L’Allée de S1lvie

Qu’à m’égarer dans ces bocages
Mon coeur goûte de voluptés !
Que je me plais sous ces ombrages !
Que j’aime ces flots argentés!
Douce et charmante rêverie,
Solitude aimable et chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer!
De ma triste et lente carrière
Rien n’adoucirait la misère.
Si je cessais de vous aimer.
Fuyez de cet heureux asile.
Fuyez de mon âme tranquille.
Vains et tumultueux projets ;
Vous pouvez promettre sans cesse
Et le bonheur et la sagesse.

Mais vous ne les donnez jamais.
Quoi !
L’homme ne pourra-t-il vivre, À moins que son cœur ne se livre
Aux soins d’un douteux avenir?
Et si le temps coule si vite,
Au lieu de retarder sa fuite,
Faut-il encor la prévenir ?
Oh ! qu’avec moins de prévoyance,
La vertu, la simple innocence,
Font des heureux à peu de frais !
Si peu de bien suffit au sage
Qu’avec le plus léger partage
Tous ses désirs sont satisfaits.
Tant de soins, tant de prévoyance.
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de l’ambition :
L’homme, content du nécessaire,
Craint peu la fortune contraire.
Quand son cœur est sans passion.
Passions, sources de délices,
Passions, sources de supplices,
Cruels tyrans, doux séducteurs,
Sans vos fureurs impétueuses,
Sans vos amorces dangereuses,
La paix serait dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprisable,
Qui dans son âme insatiable.
Nourrit l’ardente soif de l’or!
Que du vil penchant qui l’entraîne.
Chaque instant, il trouve la peine
Au fond même de son trésor.
Malheur à l’âme ambitieuse.
De qui l’insolence odieuse
Veut asservir tous les humains !
Qu’à ses rivaux toujours en bute,
L’abîme apprêté pour sa chute
Soit creusé de ses propres mains.
Malheur à tout homme farouche,

À tout mortel que rien ne touche

Que sa propre félicité !

Qu’il éprouve dans sa misère,

De la parc de son propre frère,

La même insensibilité.

Sans doute un cœur né pour le crime

Est fait pour être la victime

De ces affreuses passions ;

Mais jamais du
Ciel condamnée.

On ne vit une âme bien née

Céder à leurs séductions.

Il en est de plus dangereuses.

De qui les amorces flatteuses

Déguisent bien mieux le poison,

Et qui toujours dans un cceur tendre

Commencent à se faire entendre

En faisant taire la raison ;

Mais du moins leurs leçons charmantes

N’imposent que d’aimables lois :

La haine et ses fureurs sanglantes

S’endorment à leur douce voix.

Des sentiments si légitimes

Seront-ils toujours combattus ?

Nous les mettons au rang des crimes,

Ils devraient être des vertus.

Pourquoi de ces penchants aimables

Le
Ciel nous fait-il un tourment?

II en est tant de plus coupables.

Qu’il traite moins sévèrement.

Ô discours trop remplis de charmes !

Est-ce à moi de vous écouter ?

Je fais avec mes propres armes

Les maux que je veux éviter.

Une langueur enchanteresse

Me poursuit jusqu’en ce séjour ;

J’y veux moraliser sans cesse,

Et toujours j’y songe à l’amour.

Je sens qu’une âme plus tranquille.

Plus exempte de tendres soins,
Plus libre en ce charmant asile,
Philosopherait beaucoup moins.
Ainsi du feu qui me dévore
Tout sert à fomenter l’ardeur :
Hélas ! n’est-il pas temps encore
Que la paix règne dans mon cœur ?
Déjà de mon septième lustre
Je vois le terme s’avancer ;
Déjà la jeunesse et son lustre
Chez moi commence à s’effacer.
La triste et sévère sagesse
Fera bientôt fuir les amours :
Bientôt la pesante vieillesse
Va succéder à mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chassant l’aimable volupté.
On verra la philosophie
Naître de la nécessité ;
On me verra, par jalousie.
Prêcher mes caduques vertus,
Et souvent blâmer par envie
Les plaisirs que je n’aurai plus.
Mais malgré les glaces de l’âge,
Raison, malgré ton vain effort.
Le sage a souvent fait naufrage
Quand il croyait toucher au port.
O sagesse ! aimable chimère !
Douce illusion de nos cœurs !
C’est sous ton divin caractère
Que nous encensons nos erreurs.
Chaque homme t’habille à sa mode;
Sous le masque le plus commode À leur propre félicité.
Ils déguisent tous leur faiblesse,
Et donnent le nom de sagesse
Au penchant qu’ils ont adopté.
Tel, chez la jeunesse étourdie.

Le vice instruit par la folie.
Et d’un faux titre revêtu.
Sous le nom de philosophie,
Tend des pièges à la vertu.
Tel, dans une route contraire.
On voit le fanatique austère
En guerre avec tous ses désirs.
Peignant
Dieu toujours en colère,
Et ne s’attachant, pour lui plaire,
Qu’à fuir la joie et les plaisirs.
Ah.’ s’il existait un vrai sage,
Que, différent en son langage,
Et plus différent en ses mœurs,
Ennemi des vils séducteurs,
D’une sagesse plus aimable.
D’une vertu plus sociable,
Il joindrait le juste milieu À cet hommage pur et tendre,
Que tous les cœurs auraient dû rendre
Aux grandeurs, aux bienfaits de
Dieu !

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Par Jean-Jacques Rousseau

Jean-Jacques Rousseau, né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville, est un écrivain, philosophe et musicien genevois francophone. Orphelin de mère très jeune, sa vie est marquée par l'errance.

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