À M. Turgot

Rien de nouveau dans cette ville immense.
Vous avez vu l’effervescence
Qu’a produite en ces lieux le monarque danois ;
Jamais Paris, jamais la France
D’hommages plus flatteurs n’ont honoré leurs rois ;
Du Parlement l’auguste compagnie,
De l’Opéra le théâtre enchanté,
La Sorbonne, la Gomédie,
Les Cicérons de l’Université,
Les beaux esprits de notre Académie,
En soi-disant latin, en français brillanté,
En prose, en vers, à l’envi l’ont fêté ;
Chaque jour voyait naître une scène nouvelle,
Et jamais, je vous jure, une faveur si belle
N’a signalé nos chers badauds,
Depuis l’époque immortelle
Du triomphe des Ramponneaux.
Nos conversations étaient cent fois plus vives :
À quel théâtre ira-t-il aujourd’hui ?
Où soupe-t-il ? quels seront les convives ?
Quel bal nouveau prépare-t-on pour lui ?
De son esprit qu’est-ce que l’on raconte ?
Quelle femme lui plaît, quel jeu le divertit ?
Faut-il l’appeler sire, ou bien le nommer comte ?
Jamais on n’a tout dit.
Bien sensible à tout notre bruit,
Ce monarque a daigné sourire à nos caprices,
À nos douces vertus, à nos aimables vices,
N’a sifflé quin petto nos petits grands seigneurs,
A bien vanté les rois de nos coulisses,
Et les minois de nos actrices,
Et les jarrets de nos danseurs.
Quoique jeune et monarque, il réfléchit et pense ;
On l’a surpris plus d’une fois,
Observant en silence
Ce peuple amoureux de ses rois,
Plein de vivacité comme de patience,
Assez bien gouverné par de mauvaises lois,
Sur ses malheurs rempli d’indifférence,
S’extasiant sur des chansons,
Périssant de misère au milieu des moissons,
Faisant d’excellent vin dont l’étranger s’enivre,
Et qui vivrait heureux s’il avait de quoi vivre.
Enfin ce prince a fui de ce Paris charmant,
En convenant, pour l’honneur de la France,
Qu’on ne pouvait assurément
Se ruiner plus galamment,
Ni s’ennuyer avec plus de décence.
Mais, hélas ! depuis son absence
Les esprits et les cœurs qu’il avait occupés
Retombent dans l’indifférence ;
Les bals, les opéras, les fêtes, les soupés,
L’importance des étiquettes,
L’exacte rigueur des toilettes,
Tout commence à dégénérer,
Et son départ laisse enfin respirer
Nos cuisiniers et nos poètes.

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Nérée Beauchemin Apprenti Poète

Par Jacques Delille

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 mai 1813, est un poète et traducteur français.

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