Adieux à Rome

L’airain avait sonné l’hymne pieux du soir.
Sur les temples de Rome, où cessait la prière,
La lune répandait sa paisible lumière;
Au Forum à pas lents, triste, j’allai m’asseoir.
J’admirais ses débris, ses longs portiques sombres,
Et clans ce jour douteux, par leur masse arrêté,
Tous ces grands monuments empruntaient de leurs ombres
Plus de grandeur encore et plus de majesté;
Comme l’objet absent, qu’un regret nous rappelle,
Reçoit du souvenir une beauté nouvelle,
Mon luth, longtemps muet, préluda dans mes mains,
Et sur l’air grave et doux dont le chant se marie
Aux accents inspirés des poètes romains,
Cet adieu s’échappa de mon âme attendrie;

<< Rome, pour la dernière fois
<< Je parcours ta funèbre enceinte:
<< Inspire les chants dont ma voix
<< Va saluer ta gloire éteinte.
<< Luis dans mes vers, astre éclipsé
<< Dont la splendeur fut sans rivale;
<< Ombre-éclatante du passé,
<< Le présent n’a rien qui t’égale.

<< Tout doit mourir, tout doit changer:
<< La grandeur s’élève et succombe.
<< Un culte même est passager;
<< Il souffre, persécute et tombe.
<< Tu brillais de ce double éclat,
<< Et tu n’as pas fait plus d’esclaves
<< Avec la toge du sénat
<< Que sous la pourpre des conclaves.

<< Du sang de tes premiers soutiens
<< Cette colline est arrosée;
<< Le sang de les héros chrétiens
<< Rougit encor lé Cotisée.
<< A travers ces deux souvenirs
<< Tu m’apparais pâle et flétrie,
<< Entre les palmes des martyrs
<< Et les lauriers de la patrie.

<< Que tes grands noms, que tes exploits,
<< Tes souvenirs de tous les âges,
<< Viennent se confondre sans choix
<< Dans mes regrets et mes hommages,
<< Comme ces temples abattus,
<< Comme les tombeaux et les ombres
<< De tes Césars, de tes Brutus
<< Se confondent dans tes décombres.

<< Adieu, Forum, que Cicéron
<< Remplit encor de sa mémoire!
<< Ici, chaque pierre a son nom,
<< Ici, chaque débris sa gloire.
<< Je passe, et mes pieds ont foulé
<< Dans ce tombeau d’où sortit Rome,
<< Les restes d’un dieu mutilé
<< Ou la poussière d’un grand homme.

<< Adieu, vallon frais où Numa
<< Consultait sa nymphe chérie!
<< J’entends le ruisseau qu’il aima
<< Murmurer le nom d’Égérie.
<< Son eau coule encor; mais les rois,
<< Que séduit une autre déesse,
<< Ne viennent plus chercher des lois
<< Où Numa puise la sagesse.

<< Temple, dont l’Olympe exilé
<< A fui la majesté déserte,
<< Panthéon, ce ciel étoile
<< Achève ta voûte entr’ouverte;
<< Et ses feux du haut de l’éther,
<< Cherchant tes dieux dans ton enceinte
<< Vont sur l’autel de Jupiter
<< Mourir au pied de la croix sainte.

<< Qui t’éleva, dôme éternel,
<< Du Panthéon céleste frère?
<< Si tu fus l’oeuvre d’un mortel
<< Les arts ont aussi leur Homère;
<< Et du génie en ce saint lieu
<< Je sens l’invisible présence,
<< Comme je sens celle du Dieu
<< Qui remplit ta coupole immense.

<< Je vous revois, parvis sacrés
<< Qu’un poète a rendus célèbres!
<< Je foule les noms ignorés
<< Qui chargent vos pavés funèbres,
<< Et de tous ces tombeaux obscurs
<< Le marbre qui tient tant de place,
<< Laisse .à peine un coin clans vos murs
<< Pour la cendre et le nom du Tasse!

<< Cloître désert, sous les arceaux
<< Mourut l’amant d’Éléonore,
<< Près du chêne dont les rameaux
<< Devaient pour lui verdir encore.
<< Avant l’âge ainsi meurt Byron;
<< Un même trépas les immole:
<< L’un tombe au seuil du Parthénon,
<< Et l’autre au pied du Capitole… >>

Je les pleurais tous deux, et je sentis ma voix
Mourir avec leurs noms sur mes lèvres tremblantes;
Je sentis les accords s’affaiblir sous mes doigts,
Pareils au bruit plaintif, aux notes expirantes
Qui se perdent dans l’air, quand du Miserere
Les sous au Vatican s’éteignent par degré.
Jaloux pour mon pays, je cherchais en silence
Quels noms il opposait à ces noms immortels;
Il m’apparaît alors, celui dont l’éloquence
Des demi-dieux romains releva les autels;
Le Sophocle français, l’orgueil de sa patrie,
L’égal de ses héros, celui qui crayonna
L’âme du grand Pompée et l’esprit do Cinna;
Emu d’un saint respect, je l’admire et m’écrie;

<< Chantre de ces guerriers fameux,
<< Grand homme, ô Corneille, ô mon maître,
<< Tu n’as pas habité comme eux
<< Cette Rome où tu devais naître;
<< Mais les dieux t’avaient au berceau
<< Révélé sa grandeur passée,
<< Et sans fléchir sous ton fardeau,
<< Tu la portais dans ta pensée!

<< Ah! tu dois errer sur ces bords,
<< Où le Tibre te rend hommage!
<< Viens converser avec les morts
<< Dont ta main retraça l’image.
<< Viens, et, ranimés pour te voir,
<< Ils vont se lever sur tes traces;
<< Viens, grand Corneille, viens t’asseoir
<< Au pied du tombeau des Horaces!

<< De quel noble-frémissement
<< L’orgueil doit agiter ton âme,
<< Lorsque sur ce froid monument
<< De tes vers tu répands la flamme!
<< Il tremble, et dans son sein profond
<< J’entends murmurer sur la terre
<< Deux fils morts, dont la voix répond
<< Au qu’il mourût de leur vieux père.

<< Beau comme ces marbres vivants
<< Dont l’art enfanta les merveilles,
<< Ton front vaste abandonne aux vents
<< Ses cheveux blanchis par les veilles;
<< Et quand les fils de Romulus
<< Autour de toi couvrent ces plaines,
<< Je crois voir un Romain de plus
<< Évoquant les ombres romaines.

<< Je pars, mais ces morts me suivront:
<< Ta muse a soufflé sur leur cendre.
<< En renaissant ils grandiront
<< Dans tes vers, qui vont me les rendre;
<< Et l’airain, qui, vainqueur du temps,
<< Jusqu’aux cieux porta leurs images,
<< Les plaça sur des monuments
<< Moins sublimes que tes ouvrages! >>

Casimir Delavigne (1793-1843), Les Messéniennes, Livre III (1835)

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