Le Guignon D’hiver

Vers le temps que l’arbre s’effeuille, qu’il ne reste aux branches feuille
qui ne tombe à terre, terrassé par la pauvreté qui de toutes parts m’assaille
en cet hiver qui a bouleversé le cours de ma vie. je commence mon très triste dit
par un pitoyable récit.

C’est peu d’esprit et peu de mémoire que m’a donnés

Dieu, le roi de gloire.
peu de bien aussi, et froid au cul quand souffle la bise : le vent me vente au visage, le vent m’évente
et c’est trop souvent que je sens les rafales du vent.

Le guignon m’avait bien promis
tout ce qu’il me livre : il me paie bien, il s’acquitte bien envers moi et pour un sou il me rend une livre
de misère.

Pauvreté s’est de nouveau abattue sur moi ; sa porte m’est toujours ouverte.
je suis toujours chez elle
Ne nule foiz ne m’en eschui.
Par pluie moil, par chaut essui :

Ci a riche homme !
Je ne dorm que le premier somme.
De mon avoir ne sai la somme,

Qu’il n’i a point.
Diex me fet le tens si a point
Noire mousche en esté me point.

En yver blanche.
Issi sui com l’osiere franche
Ou com li oisiaus seur la branche :

En esté chante.
En yver plor et me gaimante.
Et me desfuel ausi com l’ente

Au premier giel.
En moi n’a ne venin ne fiel :
Il ne me remaint rien souz ciel.

Tout va sa voie.
Li enviail que je savoie
M’ont avoié quanques j’avoie

Et forvoié.
Et fors de voie desvoié.
Fols enviaus ai envoie,

Or m’en souvient.
Or voi je bien tout va, tout vient ;
Tout venir, tout aler covient,

Fors que bienfet.
Li dé que li decier ont fet
M’ont de ma robe tout desfet ;

Li dé m’ocient,
Li dé m’aguetent et espient.
Li dé m’assaillent et desfient.

Ce poise moi.
Je n’en puis mes se je m’esmai :
Ne voi venir avril ne may,
et jamais je n’ai pu lui échapper.
Etre trempé par la pluie, brûlé par le soleil,
tel est mon riche apanage !

Je ne dors que mon premier sommeil, je ne connais pas le montant de ma fortune,
pour la raison que je n’ai rien.

Dieu alterne si bien les saisons pour moi qu’en été c’est la mouche noire qui me pique.
en hiver la mouche blanche.

Je suis comme l’osier sauvage ou comme l’oiseau sur la branche
en été, je chante, en hiver je pleure et me lamente et m’effeuille comme la branche
au premier gel.

Il n’y a en moi ni venin ni fiel : il ne me reste rien au monde,
tout suit son cours.

Les tours que je savais m’ont dépouillé de mon bien,
et égaré et détourné de mon chemin.

J’ai risqué des coups insensés,
je me le rappelle maintenant.

Je le vois bien, tout va, tout vient ; il faut que tout vienne, que tout s’en aille
sauf les bienfaits.

Les dés que les fabricants ont faits m’ont dépouillé de mes vêtements ;
les dés me tuent les dés me guettent et m’épient, les dés m’assaillent et me défient,
j’en suis accablé.

Je n’y puis rien si je m’inquiète : je ne vois venir avril ni mai.
Vez ci la glace.

Or sui entrez en maie trace ;

Li trahitor de pute estrace
M’ont mis sanz robe.

Li siècles est si plains de lobe !

Qui auques a si fet le gobe ;
Et je que fais

Qui de povreté sent le fais ?

Griesche ne me lest en pais.
Moult me desroie.

Moult m’assaut et moult me guerroie ;

James de cest mal ne garroie
Par tel marchié.

Trop ai en mauves leu marchié ;

Li dé m’ont pris et emparchié :
Je les claim quite !

Fols est qu’a lor conseil abite :

De sa dete pas ne s’aquite,
Ainçois s’encombre ;

De jor en jor acroist le nombre.

En esté ne quiert il pas l’ombre
Ne froide chambre.

Que nu li sont sovent li membre :

Du duel son voisin ne li membre.
Mes le sien pleure.

Griesche li a coru seure,

Desnué l’a en petit d’eure.
Et nus ne l’aime.

Cil qui devant cousin le claime

Li dist en riant : «

Ci faut traime
Par lecherie.

Foi que tu dois sainte

Marie,

Cor va ore en la

Draperie
Du drap acroire ;

Se li drapiers ne t’en veut croire.
voici la glace.

Je suis maintenant sur la mauvaise pente ; les trompeurs, maudite engeance,
m’ont pris mon vêtement.

Le monde est tellement perfide !

Dès qu’on a quelque chose, on parade ;
mais que dois-je faire, moi sur qui pèse le fardeau de la pauvreté ?

Le guignon me harcèle,
il me plonge dans le désarroi, me livre constamment assauts et combats, si bien que je ne guérirai jamais
de mes maux.

J’ai trop hanté les mauvais lieux ; les dés m’ont séduit, pris au piège,
j’y renonce !

Il est fou celui qui s’obstine à suivre leurs conseils ; loin de s’acquitter de sa dette,
il alourdit sa charge dont le poids augmente de jour en jour.

En été il ne cherche pas l’ombre
ni la fraîcheur d’une pièce, car souvent il a les membres nus ; il oublie la peine de son voisin,
trop occupé de la sienne.

Le guignon s’est abattu sur lui et a tôt fait de le dépouiller
et nul ne l’aime.

Celui qui auparavant l’appelait « mon cousin » lui dit en riant : «

Ici se rompt la trame.
usée de débauche.

Par la foi que tu dois à sainte

Marie, va donc maintenant au marché de la

Draperie
pour emprunter du drap ; si le drapier ne veut t’en donner à crédit,
Si t’en rêva droit a la foire
Et va au

Change.
Se tu jures saint

Michiel l’ange

Que tu n’as seur toi lin ne lange
Ou ait argent,
L’en te verra moult biau sergent,

Bien t’aperceveront la gent :
Creùs seras.
Quant d’ilueques remouveras.

Argent ou faille enporteras. »

Or a sa paie.
Ainsi vers moi chascuns s’apaie :

Je n’en puis mes.

Rutebeuf
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Par Rutebeuf

Rutebeuf [ʁytbœf], né en 1245 et mort en 1285, est un poète français du Moyen Âge.

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