Le retour

À Leconte de Lisle.

I.

Quand on vieillit, on aime à lire l’Odyssée,
Comme on aimait, enfant, Robinson Crusoé,
Le berceau de Moïse et l’arche de Noé
Achevant sur les monts sa haute traversée.

Et quand ces livres d’or à regret sont fermés,
On revoit en esprit de fabuleux parages,
De fraîches oasis aux verdoyants mirages,
Dont nos clairs souvenirs restent longtemps charmés.

En parcourant les mers sur un navire antique,
L’illustre voyageur du monde oriental,
Par les flots emporté loin du pays natal,
Chaque soir, voyait fuir son île fantastique…

Ithaque… Il en était parti depuis vingt ans,
Et baisa le rivage en retrouvant la terre ;
Tous ses compagnons morts, il revint solitaire,
Vieux et la barbe inculte après un si long temps.

L’apercevant de loin, sa grande meute aboie
Sur le pauvre honteux en haillons, presque nu.
Un seul parmi les chiens au flair l’a reconnu
Et se traîne à ses pieds en expirant de joie.

L’homme est changé… Ce n’est qu’en voyant son genou
Marqué d’une profonde et blanche cicatrice,
Que, le cœur défaillant, son ancienne nourrice
De ses deux bras émus enveloppe son cou.

Mais c’est en vain qu’il a transpercé de ses flèches,
L’un sur l’autre abattus, tous les fiers prétendants
Qui dans ses gras troupeaux mordaient à belles dents,
Et qu’il est rouge encor de leurs blessures fraîches.

Avant de lui passer au doigt l’anneau royal,
La reine, qui douta trop longtemps de son maître,
Tombe dès qu’en lui seul elle a pu reconnaître
Le robuste ouvrier du grand lit nuptial.

II.

Je me souviens d’un vieux matelot saintongeais :
Né près de l’Océan, à Talmont-sur-Gironde.
Son rapide voilier courait autour du monde,
À l’époque où moi-même autrefois voyageais.

En pleine mer du Sud, de longs groupes d’ilettes
Émergent au hasard sur des bancs de corail
Qui fourmillent d’écueils, où bricks et goélettes
Sur des rocs à fleur d’eau brisent leur gouvernail.

Ce fut là qu’en débris disparut son navire,
Dans la chaude contrée où les paradisiers
S’enivrent en mangeant la noix des muscadiers,
Où les cygnes sont noirs, où règne l’oiseau-lyre.

Un seul des naufragés fut sauf… le matelot,
Intrépide nageur qui put gagner la terre,
Et des jours et des mois resta sur un îlot,
De ses grands bois déserts ermite involontaire.

Il devint prisonnier de pirates malais,
Puis au banc des rameurs sur des jonques chinoises.
Quand il put échapper aux peuplades sournoises,
En rade appareillait un trois-mâts bordelais.

Mais l’homme avait perdu treize ou quatorze années
De son bel âge mûr et dans un rude exil
Sous de lointains soleils tristement égrenées ;
Au cher pays natal il revint en droit fil.

III.

Il rentra dans le bourg après la nuit tombée.
Déserte était la rue… on ne l’attendait pas.
Dans une maison basse, une claire flambée
Rougissait la fenêtre… Il marchait à grands pas.

De la porte entr’ouverte, il vit sa cheminée
Et reconnut la haute armoire de noyer
Par un feu de sarment très vif illuminée…
Une femme était là, travaillant au foyer ;

Malgré l’heure tardive encor bien éveillée,
Et la quenouille en main filant comme autrefois,
Seule, toute songeuse et de noir habillée…
Il eût voulu parler, mais il resta sans vois.

La pauvre et sainte femme à chevelure grise
Ne comptait plus le voir… elle avait pris son deuil.
Sur sa chaise de paille elle rêvait assise…
Lui s’arrêta d’abord haletant sur le seuil,

Puis vint à deux genoux s’incliner devant elle,
Rivant ses yeux noyés de larmes sur les siens
Dans un profond regard d’espérance immortelle,
En lui disant tout bas : « Oui, c’est moi qui reviens. »

Dans le monde de la poésie, chaque mot compte. Votre voix a sa place ici.

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