Le pensionnat de Humming-Bird Garden

Le jardin ratissé, calme, offrait devant la haute maison ses pelouses vertes et ses allées géométriques aux jeux des petites filles. Quand je dis offrait, il eût fallu spécifier que c’était le jour. Or, il était nuit. La haute bâtisse se dressait trouée par trois fenêtres éclairées sur le fond parfaitement bleu de la nuit. À l’horizon, c’étaient des forêts animées par le frémissement du vent, retentissantes du cri des chouettes et des chats-huants, des plaintes des lapins assassinés (on trouve en tas leurs poils et leurs ossements sur le sol, au-dessous des nids de rapaces nocturnes), du travail sourd et souterrain des taupes, c’était l’océan sillonné de requins et de paquebots, croisé, non loin des côtes, par le va-et-vient des torpilleurs portant le pavillon de l’Union Jack, troublé par les vagues, les coups de queue des marsouins et les chocs d’épaves sur les récifs, égayé par des bals de crevettes et d’hippocampes, brillant de l’émigration des sardines et des anguilles, grouillant dans les rochers ténébreux de crabes et de langoustes, c’étaient des marais receleurs de cadavres, cadavres d’enlisés momifiés dans des poses horribles, cadavres d’assassinés jetés là par des bandits après exploration des poches et des bagages, c’étaient des routes blanches et des voies ferrées luisantes, c’était le rayonnement céleste d’une grande ville : Londres sans doute, visible réellement ou imaginable, de cette contrée d’Angleterre appelée comté de Kent.
Il était onze heures de la nuit. Un homme assez jeune se dirigeait à travers la forêt, péniblement en raison des racines et des fougères, vers cette bâtisse de briques rouges entourée de pelouses unies.
Peu à peu, des nuages montèrent de derrière les marais et remplirent le ciel. Nuages lourds de tonnerres futurs et receleurs d’éclairs. Des cris de haleurs venaient du côté de la mer.
À l’une des fenêtres de la bâtisse un bruit clair retentit. Bruit de claques sonores, bruit de fouet. Un cri s’éleva, puis plusieurs qui se confondirent bientôt en un gémissement monotone.
Dans une salle, une femme de trente-cinq ans, fort belle, brune à reflets roux, fouettait une fille de seize ans étendue en travers de ses genoux. Elle avait d’abord frappé avec la main. On distinguait encore l’empreinte rouge des cinq doigts sur la chair délicate. Le pantalon descendu emprisonnait de dentelles les genoux de la victime dont les cheveux dénoués voilaient le visage. La croupe frémissante se contractait spasmodiquement. Les empreintes de doigts disparaissaient peu à peu, remplacées par les zébrures rouges du martinet de cuir de la correctrice. Parfois, quand le cinglement avait meurtri particulièrement l’enfant, un bond la faisait sursauter davantage, les cuisses s’entrouvraient et c’était un spectacle sensuel qui émouvait une autre jeune fille, attendant dans un coin de la pièce son tour d’être châtiée.
Et voici que maintenant que l’éclair va paraître dans ce ciel évoqué, malgré sa noirceur, sur le papier blanc, je comprends pourquoi le tableau se composa de telle façon. La similitude de l’éclair et du coup de martinet sur la croupe blanche d’une pensionnaire de seize ans suscita seule la montée de la tempête dans l’impassible nuit qui recouvrait le pensionnat.
Pensionnat d’Humming-Bird Garden, tu te dressais depuis longtemps sans doute dans mon imagination, maison de briques rouges entourée de calmes pelouses, avec les dortoirs où les vierges sentant passer les fils de la vierge de minuit se retournent voluptueusement, sans s’éveiller, dans leurs lits, avec la chambre de la directrice, femme autoritaire et son arsenal de fouets, de verges et de cravaches, avec les salles de classes où les chiffres blancs sympathisent du fond du tableau noir avec les mystérieux graphiques dessinés dans le ciel par les étoiles, mais tandis que tu restais immobile dans un paysage de leçon de choses, l’orage de toute éternité montait derrière ton toit d’ardoise pour éclater, lueur d’éclair, à l’instant précis où le martinet de la correctrice rayerait d’un sillon rouge les fesses d’une pensionnaire de seize ans et éclairerait douloureusement, tel un éclair, les mystérieuses arcanes de mon érotique imagination. N’ai-je écrit cette histoire que pour évoquer votre ressemblance, éclair, coup de fouet ! et dois-je dresser l’apparence de cette nuit d’orage, sombre femme mais belle, avec ses seins évocateurs des rochers pointus du rivage, ses profonds yeux noirs, les boucles noires de ses cheveux et le teint identique aux prunes d’été, qui, brandissant un fouet cruel d’un bras robuste, en dépit du désordre de sa robe sombre, désordre qui révèle ses admirables seins et sa cuisse musclée, poursuit une marche majestueuse et fait naître le respect.
Dans la chambre éclairée du pensionnat, le châtiment tire à sa fin. La fillette congestionnée murmure à peine. La dispensatrice donne encore deux ou trois coups de fouet, quelques claques puis, soigneusement, elle rabat la fine chemise, remonte le pantalon, redresse la victime et lui désigne un coin où elle va s’agenouiller.
Cependant, l’homme marchait toujours à travers la forêt. Les premières gouttes de pluie n’avaient tout d’abord pas transpercé l’épais feuillage. Ç’avait d’abord été l’odeur de la poussière mouillée, puis celle des feuilles, puis celle de l’herbe. Enfin, l’eau était tombée sur le marcheur. Son chemin était devenu plus rude. Glissant sur la terre glaise, s’enfonçant dans les fondrières et le terreau mou dissimulé par l’herbe, le visage inondé au soufflet des basses branches, il allait vers la lisière. Il l’atteignit enfin.
Légèrement en contrebas, la plaine offrait un panorama orageux. Les éclairs frappaient de leur lueur tantôt le ventre flasque des nuages et le sommet moutonnant des forêts, tantôt la façade d’une maison qu’elle blanchissait et rendait terrible comme une maison hantée. Le tonnerre mêlait son grondement discontinu au bruit constant de la mer. Le vent se calma. À la pluie d’orage succéda une pluie fine qui, par sa monotonie, donnait une impression de perpétuité.
L’homme se dirigea vers la seule maison éclairée : le pensionnat d’Humming-Bird Garden.
La maîtresse avait attiré à elle la seconde enfant, blonde et robuste, avec deux fossettes aux joues, fossettes identiques à celles que lorsque à son tour elle se trouva à plat ventre sur les genoux du bourreau, troussée et dénudée, révéla son cul blanc et cambré.
Un instant, l’acharnée correctrice s’attarda à contempler ce spectacle troublant, chair blanche qu’elle allait ensanglanter et qui se perdait étrangement dans la masse des jupes, du jupon et de la chemise relevés. Elle dégrafa les jarretières et rabattit les bas jusqu’aux genoux : une jambe s’était dégagée du pantalon qui pendait au pied de l’autre.
Puis l’adroite tortionnaire commença à claquer partir des jarrets les cuisses rondes en remontant vers la taille. Elle embrasa au passage les deux superbes méplats, d’abord masses blanches, puis roses rougissantes, puis orange presque sanguines. Sous les coups, elles se contractèrent, réduisant la raie médiane en un très court sillon. Bientôt, la masse musclée fut prise de soubresauts, se contractant et se relâchant sans mesure, laissant entrevoir le fossé brun où une bouche charnue s’apercevait, plissée et ombragée par des poils. Parfois même, et comme pour sa compagne, un grand sursaut cambrait davantage les reins, écartait les cuisses et le sexe était dévoilé. Quand le sang courut rapidement sous la chair, l’exécutrice saisit le martinet qui, là aussi, zébra de sang la peau fine. Puis le fouet succéda, puis la cravache.
L’homme atteignit la maison. Un instant son imagination fut pareille aux bâtisses surnaturellement blanchies à l’approche de l’orage, et le calme spectacle de la pelouse rasséréna ses pensées. Cependant, le son des coups sur la chair attira son attention. Il gagna le pied même du bâtiment et, par un tuyau d’écoulement des eaux de gouttière, se hissa jusqu’à la fenêtre ouverte d’où venait le bruit.
L’exécution était presque terminée. Maintenant, les mains parachevaient l’œuvre. Elles meurtrissaient d’une tape sèche les rares endroits qu’avait épargnés le cuir.
Puis, l’enfant habillée et redressée, la maîtresse se leva et commanda :
— Dolly et vous, Nancy, déshabillez-moi, que je me couche.
Dolly et Nancy se mirent à genoux. Elles délacèrent les souliers de cuir jaune et, glissant leurs petites mains sous les jupes, elles détachèrent les jarretelles et amenèrent les bas. Debout, elles dégrafèrent minutieusement le corsage et la jupe. La femme apparut en pantalon de dentelle et soutien-gorge. Ces deux vêtements tombèrent à leur tour. Nue, les seins durs, la croupe cambrée, la femme dominait les deux fillettes qui, obéissant à un rite convenu, baisèrent la bouche méchante, le ventre rond, le cul robuste, avant de la revêtir d’une chemise fine et courte et de natter ses cheveux ardents.
Alors, l’homme cramponné au balcon leva la fenêtre à guillotine et pénétra dans la pièce. Il sortit de sa poche un revolver noir et le posa sur la cheminée. Ramassant les bas de la femme qui le considérait sans bouger, il emprisonna dans l’un la tête de Dolly et dans l’autre celle de Nancy, enfin se retournant :
— Conduis-moi.
Elle précéda dans un couloir sombre, poussa une porte grinçante, pénétra dans un dortoir.
Dans trente lits blancs dormaient ou, plutôt, feignaient de dormir, trente jeunes filles. Sous la clarté tremblante des veilleuses, leur chevelure, le plus souvent blonde et parfois rousse, semblait frémir. La maîtresse réveilla le dortoir. Sous trente couvertures blanches, trente corps palpitants s’agitèrent. Les yeux grands ouverts, les enfants contemplaient leur redoutable tyran et le Corsaire Sanglot, puisque c’était lui, personnage nouveau, terrible et délicieux comme leurs rêves.
Elles se levèrent et leur théorie descendit l’escalier de sapin verni. La pluie avait cessé. Le jardin sentait comme tous les romanciers l’ont dit. Imaginez maintenant sur la pelouse verte trente jeunes filles à la chemise retroussée au-dessus de la croupe, à genoux. Et que fit le héros d’une si troublante aventure ? Les échos retentirent longtemps des corrections infligées à ces corps en émoi. Le petit jour levait son doigt au dessus de la forêt quand le Corsaire cessa de meurtrir ces cuisses tendres et ces hanches musclées.
Après quoi, il y eut une étreinte entre lui et la terrible maîtresse qui avait assisté, sans mot dire, aux actions de son amant.
Encore une fois, Louise Lame et le Corsaire Sanglot se sont rencontrés. À l’Angelus (sonne-t-on l’Angelus en Angleterre), ils se séparent. Lui, regagne son chemin de la forêt épaisse. Elle, fait rentrer au dortoir les élèves amoureuses et humiliées. Elle délivre Nancy et Dolly endormies avec un bas sur leur tête.
Jusqu’à midi les trente-deux filles dormiront, étonnées au réveil de cette liberté accordée. Regardant le grand soleil de midi frapper leur lit étroit, elles se souviendront des événements de la nuit. L’amour et la jalousie ensemble tortureront leurs âmes. Il leur faudra se lever et reprendre le travail écolier. Quand il leur faudra subir le fouet de la maîtresse, elles seront prises d’un étrange émoi. Souvenir du séducteur cruel et charmant, haine de celle qui le posséda. Et tout se passe comme j’ai dit. Bientôt même et pour mieux évoquer ce matin tendre où elles rencontrèrent l’amour, elles entreprennent de se meurtrir elles-mêmes. Les récréations se passent maintenant derrière les buissons de prunelliers. Et, deux à deux, elles se fouettent mutuellement, bienheureuses quand le sang entoure leurs cuisses d’un mince et chaud reptile. Corsaire Sanglot poursuit sa marche solitaire, tandis qu’en souvenir de lui, dans une calme plaine environnée de bois du comté de Kent, trente jeunes filles se flagellent de jour et de nuit et comptent au matin, en faisant leur toilette, avec une indicible fierté, les cicatrices dont elles sont marquées.
Le soir, la maîtresse, comme à l’ordinaire, choisit deux victimes et les emmène dans sa chambre. Et elle frappe ces cuisses qui ont souffert par lui, avec rage. Elle aurait aussi voulu souffrir comme elles et la haine amoureuse la dresse. Car elle n’a pas suffi au contentement du Corsaire.
Il lui a fallu d’abord la possession barbare de ses élèves, et rien ne pourra désormais consoler ces âmes en peine.
En dépit des années passant sur la pelouse unie et les allées et les arbres de la forêt proche.
En dépit des années passant sur ces fronts soucieux, sur ces yeux amoureux des ténèbres, sur ces corps énervés.
Et, quelque nuit, l’orage roulant sur la plaine et le marécage éclairera de nouveau la façade sévère et le marais aux feux follets.
Mais plus jamais le Corsaire Sanglot ne reparaîtra dans le pensionnat où des cœurs sans défaillance l’attendirent, cœurs aujourd’hui séniles dans d’immondes anatomies de vieilles femmes.

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Robert Desnos Apprenti Poète

Par Robert Desnos

Robert Desnos est un poète français, né le 4 juillet 1900 à Paris et mort du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie à peine libéré du joug de l’Allemagne nazie.

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