Au Pays Latin

O terre aventureuse

Où vit la fête heureuse

Du beau rire argentin,

Pays Latin!
Dans Paris qui se blase,

Seul, pays de l’extase,

Tu gardes ta saveur

Pour le rêveur.
Tu n’as pas, dans un antre,

Des boursiers au gros ventre

Courtisant des Laïs

Jaune maïs;
Tu n’as pas, faisant halte

Sur le bord de l’asphalte,

Des troupeaux de Phrynés

Enfarinés;
Tu n’as pas, comme Asnières,

Des lions sans crinières,

Buvant à ciel ouvert

Le poison vert;
Mais tu vis, mais tu penses!

Tu songes, tu dépenses

Tes jours dans un charmant

Enchantement!
Tu dis qu’en tes demeures

Le jour n’a pas trop d’heures

Pour la pensée et pour

L’immense amour.
Loin du gouffre vorace,

Tu chéris, comme Horace,

La flamme du vin vieux

Et des beaux yeux.
Toutes les belles choses,

Les poëmes, les roses

Charment ton peuple, épris

Des grands esprits,
Et jamais il ne cesse

D’adorer la déesse

Liberté, dont l’oeil fier

Lance un éclair.
Aime, travaille, ô terre

Jeune, fidèle, austère:

L’avenir, ce témoin,

N’est pas si loin!
Terre aux ardentes sèves,

Tu feras de tes rêves,

Pour les déshérités,

Des vérités!
Mais jusque-là conserve

Tes beaux espoirs, ta verve

Et ta soif d’infini,

O coin béni!
Nul mieux que toi n’aspire

Le radieux sourire

Et le regard vermeil

Du grand soleil;
Ton parc entouré d’ombre,

C’est ce Luxembourg sombre,

Plein d’oiseaux querelleurs

Et plein de fleurs;
Tes poëtes, divine

Race, qui te devine

Et qui lit dans ton coeur

Tendre et moqueur,
C’est Hugo solitaire,

Dont la plainte fait taire

Les sanglots arrogants

Des ouragans;
C’est Leconte de Lisle,

Qui se souvient de l’île

Où fut nourri de miel

Un roi du ciel;
C’est Barbier, dont l’Iambe

En l’air éclate et flambe;

C’est Musset isolé

Et désolé;
C’est Charles Baudelaire,

Dédaigneux du salaire,

Que le sombre Oiseleur

Prit en sa fleur,
Mais dont enfin la Gloire,

Ouvrant sa tombe noire,

Après un long affront,

Baise le front!
Tes femmes, douces fées

De leurs cheveux coiffées,

Sans joyaux ni satin,

Pays Latin,
Et riant, choeur folâtre,

Du troupeau qui se plâtre

Et se met du blanc gras

Pour des ingrats,
Montrent, dans leur délire,

Les blanches dents du rire

Et les lys éclatants

De leurs vingt ans!
Ris dans la triste ville,

Cher et suprême asile

Des fécondes leçons,

Nid de chansons!
Toi seul, avril en fête,

Héraut, lutteur, poëte,

En ce temps envieux

Tu n’es pas vieux!
En vain, des sots, –qu’importe!–

Disent:  La France est morte

Pour le divin combat.

Non, son coeur bat!
Tandis que ces eunuques,

En leurs fureurs caduques,

Voudraient murer le Beau

Sous un tombeau,
Garde tes saintes fièvres

Au coeur, et sur tes lèvres

Ces mots:  Justice, jour,

Progrès, amour!

Avril 1868.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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