Cigare

Dans l’or et la pourpre du soir,

Après une lointaine course,

Paresseusement vint s’asseoir

Le beau Serge auprès d’une source.
N’étant nullement du vieux jeu,

Comme un homme qui se respecte,

Il intimidait le ciel bleu

Par son élégance correcte.
Ses yeux, comme avivés de khol,

Indiquaient une turlutaine

Assez tranquille, et son faux-col

Se reflétait dans la fontaine.
Et dans sa bouche où les baisers

Volant toujours sans crier gare

Sont comme des oiseaux posés,

Brûlait un farouche cigare.
Mais dardant, ainsi qu’un vautour,

Son oeil fauve, à côté de Serge,

Vint s’asseoir dans l’herbe, à son tour,

Un Etre beau comme une vierge.
Oh! dit-il, devant ces roseaux,

Tu rêves là, comme en un gîte,

En écoutant des chants d’oiseaux.

Mais, bel enfant, pense à Brigitte.
Elle a treize ans, comme jadis

La Juliette de Shakspere.

Elle ressemble au chaste lys

Fleur qui s’éveille et qui respire.
Voyant sa lèvre, en paradant

La Rose brode sur ce thème;

Serge, elle t’aime et cependant,

Elle ne sait pas qu’elle t’aime.
Goûte l’ineffable saveur

De sa douce prunelle en flamme,

Et sache, glorieux buveur,

T’enivrer de sa petite âme.
Sois fidèle! pour apaiser

Ta soif de la joie inconnue,

Quel nectar vaudrait le baiser

De cette fillette ingénue?
Et moi, qu’à ce moment tu vois,

Aussi blond que l’orange mûre,

Et qui te parle, et dont la voix

Se mêle au ruisseau qui murmure,
Je suis l’Amour, que nul ne fuit,

Qui mène les troupes d’oiselles

Vers les nids tièdes, et la nuit,

Je m’endors sous mes grandes ailes.
Ainsi parlait, près des échos,

Au fumeur, gracieux éphèbe,

Le Roi divin, né du Chaos

Dans le silencieux Érèbe.
Mais ayant pris un air grognon,

Avec un geste qui rature,

Serge dit à son compagnon:

Ne fais pas de littérature.
Tes fils, dans la brise flottants,

Sont presque aussi gros que des câbles.

Chante, puisque c’est le printemps,

Mais n’abuse pas des vocables.
Est-ce que tu me prendrais pour

Un Daphnis, antique baderne?

Tu dis cela, comment? L’Amour?

Pas fin de siècle. Pas moderne.
26 novembre 1889

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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