Triomphe

A Georges Rochegrosse
Cher Georges, vois, je tente un effort hasardeux,

Et j’ai voulu tâcher de fixer pour nous deux,

En des vers où frémit la Rime épouvantée,

L’étrange vision que tu m’as racontée.

C’est la Débauche. C’est la grande Impure. Elle a

Des épaules de neige, et cette Dalila

Avec ses durs ciseaux tranche des chevelures.

Sa bouche est une braise et fait d’âcres brûlures;

Et vieillards, beaux enfants au sourire ingénu

Et jeunes hommes, tous adorent son sein nu.

Tous chantent son orgueil et célèbrent sa gloire.

Ils disent: Si ta coupe est la mort, j’y veux boire.

Je veux manger ta chair, je veux mordre tes lys!

Cléopâtre, Astarté, Phryné, Sémiramis,

Je t’adore! Je veux dans ta glauque prunelle

Puiser incessamment la Démence éternelle.

Et la Dominatrice étonne les cieux clairs

De ses yeux glorieux, pleins d’astres et d’éclairs;

Sa toison folle est comme un boisseau d’or qu’on pèse;

Le Désir la caresse et le Regard la baise.

Les hommes sur ses pas, ainsi qu’un vil troupeau,

Se pressent, alléchés par l’odeur de sa peau;

Elle a, pour triompher dans les apothéoses,

Sur son front la tiare et sur son flanc des roses.

Elle marche, riante, au bord des claires eaux;

A l’entour de son front voltigent des oiseaux;

Des chats voluptueux, des belettes lascives

La suivent, lentement, en montrant leurs gencives.

Sur son corsage aux fiers contours, les diamants

Fleurissent éblouis, en lys blancs et charmants;

Derrière elle, avec un murmure qui la flatte,

Courent les flots pompeux de sa jupe écarlate,

Et tout en elle est joie, enchantement, parfum.

Mais tout à coup le vent affolé soulève un

Coin de sa robe, et sur sa jambe noble et pure

On peut voir une plaie affreuse qui suppure,

Toujours humide, avec ses bords jaunes et verts

Et son écorchement pâle où grouillent des vers.
Lundi, 26 avril 1886.

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