A Georges Rochegrosse

Georges, dans le domaine où l’Esprit nous emporte

Jusqu’aux cieux fulgurants dont il ouvre la porte,

Songeur inassouvi, tu ne dédaignes rien.

Dans ta pensée où roule un flot shaksperien,

La grande évocatrice au front d’airain, l’Histoire,

Rend aux siècles finis la vie expiatoire.

L’Égypte, l’Assyrie et l’Inde, l’Orient

Tout entier, apparaît sous son grand ciel riant

Et les chocs des guerriers, les batailles des races,

Le couvert mis partout pour les corbeaux voraces,

Et les bouches de rose envoyant les héros

Mourir, éblouis, sous les sabres des bourreaux;

Tyr, Héliopolis, les villes inconnues,

Les festins monstrueux, les ors, les femmes nues,

Les Déesses volant avec l’ardent Zéphyr

Et regardant l’azur de leurs yeux de saphir;

Dans le matin, brumeux comme une mousseline,

Le portefaix de Rome accostant Messaline;

Notre France expirant dans sa gloire, Azincourt;

Jeanne écoutant ses voix, Ange qui nous secourt;

Les rois, tous ces Louis à l’âme versaillaise;

La Révolution chantant sa Marseillaise

Et, pareil à Roland qui meurt au fond du val,

Napoléon poussant devant lui son cheval;

Puis la Douleur moderne avec sa platitude,

L’épouvante, l’oubli des Dieux, l’inquiétude,

Et la blessure d’où notre sang ruissela,

Tu songes, tu revois, tu pétris tout cela,

Et jetant sur tes yeux sa fantasmagorie,

Cette magicienne en deuil, l’Allégorie

Qui fait vivre et frémir l’idée en ton cerveau,

Invente chaque jour un spectacle nouveau.

Avec leurs cavaliers épars, leurs cris sonores,

Leurs bûchers embrasés flambant sous les aurores,

Les projets de tableaux que tu m’as racontés,

Nombreux comme les flots que nul oeil n’a comptés,

Lasseraient ton génie et ton âme intrépide,

Quand même tu peindrais d’une main plus rapide

Que l’éclair dans la nue ou le vol des milans.

Pour pouvoir y suffire il te faudrait mille ans,

Car ton rêve effréné dessine sur des toiles

Plus de sujets toujours divers que n’a d’étoiles

La fourmillante et vaste immensité du ciel.

L’un d’eux, t’en souviens-tu? fait voir, essentiel,

En sa brutalité, le mythe de la Vie,

Et cette gueule qui, toujours inassouvie

Mord l’Espérance avec son pâle nourrisson.

Ce sujet effrayant, qui donne le frisson,

Je le note en huit vers, tout pantelants de crime,

Et je le fixe avec le clou d’or de la Rime.

Amour, le tourmenteur, le dieu cruel, au fond

De sa caverne, où dort l’oubli noir et profond,

Taciturne, enfermé dans ses ailes énormes,

Sous la tragique horreur des basaltes difformes

Éclairant l’ombre vague avec ses yeux vainqueurs,

Amour soucieux mange et dévore des coeurs,

Et le sang et la chair de ce festin farouche

Débordent en flots noirs sur les coins de sa bouche.
Samedi, 2 avril 1887.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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Ah ! ne me baisez plus, ah ! mon coeur, je me meurs

Un dahlia