La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc

PREMIER JOUR
POUR LE VENDREDI 3 JANVIER 1913

FÊTE DE SAINTE GENEVIÈVE

QUATORZE CENT UNIÈME ANNIVERSAIRE DE SA MORT
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,

On la mit à garder un bien autre troupeau,

La plus énorme horde où le loup et l’agneau

Aient jamais confondu leur commune misère.
Et comme elle veillait tous les soirs solitaire

Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l’eau,

Du pied du même saule et du même bouleau

Elle veille aujourd’hui sur ce monstre de pierre.
Et quand le soir viendra qui fermera le jour,

C’est elle la caduque et l’antique bergère,

Qui ramassant Paris et tout son alentour
Conduira d’un pas ferme et d’une main légère

Pour la dernière fois dans la dernière cour

Le troupeau le plus vaste à la droite du Père.
DEUXIÈME JOUR
POUR LE SAMEDI 4 JANVIER 1913
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre

Et qu’on était content de son exactitude,

On mit sous sa houlette et son inquiétude

Le plus mouvant troupeau, mais le plus volontaire.
Et comme elle veillait devant le presbytère,

Dans les soirs et les soirs d’une longue habitude,

Elle veille aujourd’hui sur cette ingratitude,

Sur cette auberge énorme et sur ce phalanstère.
Et quand le soir viendra de toute plénitude,

C’est elle la savante et l’antique bergère,

Qui ramassant Paris dans sa sollicitude
Conduira d’un pas ferme et d’une main légère

Dans la cour de justice et de béatitude

Le troupeau le plus sage à la droite du Père.
TROISIÈME JOUR
POUR LE DIMANCHE 5 JANVIER 1913
Elle avait jusqu’au fond du plus secret hameau

La réputation dans toute Seine et Oise

Que jamais ni le loup ni le chercheur de noise

N’avaient pu lui ravir le plus chétif agneau.
Tout le monde savait de Limours à Pontoise

Et les vieux bateliers contaient au fil de l’eau

Qu’assise au pied du saule et du même bouleau

Nul n’avait pu jouer cette humble villageoise.
Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail

Le troupeau tout entier, diligente bergère,

Quand le monde et Paris viendront à fin de bail
Puissiez-vous d’un pas ferme et d’une main légère

Dans la dernière cour par le dernier portail

Ramener par la voûte et le double vantail
Le troupeau tout entier à la droite du Père.
QUATRIÈME JOUR
POUR LE LUNDI 6 JANVIER 1913

JOUR DES ROIS

CINQ CENT UNIÈME ANNIVERSAIRE

DE LA NAISSANCE DE JEANNE D’ARC
Comme la vieille aïeule au plus fort de son âge

Se réjouit de voir le tendre nourrisson,

L’enfant à la mamelle et le dernier besson

Recommencer la vie ainsi qu’un héritage ;
Elle en fait par avance un très grand personnage,

Le plus hardi faucheur au temps de la moisson,

Le plus hardi chanteur au temps de la chanson

Qu’on aura jamais vu dans cet humble village :
Telle la vieille sainte éternellement sage

Connut ce que serait l’honneur de sa maison

Quand elle vit venir, habillée en garçon,
Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon,

Priant sur le pommeau de son estramaçon,

Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage ;
Et qu’elle vit monter de dessus l’horizon,

Souple sur le cheval et le caparaçon,

La plus grande beauté de tout son parentage.
CINQUIÈME JOUR
POUR LE MARDI 7 JANVIER 1913
Comme la vieille aïeule au fin fond de son âge

Se plaît à regarder sa plus arrière fille,

Naissante à l’autre bout de la longue famille,

Recommencer la vie ainsi qu’un héritage ;
Elle en fait par avance un très grand personnage,

Fileuse, moissonneuse à la pleine faucille,

Le plus preste fuseau, la plus savante aiguille

Qu’on aura jamais vu dans ce simple village
Telle la vieille sainte éternellement sage,

Du bord de la montagne et de la double berge

Regardait s’avancer dans tout son équipage,
Dans un encadrement de cierge et de flamberge,

Et le casque remis aux mains du petit page,

La fille la plus sainte après la Sainte Vierge.
SIXIÈME JOUR
POUR LE MERCREDI 8 JANVIER 1913
Comme Dieu ne fait rien que par miséricordes,

Il fallut qu’elle vît le royaume en lambeaux,

Et sa filleule ville embrasée aux flambeaux,

Et ravagée aux mains des plus sinistres hordes ;
Et les cœurs dévorés des plus basses discordes,

Et les morts poursuivis jusque dans les tombeaux,

Et cent mille Innocents exposés aux corbeaux,

Et les pendus tirant la langue au bout des cordes
Pour qu’elle vît fleurir la plus grande merveille

Que jamais Dieu le père en sa simplicité

Aux jardins de sa grâce et de sa volonté

Ait fait jaillir par force et par nécessité ;
Après neuf cent vingt ans de prière et de veille

Quand elle vit venir vers l’antique cité,

Gardant son cœur intact en pleine adversité,

Masquant sous sa visière une efficacité ;
Tenant tout un royaume en sa ténacité,

Vivant en plein mystère avec sagacité,

Mourant en plein martyre avec vivacité,
La fille de Lorraine à nulle autre pareille.
SEPTIÈME JOUR
POUR LE JEUDI 9 JANVIER 1913
Comme Dieu ne fait rien que par simple bergère,

Il fallut qu’elle vît la discorde civile

Secouer son flambeau sur les toits de la ville

Et joindre sa fureur à la guerre étrangère ;
Il fallut qu’elle vît l’horrible harengère

Haranguer le bas peuple et la tourbe servile,

Et de la halle au blé jusqu’à l’hôtel de ville

Refluer le hoquet de l’odieuse mégère
Pour qu’elle vît venir merveilleuse et légère,

Par les chemins de ronce et de frêle fougère,

Pliant ses beaux drapeaux comme une humble lingère ;
Gouvernant sa bataille en bonne ménagère,

Traînant les trois Vertus dans quelque fourragère,

Vers l’antique vaisseau la jeune passagère.
HUITIÈME JOUR
POUR LE VENDREDI 10 JANVIER 1913
Comme Dieu ne fait rien que par pauvre misère,

Il fallut qu’elle vît sa ville endolorie,

Et les peuples foulés et sa race flétrie,

L’émeute suppurant comme un secret ulcère ;
Il fallut qu’elle vît pour son anniversaire

Les cadavres crevés que la Seine charrie,

Et la source de grâce apparemment tarie,

Et l’enfant et la femme aux mains du garnisaire
Pour qu’elle vît venir sur un cheval de guerre,

Conduisant tout un peuple au nom du Notre Père,

Seule devant sa garde et sa gendarmerie ;
Engagée en journée ainsi qu’une ouvrière,

Sous la vieille oriflamme et la jeune bannière

Jetant toute une armée aux pieds de la prière ;
Arborant l’étendard semé de broderie

Où le nom de Jésus vient en argenterie,

Et les armes du même en même orfèvrerie ;
Filant pour ses drapeaux comme une filandière,

Les faisant essanger par quelque buandière,

Les mettant à couler dans l’énorme chaudière ;
Les armes de Jésus c’est sa croix équarrie,

Voilà son armement, voilà son armoirie,

Voilà son armature et son armurerie ;
Rinçant ses beaux drapeaux à l’eau de la rivière,

Les lavant au lavoir comme une lavandière,

Les battant au battoir comme une mercenaire ;
Les armes de Jésus c’est sa face maigrie,

Et les pleurs et le sang dans sa barbe meurtrie,

Et l’injure et l’outrage en sa propre patrie ;
Ravaudant ses drapeaux comme une roturière,

Les mettant à sécher sur le front de bandière,

Les donnant à garder à quelque vivandière ;
Les armes de Jésus c’est la foule en furie

Acclamant Barabbas et c’est la plaidoirie,

Et c’est le tribunal et voilà son hoirie ;
Teignant ses beaux drapeaux comme une teinturière,

Les faisant repasser par quelque culottière,

Adorant le bon Dieu comme une couturière ;
Les armes de Jésus c’est cette barbarie,

Et le décurion menant la décurie,

Et le centurion menant la centurie ;
Les armes de Jésus c’est l’interrogatoire,

Et les lanciers romains debout dans le prétoire,

Et les dérisions fusant dans l’auditoire ;
Les armes de Jésus c’est cette pénurie,

Et sa chair exposée à toute intempérie,

Et les chiens dévorants et la meute ahurie ;
Les armes de Jésus c’est sa croix de par Dieu,

C’est d’être un vagabond couchant sans feu ni lieu,

Et les trois croix debout et la sienne au milieu ;
Les armes de Jésus c’est cette pillerie

De son pauvre troupeau, c’est cette loterie

De son pauvre trousseau qu’un soldat s’approprie ;
Les armes de Jésus c’est ce frêle roseau,

Et le sang de son flanc coulant comme un ruisseau,

Et le licteur antique et l’antique faisceau ;
Les armes de Jésus c’est cette raillerie

Jusqu’au pied de la croix, c’est cette moquerie

Jusqu’au pied de la mort et c’est la brusquerie
Du bourreau, de la troupe et du gouvernement,

C’est le froid du sépulcre et c’est l’enterrement,

Les armes de Jésus c’est le désarmement ;
L’avanie et l’affront voilà son industrie,

La cendre et les cailloux voilà sa métairie

Et ses appartements et son duché-pairie ;
Les armes de Jésus c’est le souple arbrisseau

Tressé sur son beau front comme un frêle réseau,

Scellant sa royauté d’un parodique sceau ;
Les disciples poltrons voilà sa confrérie,

Pierre et le chant du coq voilà sa seigneurie,

Voilà sa lieutenance et capitainerie ;
Le lavement de mains et la forfanterie

De ce garde des sceaux et la plaisanterie

De ces beaux damoiseaux et la galanterie
De ces beaux jouvenceaux c’est sa boulangerie,

Et son pain de poussière et de sueur pétrie,

Et l’éponge de fiel et de vinaigrerie ;
La croix bien assemblée en double coulisseau,

L’ironique pancarte engravée au ciseau,

Le tasseau pour les pieds descendant en biseau ;
Un autre bûcheron avait coupé ce bois,

Un autre charpentier avait taillé la croix,

Mais lui-même, et nul autre, avait porté ce poids ;
L’image de la Vierge en tissu de soierie,

Et sainte Marguerite en fleurs de draperie,

Et sainte Catherine et la tapisserie
Où l’on voit saint Michel habillé de nouveau,

Le Saint-Esprit planant sous figure d’oiseau,

Et l’archange écrasant Satan sur le museau ;
Mais Satan lui résiste et par sorcellerie

Et par atermoiement et par grivèlerie

S’est juré d’absorber et la Beauce et la Brie ;
Les saints ont sur la tête un très léger cerceau

Pour bien voir que c’est eux, une sorte d’arceau

Ouvre le paradis, Jésus dans son berceau
Regarde saint Joseph et par espièglerie

Veut lui tirer la barbe et le vieux se récrie

Et fait semblant de mordre afin que l’enfant rie ;
Mais Satan les regarde et fumant du naseau

Ce serpent venimeux, cet immonde pourceau

S’est juré d’empester le faubourg Saint-Marceau ;
Ce serpent à sonnette avec sa sonnerie

S’est vanté qu’il ferait (voyez sa hâblerie)

Jeter par ses suppôts les saints à la voirie ;
Les armes de Jésus c’est la paille et l’étable

Et le pain et le vin et la nappe et la table,

Et le plus malheureux, voilà son connétable ;
Les armes de Satan c’est la supercherie,

Un aplomb infernal, une aigre drôlerie,

Le savoir des savants et la cafarderie ;
Les armes de Jésus c’est la poignante épine,

C’est la fleur de son sang sur la blanche aubépine,

Et les fleurs de ses pleurs sur la rouge églantine ;
La perle qui descend sur sa joue attendrie,

Et la perle qu’il boit sur sa lèvre appauvrie,

Voilà ses beaux cristaux et sa joaillerie ;
Les armes de Jésus c’est la verte couronne,

C’est ce front que l’amour et la grâce environne,

Et l’éternelle fleur qui sur sa peau fleuronne ;
La perle qui descend sur sa face amoindrie

Et qui vient humecter sa langue rabougrie,

Voilà son coffre-fort et sa bijouterie ;
Les armes de Jésus c’est notre forfaiture,

Les clous et le marteau, la robe sans couture,

L’homme, l’ange et la bête et la double nature ;
Les armes de Satan c’est la jobarderie,

C’est le scientificisme et c’est l’artisterie,

C’est le laboratoire et la flagornerie ;
Les armes de Satan c’est notre forfaiture,

C’est d’avoir dispersé la robe sans couture,

C’est la bête sous l’ange et la double nature ;
Les armes de Satan c’est la bouffonnerie,

Et c’est le moraliste et son infirmerie,

Et la haute éloquence et sa pâtisserie ;
Les armes de Jésus c’est la peine de l’homme,

C’est le chemin qui mène et qui ramène à Rome,

C’est la main qui le frappe et le poing qui l’assomme ;
Les armes de Satan c’est la parfumerie

De l’écrivain disert et c’est la sucrerie

De l’écrivain amer et c’est la pruderie,
La blette aridité de la vieille dévote,

C’est l’âme en confiture et la poire en compote,

Et le raisin coti moisissant dans la hotte ;
Les armes de Satan c’est le clou dans la botte,

La nef sans nautonier, la flotte sans pilote,

Le carcan, le garrot, l’entrave, la menotte ;
Les armes de Satan c’est quelque jonglerie,

C’est le loup dans la ferme et dans la bergerie,

C’est le renard feutré dans la poulaillerie ;
Les armes de Jésus c’est l’amour et la peine,

Les armes de Satan c’est l’envie et la haine,

Et la guerre est aux mains de toute châtelaine ;
Les armes de Satan c’est quelque forgerie,

Un document secret dans quelque hôtellerie,

Les armes de Satan c’est toute diablerie ;
Les armes de Jésus c’est la croix de Lorraine,

Et le sang dans l’artère et le sang dans la veine,

Et la source de grâce et la claire fontaine ;
Les armes de Satan c’est la croix de Lorraine,

Et c’est la même artère et c’est la même veine

Et c’est le même sang et la trouble fontaine ;
Les armes de Jésus c’est l’esclave et la reine

Et toute compagnie avec son capitaine

Et le double destin et la détresse humaine ;
Les armes de Satan c’est l’esclave et la reine

Et toute compagnie avec son capitaine

Et le même destin et la même déveine ;
Les armes de Jésus c’est la mort et la vie,

C’est la rugueuse route incessamment gravie,

C’est l’âme jusqu’au ciel insolemment ravie ;
Les armes de Satan c’est la vie et la mort,

Le désir et la femme et les dés et le sort

Et le droit du plus dur et le droit du plus fort ;
Les armes de Jésus c’est la mort et la vie,

C’est le glaive de Dieu qui hésite et dévie,

C’est la fidèle route obscurément suivie ;
Les armes de Satan c’est la vie et la mort,

C’est l’écueil immobile en plein milieu du port,

C’est la peine immuable en plein milieu du sort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est un heureux naufrage en plein milieu du port,

C’est le plus beau présage en plein milieu du sort ;
Les armes de Satan c’est la vie et la mort,

C’est le péril de mer, c’est l’homme dans son tort,

Le voleur aux aguets, le tyran dans son fort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est Dieu dans sa justice et Satan dans son tort,

La beauté du plus pur, le juste dans son fort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est l’enfant et la femme et le secret du sort,

Le navire acouflé dans le recreux du port ;
Les armes de Satan c’est l’homme qui dévie,

C’est les deux poings liés et c’est l’âme asservie,

C’est la vengeance inlassablement poursuivie ;
Les armes de Jésus ce sont les deux mains jointes,

Et l’épine et la rose et les clous et les pointes,

Et sur le lit de mort les pauvres âmes ointes ;
C’est le chœur alterné des martyrs et des saintes,

C’est le chœur conjugué des sanglots et des plaintes,

Le temple, les degrés, les pilastres, les plinthes ;
Les armes de Satan c’est le vert térébinthe,

Cet arbre résineux et c’est la coloquinte,

Cette citrouille amère et c’est la morne absinthe ;
Les armes de Satan c’est les deux poings liés,

Les armes de Jésus les cœurs humiliés,

Les pauvres à genoux, les suppliants pliés ;
Les armes de Jésus c’est la belle jacinthe

Posée en un tapis dans une belle enceinte,

Plus douce que la laine et plus souple et mieux teinte ;
Les armes de Jésus c’est la cloche qui tinte

Pour les sept sacrements, c’est l’ordre et la contrainte,

Et le dessin fidèle et l’image bien peinte ;
Les armes de Satan c’est la cloche qui tinte

Pour le feu de l’enfer, c’est la ville contrainte

À passer par le sort, c’est toute âme repeinte
Avec un faux pinceau, c’est toute règle enfreinte

Au nom de quelque règle et toute foi restreinte

Au nom de quelque maître et toute ville ceinte
D’un rempart frauduleux et toute fleur déteinte

À force de pleuvoir et toute flamme éteinte

À force de brûler, toute infortune atteinte
Au seuil de toute mort et la morne complainte

Au long de toute vie et l’éphémère empreinte

De nos pas sur le sable et la mortelle étreinte
Des deux amants impurs : le corps, l’âme contrainte ;

Les armes de Satan c’est la ruse et la feinte,

L’épouvante, l’envie et la graisse qui suinte,
Et le double concert des asthmes et des quintes,

Et les cœurs compliqués et les soins et les craintes

Et les cœurs contournés comme des labyrinthes ;
Les armes de Jésus c’est l’éternelle empreinte

De ses pas sur le sable et l’immortelle étreinte

Des deux époux très purs : le corps et l’âme astreinte ;
Les armes de Jésus c’est la faim assouvie,

C’est le corps glorieux, ce n’est pas la survie,

C’est l’éternelle table abondamment servie ;
Satan c’est la vengeance elle-même assouvie,

Les armes de Satan c’est une horlogerie,

Un chef-d’œuvre d’adresse et de serrurerie ;
Mais la clef c’est Jésus et Jésus est la porte,

Et la porte du ciel ne se prend qu’à main forte,

Et tous les serruriers resteront à la porte ;
Les armes de Jésus c’est cette grande escorte

Que Rome lui prêta, c’est la rude cohorte

Qui lui faisait honneur et c’est la croix qu’il porte ;
Les armes de Satan sont de la même sorte,

Car c’est la même Rome et c’est la même escorte

Et la même cohorte et la même mer Morte ;
Les armes de Jésus c’est qu’il nous réconforte

En notre déconfort et c’est qu’il nous reporte

Au premier paradis et c’est qu’il nous apporte
Le pardon de son père et c’est qu’il nous emporte

Au dernier paradis et c’est qu’il nous déporte

De l’exil du péché vers ce qui seul importe
Et c’est notre salut et c’est qu’il nous transporte

Au royaume de grâce et c’est qu’il nous supporte,

Nous et notre péché cette immense mainmorte
Qu’il porte sur l’épaule et c’est qu’il nous exhorte

Par son silence même et qu’il frappe à la porte

Et que l’homme est au vent comme la feuille morte ;
Les armes de Satan c’est la même mainmorte,

Le même désarroi, c’est qu’il nous déconforte

En notre réconfort et c’est qu’il nous reporte
Au péché d’origine et c’est qu’il nous rapporte

Le mépris du pardon et c’est qu’il nous remporte

À la science du mal et qu’il nous redéporte
Vers la terre du bagne et qu’il nous retransporte

Au ténébreux royaume où lui-même supporte

Le poids de tout un monde et c’est qu’il nous exhorte
Par les beaux compliments et qu’il gratte à la porte,

Et que l’homme est léger comme la feuille morte

Et comme elle pourrit sous les pieds du cloporte ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est un solide ancrage au beau milieu du port,

Et c’est le grand partage au beau milieu du sort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est un heureux mouillage en plein milieu du port,

C’est le grand héritage en plein milieu du sort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est le bon voisinage en plein milieu du port

Et le pèlerinage en plein milieu du sort ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est le compagnonnage en plein milieu du port,

Et c’est l’appareillage en plein milieu du sort ;
Les armes de Satan ce sont les sept péchés,

Et la mirauderie avec les airs penchés,

Et les honteux ressorts savamment déclenchés ;
Les armes de Jésus ce sont les trois Vertus,

Et les torses courbés et les reins courbatus,

Et les galériens battus et rebattus ;
Les armes de Satan c’est la méthode torte,

Le sang de l’oreillette et le sang de l’aorte,

Le sang du ventricule et de la veine porte ;
Les armes de Jésus c’est tout le sang du cœur,

Le sang de la victime et le sang du vainqueur,

Le sang du noble cerf et le sang du piqueur ;
Les armes de Satan ce sont les sept péchés

Embarqués quatre à quatre et mollement couchés

Dans la folle galère aux dais empanachés ;
Les armes de Jésus c’est la barque de Pierre,

Qui toujours fluctuante et toujours batelière,

Racle de ses filets le fond de la rivière ;
Les armes de Jésus c’est la barque de Pierre,

C’est le vieux pêcheur d’homme assis sur son derrière,

Dépeuplant l’Océan, le lac et la rivière ;
Les armes de Jésus c’est les sept sacrements

Dans la barque de Pierre et les sept bâtiments

Qui suivent par derrière et les sept monuments
Qui ne périront point, les sept couronnements,

Qui sont les sept douleurs, les sept fleuronnements

De l’arbre de la grâce et les sept firmaments ;
Les armes de Jésus c’est cette unique nef

Gouvernant au plus près sous cet unique chef,

Toujours en plein péril et toujours sans méchef ;
Les armes de Jésus c’est cet unique fief,

Tenu par un seul homme armé de quelque bref,

Toujours en plein péril et toujours sans grief ;
Les armes de Jésus c’est l’éternelle peine

Assise au creux du lit de toute race humaine

Et la mort est aux mains de toute châtelaine ;
Les armes de Jésus c’est la grande semaine

Qui part du lundi saint, c’est la grande neuvaine

Qui part du trois janvier et c’est la barque pleine ;
Les armes de Jésus c’est cette unique nef,

Le bateau vers l’écluse amarré dans le bief,

Le bateau charpenté par le vieux saint Joseph ;
Mais c’est aussi Jacob et le premier Joseph,

Moïse sur le Nil dans une étroite nef,

Et le peuple de Dieu gouverné derechef ;
Les armes de Jésus c’est le sang de sa veine

Et le sang de son cœur, les sanglots de sa peine

Et l’immense sanglot de toute race humaine ;
Les armes de Satan c’est la sourde gangrène

Et l’obscur mal de tête et la lourde migraine

Et l’orgueil et l’ivraie et la mauvaise graine ;
Les armes de Jésus c’est la double prière,

L’une marchant devant, l’autre marchant derrière,

Comme lui matinale et vers lui journalière ;
Les armes de Jésus c’est la double prière,

L’une arrivant devant, l’autre avançant derrière,

Comme lui vespérale et vers lui journalière ;
C’est aussi le secret, la prière nocturne,

L’immuable regret dans un cœur taciturne,

Et la mort de l’amour et la cendre dans l’urne ;
Les armes de Jésus, c’est l’angélus du soir

Et celui du matin, le calme reposoir

Dans la procession, l’éclatant ostensoir
Balancé sur les fronts comme un soleil ardent ;

Les armes de Satan c’est la griffe et la dent,

Le nez mal retroussé, le regard impudent ;
Les armes de Jésus c’est le calme du soir,

C’est la procession assise au reposoir

De feuilles et de fleurs, c’est le lourd ostensoir
Levé dessus les fronts comme un soleil levant,

Les armes de Jésus c’est la pluie et le vent

Qui souffle sur la nef et c’est le cœur fervent ;
C’est le fruit qui mûrit aux planches du dressoir,

C’est l’enfant qui se couche et qui vous dit bonsoir

Et s’endort en priant, c’est le lourd ostensoir
Haussé dessus les fronts comme un soleil couchant,

C’est le souple vallon, c’est le coteau penchant,

L’église dans la plaine et la prose et le chant ;
C’est la grappe giclant sous l’énorme pressoir,

C’est l’étang répandu dessus le déversoir,

C’est l’encens balancé dans le lourd encensoir ;
Les armes de Satan c’est l’écu trébuchant,

Le propos alléchant, le souffle desséchant,

La plaine sans église et l’ortie et le champ ;
Les armes de Jésus c’est l’écuyer tranchant,

Le bon et le méchant, le beau vaisseau marchand,

L’église sur la plaine et l’homme sur le champ ;
Les armes de Jésus c’est la belle marraine

Et c’est le beau baptême et c’est la belle étrenne

Et l’avoine et le seigle et c’est la bonne graine
Et c’est le séneçon et c’est les sept péchés

Par la contrition et les nœuds relâchés

Du filet de Satan et les cordons tranchés ;
Les armes de Satan c’est les sept débauchés,

Et c’est le prince– évêque et les sept évêchés,

Et les tentations courant sur les marchés ;
Les armes de Jésus c’est sept cents évêchés,

Et c’est le pape– évêque et cent archevêchés,

Et l’esclave et l’enfant vendus sur les marchés ;
Les armes de Jésus c’est sa tête penchée,

Son coude, son genou, son épaule écorchée,

Son estomac, ses reins, sa hanche démanchée ;
Sa barbe, ses cheveux, ses habits arrachés,

Sa poitrine, ses bras, ses poignets attachés,

Les plus savants ressorts à l’instant décrochés ;
C’est dans le vieux Paris la foule endimanchée

Le dimanche matin, c’est la soif étanchée

Au calice d’or pur, la pauvresse penchée
Sur une plus pauvresse et c’est l’amour cachée

Dans l’âme la plus pauvre et la douleur couchée

Dans le lit de tout homme et toute orge fauchée ;
Les armes de Jésus c’est toute onde épanchée

Dans un gosier de fièvre et toute âme ébauchée

Au coin de toute lèvre et toute fleur jonchée
Au pied des pieds saignants et toute arme ébréchée

À force de servir et la tige ébranchée

À force de produire et la paille hachée ;
Les armes de Jésus c’est l’amour et la peine,

Et l’amour est aux mains des suppôts de la haine,

Et la mort est aux mains de toute châtelaine ;
Les armes de Jésus c’est la vie et la mort,

C’est le fleuve fécond, c’est l’éternel apport

De vase et de limon en plein milieu du port ;
Les armes de Jésus c’est ce gamin qui dort,

C’est la honte et la peine et son frère le sort,

Et l’amour est aux mains des suppôts de la mort ;
Les armes de Satan c’est la sensiblerie,

C’est censément le droit, l’humanitairerie,

Et c’est la fourberie et c’est la ladrerie ;
Les armes de Satan c’est la bête lâchée,

Le déshonneur gratuit, la honte remâchée,

Le troupeau mal conduit, la terre mal bêchée ;
Les armes de Satan c’est le membre arraché,

Le bourgeon retranché, le rameau détaché,

Le bœuf aiguillonné, le cheval cravaché ;
Les armes de Jésus c’est la haute terrasse

D’où retombe en jet d’eau la source de la grâce,

Et la vasque au flanc grave et le sang de la race ;
Les armes de Satan c’est la basse menace

Aux coins de toute lèvre et la gluante trace

Que laisse sur la fleur la visqueuse limace ;
Les armes de Satan c’est un esprit pointu,

C’est le corps en lambeaux, c’est le cœur combattu,

Le bourreau mal payé, le procès débattu ;
Les armes de Jésus c’est le cœur combattu,

C’est le corps tout entier et la même vertu

Et la grappe écrasée et le froment battu ;
Les armes de Jésus c’est le grain sous la meule,

Le raisin sous la presse et l’oiseau dans la gueule,

Et le fils dans le père et l’enfant dans l’aïeule ;
Mais Satan le regarde et ce vil vermisseau

A juré d’étouffer sous l’ombre et le boisseau

La lumière et la lampe et la plaine Monceau ;
Les armes de Satan c’est une gagerie,

C’est sa forfanterie et son effronterie,

Et c’est le philologue et sa quincaillerie ;
Les armes de Satan c’est notre servitude,

C’est notre hébétement, notre longue habitude

Et la nuit et la veille et la lampe et l’étude ;
Les armes de Jésus c’est la béatitude

Et c’est la parabole et la mansuétude

Et c’est quand il pleura sur cette multitude ;
Les armes de Satan c’est notre quiétude

Et c’est le théorème et c’est la certitude,

Le pouvoir, le savoir et la décrépitude ;
Les armes de Jésus c’est le tranchant du sort,

C’est ce point sur le glaive où la vie et la mort

Déjouent le corps et l’âme en plein milieu du port ;
Les armes de Jésus c’est notre inquiétude,

L’axiome, la règle et notre incertitude,

Le devoir, le pouvoir et la vicissitude ;
Les armes de Jésus c’est notre servitude,

C’est toute solitude et toute plénitude,

Et notre turpitude et notre lassitude ;
Les armes de Satan c’est la criaillerie,

Le vote, le mandat et la suffragerie,

Et l’avocasserie et la haranguerie ;
Les armes de Jésus c’est sa sollicitude,

Et notre ingratitude et son exactitude,

Et la similitude et toute rectitude ;
Les armes de Satan c’est pure vanterie,

C’est du vieux bric à brac, de l’antiquaillerie,

Du fabriqué, du faux, de la ferronnerie ;
Les armes de Satan c’est le fruit défendu,

C’est le meurtre d’Abel, c’est le sang répandu,

C’est Judas dépendu, c’est Judas rependu ;
Les armes de Satan c’est le filet tendu,

C’est le propos douteux et le sous-entendu,

Et toute controverse et tout malentendu ;
Les armes de Satan c’est Jésus-Christ vendu,

C’est les trente deniers, c’est Joseph descendu

Au fond de la citerne et captif revendu ;
Les armes de Satan c’est la race perdue,

C’est le lacet tressé, c’est la corde tordue,

Toute chair assaillie et toute chair mordue ;
Les armes de Satan c’est tout le résidu

Et la lie et l’écume et c’est l’individu

Et c’est le commentaire et le compte rendu ;
Les armes de Satan c’est toute dette due

Irrémissiblement, la honte suspendue,

Et par son gouverneur toute ville rendue ;
Les armes de Jésus c’est Satan confondu,

Tout fossé remparé, tout rempart défendu,

Tout terrain regagné sur le terrain perdu ;
Et la dette remise et la dette rendue

Par le frère à son frère et la brebis perdue

Et toute âme assaillie et toute âme mordue ;
Les armes de Jésus c’est la nuit répandue

Pour le repos de l’homme et la ferme vendue

Pour payer les impôts et la brebis tondue ;
Les armes de Jésus c’est la neige fondue

Au soleil du printemps, la hache suspendue

Au jour du jugement et c’est l’âme éperdue
De son indignité, c’est la grande étendue

Et l’arbre de Noël et la bûche fendue

Et c’est depuis Adam la nouvelle attendue ;
Les armes de Jésus c’est la bonne aventure,

Et c’est le Créateur créant la créature,

Et le sceau du Seigneur mettant la signature ;
Les armes de Satan c’est la caricature

Et la contrefaçon de toute signature

Et l’homme jugeant l’homme et la magistrature
Assise au tribunal, c’est la lettre surie,

La littéralité morne et déjà pourrie,

Les armes de Satan c’est la chancellerie ;
Les armes de Satan c’est la plaisanterie,

Cette sauce tournée et c’est l’hôtellerie

Pour les mauvais passants et c’est l’ivrognerie
Les coudes sur la table et la clabauderie

Et la ribauderie et la maussaderie

Et la badauderie et la nigauderie ;
Les armes de Jésus c’est la charpenterie,

L’établi, la varlope et la menuiserie,

La scie et le rabot et l’ébénisterie,
Le denier de la veuve et le bon ouvrier ;

Les armes de Satan c’est le vil usurier,

L’armurier, le guerrier, le manufacturier ;
Les armes de Satan c’est la truanderie,

Le mauvais compagnon, la camaraderie,

Le mauvais camarade et la cafarderie
Et le mauvais garçon ; c’est le regard oblique

Jeté sur le voisin, le peuple famélique

Sous la bombance énorme et pantagruélique ;
Les armes de Jésus c’est la foi catholique

Enchâssée à prix d’or, la ronde basilique,

Et c’est la paix publique et la sainte relique ;
Les armes de Satan c’est tout ce qui complique

La très simple existence et c’est quand il implique

L’innocent dans le crime et dans le diabolique ;
Les armes de Jésus c’est le cèdre biblique,

La salutation, la ferveur angélique,

L’annonciation de l’ère évangélique ;
Les armes de Satan c’est sa ruse et sa clique

Et sa claque sournoise et méphistophélique,

Et sa noise en sourdine et machiavélique ;
Les armes de Jésus c’est le léger caïque

De Pierre sur le lac, c’est l’archange archaïque

Fermant le paradis, c’est la foi judaïque
Et la première loi, c’est la race hébraïque

Et le tronc d’Israël, et c’est la mosaïque

De la vertu des clercs, de la vertu laïque ;
Les armes de Jésus c’est la loi mosaïque,

Les dix commandements au peuple liturgique,

Et qu’il n’a point rayés de Rome apostolique ;
Les armes de Jésus c’est la mort héroïque

Du martyr dans l’arène et la douceur stoïque

Du saint et c’est aussi la vertu prosaïque ;
Les armes de Satan c’est la courbe saïque

Souple vaisseau de charge et c’est l’art chaldaïque

Et la vertu du riche et du pharisaïque ;
Et c’est l’aigre réplique et le somnambulique,

Et le cyrénaïque et l’aristotélique,

Et le pire de tout c’est bien quand il explique ;
Les armes de Jésus c’est l’ardente supplique

Du pauvre au gouverneur, c’est le parabolique,

Et c’est les huit bonheurs sous Rome apostolique,
Et c’est le roi de France et c’est la république

Et c’est le bref du pape et la lourde encyclique

Parmi les deuils privés et la vertu publique ;
Les armes de Satan c’est le vil publicain,

Le percepteur de Rome et le fieffé coquin

Qui berne l’honnête homme et qui fait le faquin ;
L’avare péager, le servile sequin,

L’infidèle berger, le manteau d’Arlequin

De vice et de vertu, le grossier mannequin
Qui fait peur aux moineaux, le rude casaquin

Sur l’armure de guerre et le lourd troussequin

Sur le cheval de guerre et l’ennuyeux pasquin ;
Les armes de Jésus c’est le Samaritain,

Le blessé recueilli, le pauvre franciscain,

Les armes de Jésus c’est le républicain ;
Les armes de Satan c’est le faux symbolique,

La pierre en comprimé, le marbre en majolique,

(La pierre de Jésus, c’est le pur pentélique) ;
Les armes de Satan c’est toute hyperbolique,

Le masque de Satan c’est toute bucolique

Modulant sous le hêtre une pure idyllique ;
Les armes de tous deux c’est le mélancolique,

Soit qu’il soit descendu du vieux cèdre biblique,

Soit qu’il soit remonté de jeune république ;
Les armes de Satan c’est toute idolâtrie,

Tout réassortiment, toute replâtrerie,

Tout fatras, tout raccord, toute folâtrerie ;
Les armes de Jésus c’est culte de doulie

Ou d’asservissement, c’est culte de latrie

Ou d’adoration, c’est culte de patrie
Ou de terre natale ; et démonolâtrie

Retourne vers Satan avec zoolâtrie,

Avec psychiâtrie, avec chimiâtrie,
Avec l’ergot du seigle et les autres caries,

Et les phylloxéras et les vignes flétries,

Et les puits desséchés et les races taries ;
Les armes de Jésus c’est la pauvre monture,

L’ânon de cette ânesse et c’est la courbature

De ses reins bâtonnés et c’est la sépulture
Dans un caveau prêté, c’est l’agneau sans pâture,

C’est la barque de Pierre errante et sans mâture

Et le préteur de Rome et c’est la préfecture
Et le préfet de Rome et cette humble toiture,

Ce chaume au ras du sol et l’unique voiture

Avec un seul cheval et la vieille clôture
En mauvais fil de fer et la progéniture

Attendant sous la lampe une humble nourriture,

Espérant vaguement un pot de confiture ;
Les armes de Satan c’est cette dictature

De ces sept qui sont sept sur la même monture,

Sur un cheval pourri tenus par la ceinture ;
Les armes de Jésus c’est la sainte Écriture

Depuis le premier livre et c’est toute droiture

Depuis le premier pas et c’est toute armature
Tenant son homme roide et c’est toute ossature

Tenant son homme ferme et toute architecture

Tenant la maison pleine et basse de stature ;
Les armes de Satan c’est le mauvais docteur,

(Mais en est-il de bons ?), c’est le mauvais acteur

Qui joue à contre sens et le mauvais lecteur
Qui lit à contre texte et c’est le détracteur

Qui détracte et détraque et le simple électeur

Qui rétracte et qui vote et le morne inspecteur
Qui regarde et surveille et le dur directeur

Qui regarde et gouverne et le lourd protecteur

Qui regarde et qui pèse et qui fait le recteur ;
Les armes de Satan c’est le contradicteur

Qui dit d’abord : Mais non, c’est l’antique licteur

Et l’antique faisceau, c’est Satan destructeur ;
Les armes de Satan c’est Satan constructeur

Du satané parvis, c’est Satan conducteur

De l’homme vers sa perte et Satan rédacteur
De la fausse nouvelle et c’est tout abstracteur

De la cinquième essence et tout contrefacteur

Qui sera poursuivi, c’est Satan collecteur
D’impôts pour son État, c’est Satan correcteur

Dans son mauvais journal, et traître traducteur

Dans son mauvais patois, et fourbe producteur
De produits frelatés, brillant introducteur

Au royaume d’enfer, décevant instructeur

De mauvaise recrue et sinistre amateur
D’art pour ses collections et savant armateur

De naufrage et superbe et docile imposteur,

Les armes de Satan c’est Satan séducteur ;
Les armes de Satan c’est la sévère cotte

De maille et c’est aussi le regard qui clignotte

Sous la lourde visière et sous la bourguignotte ;
Les armes de Jésus c’est la race future,

C’est le riche missel, c’est la miniature,

Et le ciel et l’enfer et la terre en peinture ;
Les armes de Satan c’est la mésaventure,

Le traître couronné, la mauvaise lecture,

Les armes de Satan c’est la littérature ;
Les armes de Jésus c’est noblesse et roture

Égales vers sa face et la belle sculpture

Au portail de l’église et la fine moulure ;
Les armes de Jésus c’est la riche tenture

Devant le tabernacle et la rouge teinture

De la robe du prêtre et des croix de torture ;
Les armes de Satan c’est toute conjecture

Maraudant sur le texte et c’est toute imposture,

Toute note au crayon, toute maculature ;
Et c’est toute leçon qui n’est pas la lecture,

Et c’est toute façon qui n’est pas la facture,

Et c’est toute moisson qui n’est pas drue et dure ;
Et c’est toute prison qui n’est pas la capture,

Et toute liaison qui n’est pas la rupture,

Toute cendre, tout feu qui n’est pas feu qui dure ;
Les armes de Satan c’est la désinvolture,

C’est la fausse élégance et toute conjoncture

Où l’homme droit est mis en oblique posture ;
Les armes de Satan c’est la fausse culture

Qui sème le chiendent et c’est la couverture

Volée au vieux cheval et c’est toute ouverture
Que l’on n’a pas ouvert et toute fermeture

Que l’on n’a pas fermée et toute quadrature

Que l’on n’a pas quarrée et c’est toute arcature
Que l’on n’a pas arquée et c’est toute rature

Au milieu de la page et toute ligature

Qui n’est pas pour la greffe et toute horticulture
Qui n’est pas pour la fleur, toute arboriculture

Qui n’est pas pour le fruit, toute viticulture

Qui n’est pas pour le vin, c’est toute agriculture
Qui n’est pas pour le blé, c’est toute apiculture

Qui n’est pas pour le miel, toute sylviculture

Qui n’est pas pour le bois et c’est toute bouture
Qui n’a pas pris racine et c’est toute mouture

Qui n’est pas du moulin et toute portraiture

Qui n’est pas le modèle et toute investiture
Qui ne vient pas de Dieu, c’est le point de suture

Quand il est mal cousu, c’est la judicature

D e l’homme sur un homme et la candidature
Assise en robe blanche au seuil de la préture ;

Les armes de Satan c’est la nomenclature

Et le dénombrement, c’est toute fourniture
Qui n’est pas à bon poids, c’est la belle denture

Des bêtes dans l’arène et c’est la devanture

Qui masque la maison et c’est toute jointure
Qui s’articule mal et c’est toute fracture

Qui ne se réduit pas, c’est toute contracture

Qui ne se résout pas et c’est toute structure
Qui n’est pas organique et c’est toute questure

Où l’on est candidat et c’est toute texture

Qui n’est pas de bon fil et c’est toute mixture
Qui n’est pas du bon vin et c’est toute mouture

Qui n’est pas du bon pain et c’est toute pâture

Qui n’est pas du bon grain et c’est toute clôture
Qui n’est pas de bon bois et c’est toute questure

Qui requiert à faux poids, frappe à fausse mesure,

Paie à fausse monnaie et prête avec usure ;
Les armes de Jésus c’est la législature

Des dix commandements et c’est la tablature

Des tables de la loi, c’est la nonciature
Quand le nonce est du pape et la judicature

Quand le juge craint Dieu, c’est la magistrature

Quand elle est magistrale et la cléricature
Quand le clerc est prudhomme et c’est la prélature

Quand l’évêque est Aignan ou saint Bonaventure

Ou saint Côme ou saint Loup, la sacrificature
Quand c’est lui la victime et c’est toute vêture

Qui vêt l’âme et le corps et c’est toute tonture

Qui n’écorchera pas la faible créature ;
Les armes de Jésus c’est la belle paroisse

Assise au cœur de France et c’est la noble angoisse

Du curé soucieux que son troupeau recroisse ;
Les armes de Jésus c’est la belle provende

Éparse au râtelier, c’est le thym, la lavande,

Et la rose et l’œillet et la souple guirlande ;
Les armes de Jésus c’est le bon voisinage

Entre les pauvres gens, c’est le pauvre village

Et l’église au milieu, c’est le compagnonnage
Entre bons compagnons, c’est le pèlerinage

Entre bons pèlerins, c’est le pauvre ménage

Entre l’homme et la femme et le long mariage ;
Les armes de Jésus c’est les enfants bien sages

Assis au coin du feu, c’est les belles images

Qu’on voit sur les vitraux et c’est les trois rois mages ;
Les armes de Satan c’est les magiciens

Et la magicerie et les faux entretiens

Et les libres discours au conseil des anciens ;
Les armes de Jésus c’est la pauvre famille,

Les frères et la sœur, les garçons et la fille,

Le fuseau lourd de laine et la savante aiguille ;
Les armes de Jésus c’est tous les cœurs païens :

Pourvu qu’on les baptise et les rende chrétiens,

Il en fait les plus purs de tous ses paroissiens ;
Les armes de Jésus c’est tous les plébéiens

A moins qu’on les courtise et les rende vauriens,

Il en fait les plus durs de ses fermes soutiens ;
Les armes de Jésus c’est les bons citoyens

Quand la grâce les prend par ses secrets moyens,

Il en fait les plus sûrs de ses curés doyens ;
Les armes de Jésus c’est la docilité,

C’est la foi, l’espérance et c’est la charité,

C’est la femme et l’enfant et la fidélité ;
Les armes de Jésus c’est la fragilité,

C’est la vertu civique et c’est la liberté,

C’est la femme et l’enfant et c’est la pauvreté ;
Les armes de Jésus c’est la simplicité,

C’est la paix éternelle et c’est dans la cité

Tout un fleuve de grâce et d’efficacité ;
Les armes de Jésus c’est la nécessité

Du travail et du pain et c’est dans la cité

Tout un fleuve de grâce et de félicité ;
Les armes de Jésus c’est la sagacité,

Le pardon de l’offense et c’est dans la cité

Tout un fleuve de grâce et de vivacité ;
Les armes de Jésus c’est la mendicité

Du dernier misérable et c’est dans la cité

Tout un fleuve de grâce et de ténacité ;
Les armes de Satan c’est le chemin tortu,

Le sentier dérobé, le cheval abattu

Les quatre fers en l’air et le mulet têtu ;
Les armes de Satan c’est la fausse tendresse

Couchée au lit de l’homme et la molle paresse

Qui dort le long du jour et se désintéresse
Du pauvre et de l’enfant et c’est la charmeresse

Avec ses mots savants et la devineresse

Et sa vieille grimace et c’est l’enchanteresse
Avec ses vieux onguents et c’est la sécheresse

Du cœur et c’est la vraie et c’est la fausse adresse

De l’homme très malin ; c’est l’homme qui transgresse
Les vieilles lois de l’homme et c’est l’homme qui tresse

Le chanvre du gibet et l’homme qui progresse,

Les armes de Satan c’est l’homme qui s’engraisse
Du sang du malheureux, le serpent qui redresse

La tête et c’est aussi le vigneron qui presse

La grappe et fait jaillir le vin doux et l’ivresse ;
Les armes de Jésus c’est toute forteresse

Qui tient et c’est la noble et la pure caresse

De la mère à l’enfant et c’est la maladresse
De l’homme pas malin et la sourde tendresse

De la mère à la fille afin que reparaisse

En cette enfant naissante une même tendresse
Et dans le temps futur une même caresse

Et ce même regard et cette même tresse

Blonde qui fleurira, cette même détresse
Qui sera consolée, et cette âme pauvresse

Et dans le dernier temps une même allégresse ;

Les armes de Jésus c’est l’homme qui s’adresse
Directement à Dieu, c’est l’homme qui s’adresse

À quelque saint patron, c’est l’homme qui se dresse

Contre l’iniquité, c’est l’homme qui s’empresse
À panser le blessé, c’est la fraîche compresse

Sur la cuisante plaie et l’homme qui s’engraisse

De sanglots et de pleurs, de peine et de détresse,
Et d’un regret plus beau que la même tendresse,

Et l’arme aux mains de l’ange ardente et vengeresse

Au seuil du paradis avant que comparaisse
L’âme toujours chassée et toujours chasseresse,

L’âme toujours esclave et ensemble maîtresse,

L’âme toujours enfant et toujours pécheresse ;
Les armes de Jésus c’est la lettre et l’esprit

Mais c’est l’esprit qui mène et l’esprit qui nourrit,

Et la lettre n’est là que comme un mot d’écrit ;
Les armes de Jésus c’est la lettre et l’esprit,

C’est le père qui gronde et l’enfant qui sourit,

C’est le Père et le Fils et c’est le Saint-Esprit ;
La lettre est ce qui tue et l’esprit vivifie,

Et la lettre est la mort et l’esprit est la vie,

Et la lettre est l’orgueil et la lettre est l’envie ;
C’est l’esprit qui commande et la lettre qui sert,

C’est l’esprit qui demande et la lettre qui perd

Et c’est l’esprit qui sauve et prêche en plein désert ;
C’est l’esprit qui gouverne et l’esprit qui conduit

L’homme vers un seul point et la lettre qui suit

Vers la lampe de l’ogre et c’est l’esprit qui cuit
Le pain quand il est chaud, c’est l’esprit qui déduit

Jésus du vieil Adam et derechef induit

Israël en Jésus que la lettre réduit ;
C’est l’esprit qui combat et la lettre qui fuit,

C’est l’esprit qui travaille et l’esprit qui produit

La paille, le bon grain, la feuille, le bon fruit ;
Et la lettre n’a jamais fait qu’un peu de bruit,

C’est elle qui séduit et c’est elle qui nuit,

Et la lettre et l’esprit c’est le jour et la nuit ;
Mais l’esprit et la lettre est la nuit et le jour,

Les armes de Jésus c’est l’honneur et l’amour

Et le roi dans son camp et le roi dans sa cour ;
Les armes de Jésus c’est le feu dans le four,

La pâte et le levain et c’est le pain du jour,

Et c’est le roi David retiré dans sa tour ;
Les armes de Jésus c’est tout homme proscrit

Qui sera rappelé, c’est le jeune conscrit

Qui sera convoqué, c’est le jeune homme inscrit
Sur le livre éternel et c’est le cœur contrit

Qui sera fomenté, c’est le billet souscrit

Qui sera présenté, c’est le bonheur décrit
Un jour sur la montagne et l’honnête rescrit

De par le roi du ciel et le pardon prescrit

Par la nouvelle loi, c’est Dieu même transcrit
De Moïse en Jésus, c’est Satan circonscrit,

C’est tout ce qu’il fallait pour que Jésus souffrît,

Les armes de Jésus c’est surtout Jésus-Christ ;
C’est tout ce qu’il fallait pour que Jésus ouvrît

La porte du tombeau, pour que Jésus offrît

Le premier sacrifice et qu’il rendît l’esprit ;
C’est tout ce qu’il fallait pour que Jésus couvrît

Le pécheur devant Dieu, pour qu’il redécouvrît

Le chemin du salut et pour qu’il entreprît
De remonter la pente et pour qu’il se reprît

Et qu’il reprît le monde et pour que l’homme apprît

Le chemin difficile et pour qu’il désapprît
La route sans cailloux et pour qu’un jour en Gaule,

D’autres soldats romains, le manteau sur l’épaule,

Le torse bien moulé dans leurs lames de tôle,
Chevauchant par la route épaisse comme un môle,

La lance entre les doigts comme on tient une gaule,

Un jour en plein hiver sous la neige du pôle,
Le long des blancs bouleaux, le long du même saule,

Voyant un vagabond, quelque échappé de geôle,

Un autre centurion, de ceux que Rome enrôle,
Du manteau militaire enfin se découvrît ;

C’est tout ce qu’il fallait pour que l’homme s’éprît

Du seul amour qui dure et pour qu’il se déprît
Du seul amour qui passe et pour qu’il se méprît

Comme il faut se méprendre et qu’alors il comprît

Tout ce qu’il faut comprendre et qu’alors il en prît
Tout ce qu’il faut en prendre et qu’alors il surprît

Le secret mal gardé, le secret manuscrit

Qui n’est pas dans la lettre et se cache en esprit ;
Les armes de Jésus c’est le chemin fleuri,

Mais plus que le printemps galamment refleuri,

C’est le sévère automne à l’instant défleuri ;
Et la fleur de Marie est la rose fleurie,

Mais plus que l’humble rose au printemps refleurie,

C’est la rose d’automne humblement défleurie ;
Les armes de Jésus c’est le vallon fleuri,

Mais plus que le printemps incessamment fleuri,

Et plus que le printemps insolemment fleuri,
Et plus que le printemps impudemment fleuri,

Et plus que le printemps effrontément fleuri,

C’est le pudique automne à jamais défleuri ;
Les armes de Jésus c’est un peuple chéri

Comme un fils qui revient, c’est un mourant guéri

Par son extrême onction, c’est un peuple aguerri
Par une juste guerre et le marin péri

Au péril de la mer, le navire atterri

Dans le recreux du port, tout un peuple nourri
De quelques poissons secs, tout un monde nourri

D’une seule victime et le raisin mûri

Pour le vin du calice et l’autre vin suri
Pour l’éponge et la lance et le vinaigre aigri ;

Les armes de Jésus c’est le levain pétri

Au milieu de la pâte et lui-même suri ;
Les armes de Satan c’est le fleuve tari,

C’est chez l’équarrisseur le cheval équarri,

C’est l’enfant affamé, c’est le pain renchéri ;
Les armes de Satan c’est le cœur mal guéri

De la vieille blessure et c’est le cœur tari

À force de saigner et le cœur mal nourri
À force de jeûner, c’est tout ce qui tarit,

C’est tout ce qui périt, tout ce qui dépérit,

Et tout ce qui surit et tout ce qui pourrit ;
Les armes de Satan c’est la sève appauvrie,

C’est le sang répandu, la branche rabougrie,

Le rameau desséché, la prude renchérie ;
Les armes de Satan c’est tout ce qui flétrit,

Rapetisse, avilit, injurie, amoindrit,

C’est tout ce qui méprise et tout ce qui meurtrit ;
Les armes de Jésus c’est tout ce qui nourrit,

C’est tout ce qui boutonne et tout ce qui périt

Aux jardins de Touraine et tout ce qui mûrit ;
Les armes de Jésus c’est un cœur tout fleuri,

Plus que le jeune cœur au printemps refleuri,

C’est le cœur à l’automne à jamais défleuri ;
Les armes de Satan c’est la paix et la guerre,

Les peuples éventrés, les sacrements par terre,

La honte, la terreur, la rage militaire ;
Les armes de Jésus c’est la guerre et la paix,

Les peuples respectés et les derniers harnais

De guerre suspendus aux frontons des palais ;
Les armes de Satan c’est l’horreur de la guerre,

Les peuples affolés, Jésus sur le Calvaire,

Le sang, le cri de mort, le meurtre volontaire ;
Les armes de Jésus c’est l’honneur de la guerre,

Les peuples rétablis, Jésus sur le Calvaire,

Le sang, le sacrifice et la mort volontaire
Pour qu’elle vît venir sous un tel étendard

De Jésus-Christ soldat contre Satan soudard,

Vers le vieux saint Étienne et le vieux saint Médard ;
Pour qu’elle vît venir par un chemin de terre,

Comme une jeune enfant qui vient vers sa grand-mère,

Par les bois de Puteaux, par les champs de Nanterre ;
Pour qu’elle vît venir ardente et militaire,

Obéissante et ferme et douce et volontaire,

Sur Boulogne et Neuilly, sur Puteaux et Nanterre ;
Hauturière et docile, alerte et droiturière,

Et prompte à la manœuvre et peu procédurière,

Destinée à périr comme une aventurière ;
Bien en selle en avant de sa cavalerie,

Masquant ses bombardiers et sa bombarderie,

Traînant comme un réseau sa lourde infanterie ;
Ameutant ses tambours qui battaient pour la messe,

Gourmandant ces brigands qui couraient à confesse,

Déférente aux trois voix qui scellaient leur promesse ;
Ayant mis les soldats au pas sacramentaire,

Ayant mis les curés au pas réglementaire,

Et logé les Vertus au train régimentaire ;
Bien allante et vaillante et sans étourderie,

Bien venante et plaisante et sans coquetterie,

Bien disante et parlante et sans bavarderie ;
Révérant les coffrets sertis de pierrerie

Où les reliefs des saints ouvrés d’orfèvrerie

Reposent sur l’autel et sur la broderie ;
Sage comme une aïeule en sa tendre jeunesse,

Cadette ayant conquis le plus beau droit d’aînesse,

Grave et les yeux plus clairs que d’une chanoinesse,
La sainte la plus grande après sainte Marie.
NEUVIÈME JOUR
POUR LE SAMEDI 11 JANVIER 1913
Comme Dieu ne fait rien que par compagnonnage,

Il fallut qu’elle vît ces mauvais compagnons,

Les Anglais (les Français), les traîtres Bourguignons

Dépecer le royaume ainsi qu’un apanage ;
Il fallut qu’elle vît ce monstrueux ménage,

Et les gibets poussant comme des champignons,

Et le mur et le toit et l’angle des pignons

Tout dégouttants du meurtre et du sang du carnage ;
Il fallut qu’elle vît tout ce maquignonnage,

Les cadavres tout nus serrés en rangs d’oignons,

Les blessés mutilés traînés sur leurs moignons,

Les morts et les mourants dérivant à la nage ;
Il fallut qu’elle vît cet horrible engrenage

Happer tout le royaume et ces mauvais garçons

Rouer vif tout un peuple et rôtir les moissons,

Sortis du menu peuple ou du haut baronnage ;
Les armes de Jésus c’est la belle marraine

Et c’est le beau baptême et les belles dragées,

Mais plus que le cortège et que les apogées

C’est le deuil et la mine et la honte et la peine ;
Il fallut qu’elle vît par ce libertinage

Dissiper ce trésor d’honneur que nous gagnons,

Et déserter le Dieu que nous accompagnons,

Comme on déserte un mort dans un pauvre village ;
Il fallut qu’elle vît par ce vagabondage

Retourner ce passé dont nous nous éloignons,

Il fallut qu’elle vît les maux que nous soignons

Monter le long de nous comme un échafaudage ;
Il fallut qu’elle vit par le faux témoignage

Démentir le propos pour qui nous témoignons,

Il fallut qu’elle vît l’urne où nous nous baignons

S’effondrer par souillure et par dévergondage ;
Il fallut qu’elle vit par tout ce maraudage

Cueillir les fruits moisis et que nous dédaignons,

Il fallut qu’elle vît la ville où nous régnons

Démantelée aux mains de tout ce chapardage ;
Il fallut qu’elle vît par tant d’enfantillage

Avilir cette foi dont nous nous imprégnons,

Il fallut qu’elle vît le sang dont nous saignons

Saigner du même cœur et du même courage ;
Il fallut qu’elle vît par un sot bavardage

Flétrir le dogme auguste et que nous enseignons,

Et qu’elle vît tarir la grâce où nous baignons,

Lustrale et baptismale, en un lourd badinage ;
Il fallut qu’elle vît par tout ce brigandage

Commettre les forfaits dont nous nous indignons,

Et les écus sonnants et que nous alignons

Fondre au creuset d’orgueil et de faux monnayage ;
Il fallut qu’elle vît par tout ce forlignage

Dégénérer la race où nous nous alignons,

Et les mots éternels et que nous soulignons

Tomber dans le silence et dans le persiflage ;
Il fallut qu’elle vît par tout ce maquillage

Fausser la signature où nous contresignons,

Et le terme et la mort que nous nous assignons

Approcher tous les jours comme un lointain rivage ;
Il fallut qu’elle vît cette jalouse rage

Assaillir la caserne où nous nous consignons,

Et la taverne infâme et que nous désignons

D’un nom injurieux déborder sur la plage ;
Il fallut qu’elle vît cette haine sauvage

Dénaturer le sort où nous nous résignons,

Et la ronce et l’ortie où nous égratignons

Nos mains s’enchevêtrer dans le jeune bocage ;
Il fallut qu’elle vît au chemin de halage

Déraciner la borne à qui nous nous cognons,

Et qu’elle vît le coin où nous nous rencoignons

Nous refuser le gîte et le pain du voyage ;
Il fallut qu’elle vît dans ce commun naufrage

Sombrer l’arche rompue et que nous empoignons,

Et qu’elle vît la grande armée où nous grognons,

(Mais nous marchons toujours), subir cet hivernage ;
Il fallut qu’elle vît par un tel sabotage

Dénaturaliser l’œuvre où nous besognons,

Et qu’elle vît l’injure à qui nous répugnons

Régner et gouverner sous figure d’outrage ;
Il fallut qu’elle vît le long du bastingage

Précipiter à l’eau l’or que nous épargnons,

Et qu’elle vît la vergue où nous nous éborgnons

Chanceler et tomber par l’effet du tangage ;
Il fallut qu’elle vît dans ce même hivernage

S’évanouir de froid l’ardeur que nous feignons,

Et qu’elle vît la peine où nous nous renfrognons

S’évanouir de mort dans un beau sarcophage ;
Il fallut qu’elle vît dans cet appareillage

S’avancer la galère où captifs nous geignons,

Et qu’elle vît la nef lourde où nous nous plaignons

Gémir dans ses haubans et ses bois d’assemblage ;
Il fallut qu’elle vît par un commun partage

Arriver justement le sort que nous craignons,

Et la loi qui nous sauve et que nous enfreignons

Exposée à périr dans ce même naufrage ;
Il fallut qu’elle vît dans le même mouillage

Sombrer le désespoir que seul nous étreignons,

Et qu’elle vît cet ordre où nous nous astreignons

Perdre ses bancs de rame et son amarinage ;
Il fallut qu’elle vît dans ce commun dommage

Plier la discipline où nous nous contraignons,

Et qu’elle vît l’astreinte où nous nous restreignons

Se détendre et crever comme un mauvais bordage ;
Il fallut qu’elle vît dans le mouvant sillage

Flotter et s’enfoncer la mort que nous ceignons,

Et qu’elle vît couler le sang dont nous teignons

Notre robe lustrale et notre enfantillage ;
Il fallut qu’elle vît par un jeu de mirage

Reculer le but fixe et que nous atteignons,

Et qu’elle vît le terme où nous nous rejoignons

Se dérober à nous en plein atterrissage ;
Il fallut qu’elle vît en plein cœur de l’orage

Brûler la chère flamme et que nous éteignons,

Et qu’elle vît les maux que nous nous adjoignons

Se coucher contre nous pour un noble servage ;
Il fallut qu’elle vît dans tout ce gribouillage

Se raidir les devoirs que nous nous enjoignons,

Et les soucis aigus et dont nous nous poignons

Nous percer jusqu’au cœur dans tout ce barbouillage
Pour qu’elle vît venir du fond de la campagne,

Au milieu de ses clercs, au milieu de ses pages,

Vers l’arène romaine et la roide montagne,
Traînant les trois Vertus au train des équipages,

Sa plus fine et plus ferme et plus douce compagne

Et la plus belle enfant de ses longs patronages.
1913

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Charles Péguy Apprenti Poète

Par Charles Péguy

Charles Pierre Péguy, né le 7 janvier 1873 à Orléans et mort pour la France le 5 septembre 1914 à Villeroy, est un écrivain, poète, essayiste et officier de réserve français. Il est également connu sous les noms de plume de Pierre Deloire et Pierre Baudouin.

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