Hymne a l’homme et à la femme

Pierre Emmanuel
par Pierre Emmanuel
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Il est nuit. Deux vantaux de bronze se referment.

Tout le cercle de l’horizon y fait écho.

Un cœur, deux cœurs le répercutent. Cela dure

Comme le branle d’un bourdon : une mesure

Qui bat et bat, serrant les tempes en étau.

Un immense tympan vient de crever là-haut,

Il pleut. Un bruit d’aplomb plus sourd qu’une muraille.

Une vulve leur sert d’abri dans le rocher

Ils s’y tassent l’un contre l’autre sur eux-mêmes

Sous le poids d’un néant gigantesque — le ciel.

Dans cet espace étroit plus rance qu’une tombe

Commence leur séjour sur terre : par la nuit.

A peine s’ils y sont distincts de la ténèbre

Où leur regard quoique béant s’opacifie.

Il fait très froid. L’horreur de s’engourdir les force

A mêler leur haleine et leurs membres, chacun

Tirant de soi cette chaleur qui manque à l’autre

Et que glacé il s’ignorait. Entre eux ainsi

S’échange un même amour que leur détresse invente

De leur manque qu’il creuse à fond et qu’il emplit

Faisant de chacun d’eux pour l’autre l’infini.

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Le zénith flamboyant blinde d’éclairs la voûte L’horizon fait des moulinets d’un bleu d’acier. C’est l’Ange : seulement visible par l’épée. La scène se réduit au sol de la caverne Et, devant, au rempart du vide où l’œil se perd Vertigineusement dans sa fixité noire Que pétrifie la gangue opaque de l’Ouvert. Ils ont le dos contre la pierre. La béance De la grotte est leur épouvante du néant. Ils sont seuls comme si le monde eût cessé d’être. Seuls l’un dans l’autre comme si toute la Vie Se limitait précairement à leur étreinte Dans ce creux que sans interstice elle remplit. Demain — mais viendra-t-il jamais? — un jour va naître S’il perce à leur travers l’éternité de nuit S’ils se conçoivent l’un de l’autre puis enfantent Chacun son autre qui lui soit absolument Le centre l’univers le souffle qu’il respire Le Nom qui nomme tout et demeure innomé. Car l’Être s’est retiré d’eux pour qu’ils L’inventent D’eux-mêmes et du pauvre amour qui Le supplée.

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Ce qu’ils vont vivre au plus épais de ce temps nul C’est la gestation apparemment sans terme De l’homme en eux qui ne naîtra qu’au dernier jour. Ils rêvent ce travail les yeux ouverts en face De leur béance dont ils sont comme l’envers Et dont le poids les presse aux flancs pour qu’ils avortent Car à quoi bon? Si seulement Dieu les guettait De sa majestueuse Absence… Mais II S’est Effacé avec tout son œuvre : et sauf eux-mêmes En cet antre, rien ne rappelle qu’il créa. Ainsi toute raison qu’ils aient d’être est enclose Dans l’amande de leurs deux corps aux sexes joints. Leurs dos sont l’horizon des mondes et leur souffle Bouche à bouche se renouvelle comme l’air Et dans leurs yeux aveuglément de grands vents passent Spasmodiques, du fond du songe. Ils font gémir La chair confuse où se chevauchent des latences Qu’une lame de fond soulève — l’Avenir. Leur couple y danse indestructible (bulle ou spore) Au-dessus d’un chaos dont il ne sait encore Quel écho abyssal s’y donne son désir.

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Nus dans le Rien, n’ayant de témoin que leur peau Ils se serrent pour se réchauffer l’un à l’autre Et d’être nus leur est un refuge, le seul Élément qui subsiste et résiste au néant. Leur nudité met en partage une tendresse Dont la distance du regard les eût privés Et la honte, cette science qu’ils acquirent D’un éblouissement trop fort, fauteur de nuit. Nuit qui fait grâce : plus de honte. Leur étreinte Les confond, les pétrit, les peaux glissent, refluent Leur enseignent la soie des frissons, la coulée Des membres, la marée montante avec le sang. Les courbes et les creux, les saillies, les mollesses L’humide dans les plis, le poil, l’odeur mêlée Tout se meut, s’interroge et s’ajuste et s’esquive Tout est lierre onduleux, danse ophidienne, fût! Dans l’intervalle des soupirs et des caresses Ils se nomment : Adam, Eve. Beaux noms pareils A ce savoir naissant et double qu’ils s’inventent A ce toucher insatiable qui dissout Chacun dans son désir que l’autre soit le Tout.

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Gauchement, il a mis la main sur son épaule. Depuis qu’il prit le fruit c’est la première fois Qu’il tâte d’une chose ronde sous ses doigts Aveugles et n’osant apprendre quelle forme Les guide de l’épaule au sein si’doucement… Pourtant déjà le pouce effleure l’aréole La paume contournant un mamelon parfait En est le moule ou la mémoire qui s’attarde Puis (pour laisser la place à l’autre main) revient Sous le cou recueillir comme au creux d’un coussin La nuque abandonnée follement frêle et forte Portant la tête qu’il soulève comme on boit A la coupe et ce sont deux lèvres qu’il découvre Pulpeuses l’invitant à des saveurs goulues Qui se mêlent de bouche à bouche et lui révèlent L’humide et le muqueux dans l’herbe où ses doigts jouent Sans qu’il paraisse se douter que leur caresse S’y glisse en longs frissons d’eau vive sous la peau — C’est par eux que close d’abord plus qu’une rose La source s’humectant de sa propre rosée S’ouvre à l’homme — pour lui fermer l’envers des choses.

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L’envers des choses ! Et d’abord cette fraîcheur Ce goût de sel et de varech de la muqueuse Où la face de l’homme enfonce, se dissout Devient presque la bouche en bas qu’elle dévore Qui la dévore, et l’appétit qui naît entre eux Ne fait qu’un gouffre qui s’affame de soi-même Mangeant son vide, sa salive, ses odeurs : Ah ! se repaître du Dedans, sentir le ventre De la femme et sa propre gorge, continus ! Mais ce n’est pas assez pour lui que la matrice Lui colle tellement aux tempes qu’il en perd Tout autre sens que de sa bouche dans ces chairs : Plus loin ! Plus outre ! Maintenant tous deux s’accordent A s’évider à s’absorber pour mettre à vif Ils ne savent au fond de quoi le Néant même Les ravalant par cette plaie dont ils sont nés Car chacun d’eux n’est qu’une plaie enfantant l’autre Pour s’en gaver jusqu’à leur consommation Ils ne sont rien que cette double succion De toutes parts ce plaisir noir qui n’est que lèvres Et les digère et les retourne à leur limon.

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Étale jusqu’à l’horizon de ses yeux clos

Eve contemple de son corps qui bouge à peine Ses profondeurs inaccessibles s’élevant Et s’abaissant à l’infini hors d’elle-même : L’onde part de son ventre et la porte aux confins D’une syncope où renversée toute en arrière Sa chevelure est la nuit lourde qu’elle sent Abyssale ployer sa nuque sous l’extase La face révulsée vers le haut par le poids. Mais l’onde tout en s’éloignant revient sur soi D’un double mouvement de moire qui éclaire Eve nocturne de frissons comme la mer. Adam la couvre d’un orage de ténèbres Dont l’éclair l’illumine au centre par instants Et c’est le vide au long de ses nerfs qui crépite D’étoiles qu’elle sent s’éteindre dans sa chair En mal voluptueusement d’une genèse : Tout se passe dans la mêlée de ces deux corps Ayant perdu toute limite l’un dans l’autre Et dont la jouissance est le gouffre commun Qu’Eve contient s’ouvrant sans borne à sa nature.

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Adam cambré se heurte-t-il à la caverne Ou touche-t-il du front la voûte du néant? Sème-t-il dans la nuit utérine son sperme Ou son regard étoile-t-il le firmament? Dans le noir leur étreinte est un chaos de rêves D’où des formes — le temps d’un souffle — émergent, fuient Leur conscience qui déjà s’évanouit. Formes pourtant d’un univers qui se modèle A l’empreinte toujours changeante de la chair Tantôt mâle tantôt femelle sur soi-même Se rêvant à son tour rêvée par l’univers. Toute énergie toute tendresse toute flamme Toute fluidité innervée de frissons Toute ductilité des corps saturés d’âme Toute leur dureté d’os, de roc, de raison Leur peau glissant sur soi l’invente, se l’enseigne Et sa caresse étant aveugle n’est bornée Par rien mais crée de toutes parts son epiderme Où la sensation devient eau, terre, vent Monde encore en partie rêvé mais qui pressent Ce qu’en deçà de leurs yeux clos capte leur face.

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Ces doigts d’homme sur les versants un peu bombés Du paysage en pente douce sous les lèvres Se répandent en lents ruisseaux de vif-argent Qui scintillent par touches brèves et tressaillent D’éclairs nerveux dans la chair d’Eve constellée. D’être passive lui révèle sa présence Intensément muette et vaste, tel un champ Dont l’horizon serait son souffle. Elle s’écoute Qui respire l’immensité de ses yeux clos Et, parfois, comme l’eau dans l’herbe, sent que vibrent Des nappes de plaisir prêt à sourdre, rêvant. Car la charrue au bord du champ n’a pas encore Entamé le sillon. Ni Adam laboureur Humé l’odeur de terre humide dans la femme. Pourtant c’est d’elle qu’à la sueur de son front Mieux que le blé les moissons d’hommes lèveront. Mais pour l’heure il joue de la glaise féminine Y modelant ici une épaule, colline Là, resserré entre les cuisses, ce vallon. Jusqu’à ce que, pris de désir pour cette argile De tout son corps il pousse en elle, lui, le soc.

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La nuit cherche la nuit pour se perdre en soi-même Sans la frontière intérieure de ces peaux Dont chacune si ardemment se frotte à l’autre Que, pour l’instant, elles les cernent d’un seul feu. Ils sont le feu mais qui n’attise que sa flamme Ne brûle rien, n’éclaire rien en dehors d’eux. Nuit et feu sont en eux étranges l’un à l’autre Elle très noire lui très rouge, contigus. Aussi longtemps que cet incendie s’alimente A la brûlure de leur même écorchement Ils n’ont de nuit que leur double éblouissement. Mais le feu gagne vers les ténèbres, vers l’âme Et, de rouge qu’il est, s’y fait sombre, pesant Déjà solide bien qu’encore incandescent Eux l’ignorent, flambant par la cime ! Il leur semble Être éternels dans le brasier qui les unit. Déjà pourtant leur cendre est cendre. Une bataille Se livre entre le feu et le feu. Celui-ci S’absorbe, s’assombrit, devient son autre en lui Y rend d’avance les amants à leur poussière A leur désir inextinguible : être enfouis.

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Ensemble ils font l’expérience du passage Forcement mutuel de la nuit par la nuit. Chaque pore en chacun cède à toute la masse De l’autre en chaque point de son corps réunie : Chacun s’ouvre à tout l’autre atome par atome En se multipliant en lui à l’infini. Tant que chacun n’aura souffert tout ce qu’ignore Son autre des douleurs qu’il souffrira jamais L’homme et la femme s’étreignant seront encore D’autant plus étrangers qu’ils le sont de plus près. Leurs bouches qui ne font à deux qu’un gouffre avide Auront beau s’entre-dévorer pour s’échanger Que sauront-ils de plus de leur distance vide Quand il n’en restera que le trou du baiser? Car ce n’est qu’en mourant chacun si loin dans l’autre Que celui-ci ne s’y rejoigne que par lui Qu’ils pourront épuiser entre eux comme deux pôles Toute distance en ses extrêmes abolie. Ce corps à corps donne l’assaut à la limite Qu’est pour l’autre chacun l’outrepassant ici Où la mort traversant la mort s’anéantit.

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Mourant de même mort leur mort n’est pas la même En elle et lui le monde meurt différemment. Elle c’est l’eau en ronds immenses s’annulant Lui leur centre s’y annulant pour les émettre. Adam retourne d’un seul spasme comme un gant Tout son être vidé en deçà de tout l’être Eve s’étale en un seul long gémissement Amplifiant le flux de vie à perte d’être. Entre leur double mort l’univers se déploie Du même mouvement dont il revient sur soi. L’abîme instantané qu’est pour l’homme la femme Il l’emplit de l’éclair qui l’y précipita Semeur de galaxies giclant sur la membrane De l’éternité vierge et noire à tout jamais Où luit et ne luit pas le germe, feu follet. Les grands cris haletants s’embrasent et s’éteignent Et chaque fois Adam meurt en Eve à nouveau Tout un éon s’épuise en eux à se rejoindre A son moment antérieur où s’abolit Leur dernier souffle que reprend à bout de mondes Le premier regretté avant qu’il soit émis.

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Non pas outre : à rebours de tout. Plus je pénètre Plus je bute : plus je m’entête à retourner. Où? Dans la nuit, seule mesure. Temps, distance Ici n’ont lieu. De l’immuable sans contour. Qu’elle ait eu un commencement ou qu’elle puisse Finir demain est un néant pour la pensée. Rien qu’elle donc les yeux immensément fermés Et moi fiché, forcé en elle. Son abîme Colle rythmique à mes côtés. Mais sous mon corps Sa violence de douceur me cède, s’ouvre Résiste, cabre le centaure ! arque les reins Pour me happer ou m’arracher dès que je feins De m’en déraciner ou de prendre racine Dans cette faim de m’engouffrer que met à vif L’intenable suspens de mon désir massif. Choir là ! Fondre dessus de tout le Poids ! J’agrippe Écorche aspire mords mange suce ma proie Bâillonnée de baisers qui n’en finissent pas D’écraser jusqu’aux dents la pulpe de nos lèvres Leur double bouche dont la salive a le goût De l’argile où le double sexe se dissout.

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L’écho se tait. Il se fait tard sur cette terre. Le ciel s’éteint avec le bronze. Nous voici Chacun seul dans les bras de l’autre : lieu précaire. Notre ombre à peine jetée hors du Paradis Nous fixait l’horizon des âges. Puis la nuit Vint murer dans nos yeux sa perspective noire Et pour l’infinité des siècles je compris Qu’au bout de ce chemin parcouru en aveugle L’homme le dos contre la porte à tout jamais Se tiendrait sur ce même seuil où je persiste Et te fais face toi ma porte à deux vantaux. Je me suis retourné d’avance pour ne faire Le premier pas dans les ténèbres hors de toi. Toute une nuit qui durera autant que l’homme Je veux tenter de te rouvrir sur l’en deçà De retrouver non point l’oasis interdite Mais ton clapotement marin au fond du Soi Matrice lisse après comme avant tous les mondes Scellement virginal afin que rien ne soit De ce qui naît de nous jusqu’à ce que s’épuise Ce désir qui est moi de m’abolir en toi.

15

Eve l’écoute en cercles concentriques. Eve N’a de mémoire de l’Êden que ce qu’elle est Le Paradis étant cette onde qui la porte Elle et ses larges yeux lointains qui font des ronds. De son désir elle est l’onde extrême : l’extase D’un mouvement sourdant de soi vers le profond Vaste de plus en plus d’échos telle une oreille Dont la corolle s’élargit avec le flot Et tandis que l’homme laboure entre ses jambes Prenant ses vagues de plaisir pour des sillons Elle contemple tout là-haut dans ses pensées Quelque chose comme une Face constellée Dont sa très lente jouissance est le halo Lente pour que sa nuit déborde inexhaustible D’ondes lui refluant de bords non advenus Ceux de son ventre qui respire avec l’espace Et sous l’homme axial s’amplifie en rythmant Le battement originel à l’œuvre au centre Qu’Adam s’obstine en elle-même à renfoncer Alors qu’Eve à chaque secousse le propage De monde en monde reculant l’éternité.

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O je gémis O je jouis O je languis

De sentir la marée monter entre mes hanches

Encore, encore… Que je flue Que je reflue

Un mouvement sans bords me peuple, comme si

J’étais tout l’océan et la bouée au centre

O encore ! Que je ne sache distinguer

Le plein de mon plaisir du bas de la marée

Tant mon ventre ne se soulève à ta rencontre

Que pour mieux se creuser sous toi de t’aspirer

O syzygie de jouissance touchant presque

Au zénith et l’instant d’après tue, retirée

Si loin, si loin, que l’ombilic se crispe au large

Et que la mer se ratatine et que le sel

A tes lèvres demeure seul quand tu les poses

Sur ma peau par son feu d’entrailles craquelée…

Lèche ma fièvre ! réamorce de salive

L’eau du tréfonds, l’impérieux raz de marée!

Moi tout arquée à la courbure de la terre

Les cheveux rejetés au gouffre, les yeux blancs

Les cuisses écartées sur la corolle étale

D’un horizon rouge de sang à l’Orient.

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De mes cuisses à mon visage avant l’aurore Il court un feu par transparence sous ma peau Où déjà le soleil miroite, non encore Levé, mais annoncé par son ombre à fleur d’eau. Ton front le capte et luit à l’aplomb de ma face Bien que tes yeux feignent toujours que c’est la nuit. L’œil rouge que je mets au monde l’illumine Qui monte énorme de mon ventre et m’éblouit D’un grand spasme que j’éternise de mon cri. Cri de mouette sur la mer ivre d’écume Offerte au ciel et dont les flancs sont l’horizon ! Toi, derrière tes cils obstinément où perle Le jour brillant comme une goutte de rosée Tu persistes sous un halo de bleu lunaire Dans ta nuit que tes rayons mêmes ont chassée. Et moi qui tiens tout mon éclat de ta clarté Je voudrais ralentir la lune sur son erre J’aime la part de l’hémisphère où sa pâleur Prolonge aux fonds terreux jusqu’à ce qu’ils s’éveillent L’illusion que la ténèbre soit le lieu Où se terrer contre le jour s’il est sans Dieu.

18

Elle déjà au grand soleil et lui encore

Dans l’ombre. Et cependant c’est lui le grand soleil

Sur elle qui s’étire au loin comme la plaine

Étend ses fleuves vers la mer à l’horizon.

Sans limite, allongeant au sol sa forme noire

Eve à l’issue de la caverne jaillit nue

Et touche d’un seul jet au zénith : et sa vue

Tout autre qu’au jardin, partout s’ouvre, la cerne

Espace qui n’est qu’elle immense, ayant perdu

Toute mesure en son ivresse que commence

Le jour, ce jour ! leur premier-né qu’elle a conçu.

Le Paradis était à l’échelle de l’arbre

Ils en cueillaient le fruit sans étendre la main.

Rien ce matin n’a plus d’échelle. Dès qu’ils bougent

Le soleil trace son orbite ou bien le vent

Des sables s’échevelle au désert. Eve aspire

La sécheresse qui lui ôte les poumons

Elle est le sable et le simoun et la distance

Chassée toujours plus loin dans le vide ! et qui doit

Ne vouloir qu’en avant de soi à toute force

Où rien n’est que le fait inane d’être là.

19

A peine s’est-elle accouchée du jour ouvrable Qu’elle empoigne les mancherons de la charrue. Le sillon qui la guide en créant l’étendue Suit l’orbe du soleil au ras du sol arable. C’est dans sa chair qu’elle y enfonce à chaque effort Son oui à cette glaise hostile qui lui colle A l’âme pas à pas comme arrachée du corps. Ce jour est le premier d’une habitude immense Qui monte en Eve à l’horizon du souvenir Comme il est le dernier d’un temps vécu d’avance Qu’elle suscite en tout ce qui doit advenir. Ses yeux bien que baissés ont pourtant pour paupières Les lointains que le soc repousse avec la terre : Qu’elle lève si peu la tête du sillon Pour s’assurer qu’il tire droit au-devant d’elle Et son front bute au ciel comme à la cire un sceau Tout ce qu’elle saura jamais du bleu sans ombre Est cette empreinte qui lui brûle le cerveau. Adam la suit, les yeux béants de tant d’espaces Frayés par elle sans daigner les mesurer : Lui les mesure à sa terreur de s’égarer.

20

II la contemple qui vieillit en ce seul jour Autant que d’âge en âge un éon de la terre. Toute la majesté des temps est dans son port Tant elle est droite à l’horizon sur la courbure De son regard vertigineux ouvrant d’aplomb Au-dessous d’elle une ténèbre sans étoiles Où tout s’en va comme si rien n’eût existé. Il la contemple belle et lisse de visage Haute du front où siège au ciel l’éternité D’être nue à midi en fait cette clairière La Vie! la Vie aux vastes rives dont l’ouvert Tente d’atténuer de bleu le vert nocturne Elle dont chaque geste est comme un cercle autour De cette immensité précaire, la lumière. Il la contemple avec son ventre un peu bombé Sans ombilic comme dut l’être l’origine Et comme elle étonnée de soi, même enfantine Sous la tangente d’un rayon au point du jour. Telle est la Mère des humains pour ce si jeune Époux entre ses bras instruit à commencer Ici et non du lieu dont ils furent chassés.

Pierre Emmanuel

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