A Bord du Formose

Le ciel est noir strié de bandes lépreuses
L’eau est noire
Les étoiles grandissent encore et fondent comme des
cierges larmoyants

Voici ce qui se passe à bord
Sur le gaillard avant quatre

Russes sont installés dans un paquet de cordages et jouent aux cartes à la lueur d’une lanterne vénitienne
Sur la plage avant les

Juifs en minorité comme chez eux en

Pologne se tassent et cèdent le pas aux

Espagnols qui jouent de la mandoline chantent et dansent la jota
Sur le château les émigrants portugais font une ronde paysanne un homme noir frappe deux longues castagnettes en os et les couples rompent la ronde évoluent se retournent

frappent du talon tandis qu’une voix criarde de femme monte
Les passagers des premières regardent presque tous et envient ces jeux populaires
Au salon une

Allemande prétentieuse joue du violon avec beaucoup de chichi avec beaucoup de chichi une jeune

Française prétentieuse l’accompagne au piano
Sur le pont-promenade va et vient un

Russe mystérieux officier de la garde grand-duc incognito personnage à la

Dostoïewsky que j’ai baptisé

Dobro-Vétcher c’est un petit bonhomme triste ce soir il est pris d’une certaine agitation nerveuse il a mis des escarpins vernis un habit à basques et un énorme melon comme mon

père en portait en 1895
Au fumoir on joue aux dominos un jeune médecin qui ressemble à

Jules

Romains et qui se rend dans le haut

Soudan un armurier belge qui descendra à

Pernambuco un

Hollandais le front coupé en deux hémisphères par une cicatrice profonde il est directeur du

Mont-de-Piété de

Santiago del

Chili et une jeune théâtreuse de

Ménilmontant peuple gavrocharde qui s’occupe d’un tas de combines dans les autos elle m’offre même une mine de plomb au

Brésil et un puits de pétrole à

Bakou
Sur le château-arrière les émigrants allemands bien propres et soigneusement peignés chantent avec leurs femmes et leurs enfants des cantiques durs et des chansons

sentimentales
Sur le pont-arrière on discute très fort et se chamaille dans toutes les langues de l’est européen
Dans la cambuse les

Bordelais font une manille et dans son poste l’opérateur de

T.

S.

F. s’engueule avec

Santander et

Mogador

Blaise Cendrars

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Blaise Cendrars Apprenti Poète

Par Blaise Cendrars

Blaise Cendrars, de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser, est un écrivain d'origine suisse, naturalisé français, né le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel (Suisse), et mort le 21 janvier 1961 à Paris. Il est également connu sous les pseudonymes de Freddy Sausey, Frédéric Sausey, Jack Lee, et Diogène.

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Si les larmes servaient de remède au malheur

A l’ambitieux et avare ennemi des bonnes lettres