Ma fiancée

L’épouse, la compagne à mon cœur destinée,
Promise à mon jeune tourment,
Je ne la connais pas, mais je sais qu’elle est née ;
Elle respire en ce moment.

Son âge et ses devoirs lui font la vie étroite ;
Sa chambre est un frais petit coin ;
Elle y prend sa leçon, bien soumise et bien droite,
Et sa mère n’est jamais loin.

Ma mère, parlez-lui du bon Dieu, de la Vierge
Et des saints tant qu’il lui plaira ;
Oui, rendez-la timide, et qu’elle brûle un cierge
Quand le tonnerre grondera.

Je veux, entendez-vous, qu’elle soit grave et tendre,
Qu’elle chérisse et qu’elle ait peur ;
Je veux que tout mon sang me serve à la défendre,
À la caresser de tout mon cœur.

Déjà dans l’inconnu je t’épouse et je t’aime,
Tu m’appartiens dès le passé,
Fiancée invisible et dont j’ignore même
Le nom sans cesse prononcé.

À défaut de mes yeux, mon rêve te regarde,
Je te soigne et te sers tout bas :
« Que veux-tu ? Le voici. Couvre-toi bien, prends garde
Au vent du soir, et ne sors pas. »

Pour te sentir à moi je fais un peu le maître,
Et je te gronde avec amour ;
Mais j’essuie aussitôt les pleurs que j’ai fait naître,
Implorant ma grâce à mon tour.

Tu t’assiéras, l’été, bien loin, dans la campagne,
En robe claire, au bord de l’eau.
Qu’il est bon d’emporter sa nouvelle compagne
Tout seul dans un pays nouveau !

Et dire que ma vie est cependant déserte,
Que mon bonheur peut aujourd’hui
Passer tout près de moi dans la foule entr’ouverte
Qui se refermera sur lui,

Et que déjà peut-être elle m’est apparue,
Et j’ai dit : ! La jolie enfant ! »
Peut-être suivons-nous toujours la même rue,
Elle derrière et moi devant.

Nous pourrons nous croiser en un point de l’espace,
Sans nous sourire, bien longtemps,
Puisqu’on n’oserait dire à la vierge qui passe :
Ô Vous êtes celle que j’attends. »

Un jour, mais je sais trop ce que l’épreuve en coûte,
J’ai cru la voir sur mon chemin,
Et j’ai dit : « C’est bien vous. » Je me trompais sans doute,
Car elle a retiré sa main.

Depuis lors, je me tais ; mon âme solitaire
Confie au Dieu qui sait unir
Par les souffles du ciel les plantes sur la terre
Notre union dans l’avenir.

À moins que, me privant de la jamais connaître,
La mort déjà n’ait emporté
Ma femme encore enfant, toi qui naissais pour l’être
Et ne l’auras jamais été.

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René-François Sully Prudhomme Apprenti Poète

Par René-François Sully Prudhomme

René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme, né à Paris le 16 mars 1839 et mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907, est un poète français, premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901.

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