Le Guignon D’été

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par Rutebeuf
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Quand je pense à ma folle passion qui n’a rien de raffiné ni d’élevé,
— bien ordinaire au contraire, et ordinaire celui qui en est la proie — je gémis sept jours sur sept,
et j’ai de quoi.

Jamais personne n’a connu détresse pareille à la mienne tout au long de l’hiver
j’ai tant œuvré et tant dans mon œuvre me suis occupé que par mon ouvrage je n’ai pu recouvrer
de quoi me couvrir.

Fol ouvrier, œuvre de folie que d’œuvrer sans rien recouvrer !
Je suis toujours perdant et le guignon est si habile qu’il dit à celui qui entre dans son jeu :
«

Echec à la découverte ! »

Après quoi, plus de recours.

En juillet, il se croit en février :
Quand ses dents claquent, le guignon lui répond : «

Echec ».

Le plus habile finit par s’habiller d’un sac :
voilà où conduit le guignon.
De

Gresce vient si griez eesche ;
Or est ja

Borgoingne briesche.

Tant a venu
De la gent qu’ele a retenu.
Sont tuit cil de sa route nu

Et tuit deschaus ;
Et par les froiz et par les chaus.
Nés li plus mestres seneschaus

N’a robe entière.
La griesche est de tel manière
Qu’ele veut avoir gent legiere

En son servise :
Une eure en cote, autre en chemise.
Tel gent aime com je devise,

Trop het riche homme :
S’aus poins le tient, ele l’assomme.
En cort terme set bien la somme

De son avoir :
Plorer li fet son nonsavoir ;
Sovent li fet gruel avoir,

Oui qu’ait avaine.
Tramblé m’en a la mestre vaine.
Or vous dirai de lor couvaine :

J’en sai assez ;
Sovent en ai esté lassez.
Mi marz, que li froiz est passez,

Notent et chantent ;
Li un et li autre se vantent
Que, se dui dé ne les enchantent,

II avront robe.
Espérance les sert de lobe.
Et la griesche les desrobe :

La borse est vuide.
Li geus fet ce que l’en ne cuide :
Oui que tisse, chascuns desvuide :
C’est de la

Grèce que nous est venu un si dangereux appât ; maintenant la

Bourgogne est prise au piège à son tour.
On ne compte plus ceux qu’il a retenus prisonniers et qui sont sans vêtements
ni chaussures ; et qu’il fasse froid, qu’il fasse chaud, même le plus grand sénéchal
n’est plus vêtu de pied en cap.

Le guignon est ainsi fait qu’il veut avoir à son service
des gens lestes, tantôt en tunique, tantôt en chemise.

Voilà quelle sorte de gens il aime,
et il ne tolère pas le riche : quand aux points il le tient, de ses poings il l’assomme ; il a vite fait de savoir
à combien monte sa fortune : il lui fait regretter sa balourdise ; lui n’aura que du son,
si les autres ont de l’avoine.

J’en ai tremblé jusqu’au plus profond de moi-même.

Je vais maintenant vous raconter la vie des joueurs :
je m’y connais pour en avoir souvent souffert.

A la mi-mars, quand le froid est passé,
ils jouent de la musique et chantent, et chacun d’eux de se vanter que si deux dés ne les ensorcellent,
ils auront des vêtements.

Mais l’espérance les trompe, et le guignon les dévalise.
vide leur bourse.

On ne peut imaginer les ravages du jeu : tout ce que l’on tisse, on le défait ;
Li penssers chiet.
Nul bel eschet ne lor eschiet ;
N’en pueent mes qu’il lor meschiet.

Ainz lor en poise ;
Qui qu’ait l’argent,

Diex a la noise.
Aillors covient lor penssers voise, .

Ouar dui tornois,
Trois paresis, cinq vienois
Ne pueent pas fere un borgois

D’un nu despris.
Je ne dis pas que jes despris,
Ainz di qu’autres conseus est pris

De cel argent ;
Ne s’en vont pas longues charjant :
Por ce que li argens art gent.

N’en ont que fere,
Ainz entendent a autre afere :
Au tavernier font du vin trere,

Or entre boule ;
Ne boivent pas, chascuns le coule.
Tant en entonent par la goule

Ne lor sovient
Se robe achater lor covient.
Riche sont, mes ne sai dont vient

Lor grant richece :
Chascuns n’a riens quant il se drece;
Au paier sont plain de perece ;

Or faut la feste.
Or remainent chançons de geste.
Si s’en vont nu comme une beste

Quant il s’esmuevent.
A l’endemain povre se truevent ;
Li dui dé povrement se pruevent.

Or faut quaresme.
Qui lor a esté dure et pesme :
l’espoir s’évanouit.

Pour eux ni chance ni bonne aubaine, ils ne peuvent rien contre la malchance,
elle les écrase ; où qu’aille l’argent,

Dieu a droit aux injures.

Il faut bien qu’ils s’en prennent à quelqu’un d’autre
car deux tournois, trois parisis et cinq viennois n’ont jamais fait un bourgeois
d’un pauvre gueux !

Je ne dis pas que je dédaigne ces pièces, mais je dis que je fais un autre usage
de mon argent, tandis que le leur ne pèsera pas longtemps dans leurs comme l’argent leur brûle les doigts, [poches :
ils n’ont cure de le garder, et lui réservent une autre destination : ils font tirer du vin à l’aubergiste,
et alors s’installe la débauche.

Ils ne boivent pas, non, ils en lampent de telles quantités à plein gosier
qu’ils oublient qu’ils ont besoin d’un costume.

Ils sont riches, mais je ne sais d’où vient
cette grande richesse : ils n’ont plus rien quand ils reviennent à eux ; ils ne sont pas pressés de payer.
Maintenant finie la fête, fini le rêve d’exploits héroïques.

Ils s’en vont nus comme des vers
quand ils quittent l’auberge.

Le lendemain, les voilà sur la paille ; ‘a paire de dés poursuit ses ravages.
Maintenant fini le carême, qui ne leur a pas épargné ses terribles rigueurs :
De poisson autant com de cresme

I ont eu ;
Tout ont joué, tout ont beu ;
Li uns a l’autre deceii,

Dist

Rustebués
Por lor tabar, qui n’est pas nues.
Qui toz est venduz en deus oés ;

Et avril entre,
Et il n’ont riens defors le ventre.
Lors sont il viste et prunte et entre

S’il ont que mètre ;
Lors les verriiez entremetre
De dez prendre et de dez jus mètre :

Ez vous la joie !
N’i a si nu qui ne s’esjoie ;
Plus sont seignor que ras sus moie ni

Tout cel esté.
Trop ont en grant froidure esté ;
Or lor a

Diex un tens preste îu

Ou il fet chaut.
Et d’autre chose ne lor chaut :
Tuit ont apris aler deschaut.
ils ont eu autant de poisson
que de crème.

Ils ont tout joué, ils ont tout bu ; l’un a trompé l’autre,
Rutebeuf le dit à cause de leur manteau bien usé qu’ils ont cédé pour presque rien.
Quand revient avril, ils n’ont plus que la peau.

Mais s’ils ont de quoi miser,
alors ils se pressent, se hâtent, se précipitent ; alors vous les verriez s’affairer à prendre les dés et à les jeter.
A vous le plaisir !

Les plus pauvres se réjouissent ; ils sont plus à leur aise que des rats sur une meule de blé
tant que dure l’été.

Mais ils ont beaucoup souffert du froid ;

Dieu leur offre maintenant la belle saison
pour les réchauffer.

Ils se moquent du reste, tous ont appris à aller nu-pieds.

Rutebeuf

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