Les devineresses

C’est souvent du hasard que naît l’opinion,
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états : tout est prévention,
Cabale, entêtement ; point ou peu de justice :
C’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours :
Cela fut et sera toujours.
Une femme, à Paris, faisait la pythonisse :
On l’allait consulter sur chaque événement ;
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
Son fait consistait en adresse :
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait,
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passait pour un oracle.
L’oracle était logé dedans un galetas :
Là, cette femme emplit sa bourse,
Et, sans avoir d’autre ressource,
Gagne de quoi donner un rang à son mari ;
Elle achète un office, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D’une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin,
Allait, comme autrefois, demander son destin ;
Le galetas devint l’antre de la Sibylle.
L’autre femelle avait achalandé ce lieu.
Cette femme eut beau faire, eut beau dire :
« Moi Devine ! on se moque : eh ! messieurs, sais-je lire ?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par Dieu. »
Point de raison : fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux avocats.
Le meuble et l’équipage aidaient fort à la chose :
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat et sa métamorphose.
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s’en serait moqué : la vogue était passée
Au galetas ; il avait le crédit.
L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise.
J’ai vu dans le palais une robe mal mise
Gagner gros : les gens l’avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants. Demandez-moi pourquoi.

Voter pour ce poème!

Jean de La Fontaine Apprenti Poète

Par Jean de La Fontaine

Jean de La Fontaine, né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry et mort le 13 avril 1695 à Paris, est un poète français de grande renommée, principalement pour ses Fables et dans une moindre mesure pour ses contes.

Ce poème vous a-t-il touché ? Partagez votre avis, critique ou analyse !

Votre plume est une baguette magique. Faites de notre forum un lieu enchanté, à la manière de Cocteau.
S’abonner
Notifier de
Avatar
guest
0 Avis
Inline Feedbacks
View all comments

Le chien qui lâche sa proie pour l’ombre

La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf