Les Grâces

Quoi donc! est-ce bien les trois Grâces?

Apprenez-moi si c’est bien elles,

Dis-je, en voyant leurs âmes basses

Errer dans leurs vagues prunelles.
Tandis que l’effroi me pénètre,

Dans ce groupe triste et barbare

J’ai de la peine à reconnaître

Les Grâces, que chantait Pindare.
Elles étaient dans nos demeures

La gaîté, le rire et la joie;

Elles dansaient avec les Heures

Dans la lumière qui flamboie.
Leurs regards que la nuit courrouce

Nous donnaient de célestes fièvres

Et la persuasion douce

Coulait de leurs charmantes lèvres.
Mais celles-ci! dans leurs voix rauques

Passent des hurlements de cuivre,

Et ce qu’on lit dans leurs yeux glauques

C’est l’horreur et l’ennui de vivre.
Monsieur, répondit l’être agile

Qui roulait vers moi ses yeux ternes

Et qui me servait de Virgile,

Ce sont les trois Grâces modernes.
On aime leurs ennuis moroses,

Lorsqu’une fois l’on s’approprie

Leur dédain de toutes les choses;

Regardez-les mieux, je vous prie.
Il dit et moi, pour lui complaire,

Bercé par de molles paresses

Dans une langueur tutélaire,

Je regardai mieux ces déesses.
O terreur! elles étaient vertes.

Et nonchalantes et câlines,

A travers leurs robes ouvertes

Brillaient des clartés opalines.
Elles se tournaient vers les mâles

Avec des mines éplorées;

Je contemplais des lueurs pâles

Sur leurs bouches décolorées.
Cependant maigres et lascives,

Ayant les Terreurs pour cortège,

Et sur la chair de leurs gencives

Laissant voir des blancheurs de neige,
Elles disaient, voix murmurantes,

Au milieu des frissons rapides,

L’ivresse de se voir mourantes

Et la fierté d’être stupides.
Quoi! dis-je, se peut-il, mon maître,

Que ces vains spectres de folie

Et de tristesse, puissent être

Euphrosyne, Aglaé, Thalie?
Non, dit mon guide, alors étrange,

Pas plus que Basilide ou Thècle,

Ce ne seront plus, car tout change,

Les noms des Grâces fin de siècle.
Mais avec leur esprit baroque

Et leurs souplesses de panthère,

Elles valent pour notre époque

Celles qu’on suivait dans Cythère.
Chacune peut ravir un homme

Rien qu’avec son allure fine,

Et maintenant Paris les nomme

Absinthe, Névrose et Morphine.
28 octobre 1890.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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Le Cactus délicat