monde ancien que j’ai quitté

Et de l’autre nouveau.

Tout a expiré autour de moi, tout a été consommé sur cet étroit autel qu’encombrent les corps de mes soeurs l’une sur l’autre, la vendange sans doute ne pouvait se
faire sans désordre,

Mais tout, après un peu de mouvement, est rentré dans la grande paix paternelle.

Et si je me croyais abandonné, je n’ai qu’à attendre le retour de cette puissance immanquable sous moi qui me reprend et me remonte avec elle comme si pour un moment je ne faisais
plus qu’un avec le réjouissement de l’abîme,

Cette vague, voici bientôt la dernière pour m’em-porter.

Je prends, je me sers de toute cette œuvre indivisible que
Dieu a faite toute à la fois et à laquelle je suis étroitement amalgamé à l’intérieur de
Sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne,

De ce passé dont avec l’avenir est faite une seule étoffe indéchirable,

De cette mer qui a été mise à ma disposition,
Du souffle que je ressens tour à tour avec sa cessation sur ma face, de ces deux mondes amis, et là-haut dans le ciel de ces grandes constellations incontestables,
Pour bénir cette terre que mon cœur devinait là-bas dans la nuit, tant désirée!

Que la bénédiction sur elle soit celle d’Abel le pasteur au milieu de ses fleuves et de ses forêts !
Que la guerre et la dissension l’épargnent!
Que l’Islam ne souille point ses rives, et cette peste encore pire qu’est l’hérésie!

Je me suis donné à
Dieu et maintenant le jour du repos et de la détente est venu et je puis me confier à ces liens qui m’attachent.

On parle d’un sacrifice quand à chaque choix à faire il ne s’agit que de ce mouvement presque imperceptible comme de la main.

C’est le mal seul à dire vrai qui exige un effort, puisqu’il est contre la réalité, se disjoindre à ces grandes forces continues qui de toutes parts nous adoptent et nous
engagent.

Et maintenant voici la dernière oraison de cette messe que mêlé déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même :
Mon
Dieu, je
Vous prie pour mon frère
Rodrigue!
Mon
Dieu, je
Vous supplie pour mon fils
Rodrigue!

Je n’ai pas d’autre enfant, ô mon
Dieu, et lui sait bien qu’il n’aura pas d’autre frère.

Vous le voyez qui d’abord s’était engagé sur mes pas sous l’étendard qui porte
Votre monogramme, et maintenant sans doute parce qu’il a quitté
Votre noviciat il se figure qu’il
Vous tourne le dos,

Son affaire à ce qu’il imagine n’étant pas d’attendre, mais de conquérir et de posséder

Ce qu’il peut, comme s’il y avait rien qui ne
Vous appartînt et comme s’il pouvait être ailleurs que là où
Vous êtes.

Mais,
Seigneur, il n’est pas si facile de
Vous échapper, et s’il ne va pas à
Vous par ce qu’il a de clair, qu’il y aille par ce qu’il a d’obscur; et par ce qu’il a de direct, qu’il y aille par ce qu’il a d’indirect; et par ce qu’il a de simple,

Qu’il y aille par ce qu’il a en lui de nombreux, et de laborieux et d’entremêlé,

Et s’il désire le mal, que ce soit un tel mal qu’il ne soit compatible qu’avec le bien,

Et s’il désire le désordre, un tel désordre qu’il implique l’ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut,

Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu’il implique obscurément.

Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux.

Et déjà
Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore ce que c’est que d’être désiré.

Apprenez-lui que
Vous n^tes pas le seul à pouvoir être absent!
Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l’appelle à travers l’intervalle !
Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a vu la figure d’un ange !

Remplissez ces amants d’un tel désir qu’il implique à l’exclusion de leur présence dans le hasard journalier

L’intégrité primitive et leur essence même telle que
Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible !

Et ce qu’il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire-dans le
Ciel.

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Paul Claudel Apprenti Poète

Par Paul Claudel

Paul Claudel, né le 6 août 1868 à Villeneuve-sur-Fère, et mort le 23 février 1955 à Paris, est un dramaturge, poète, essayiste et diplomate français, membre de l'Académie française.

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